Une nouvelle année sous terre

Récit d’une journée meurtrière à Kiev

paru dans lundimatin#367, le 23 janvier 2023

Dans la journée du 31 décembre l’alarme aérienne retentit sur l’ensemble du territoire Ukrainien, pour la première fois depuis près de 3 mois la capitale, Kiev, sera frappée dans son centre ville et sa périphérie. Des dizaines d’explosions seront entendues par les habitants et alors que le maire de la capitale Vitali Klischko exhorte la population à rester a l’abri, un premier bilan tombe à 15h, au moins un mort et huit blessés dont une journaliste japonaise qui se trouvait dans l’hôtel Alfativo, éventré par un missile. Dans la nuit du nouvel an, suite à une nouvelle attaque au drone kamikaze iranien Shahed 131/136 le bilan s’alourdit à 5 morts et 50 blessés pour l’ensemble du territoire Ukrainien.

Nous sommes samedi, il est 13h30 et le bruit de l’alarme me réveille, encore embrumé par les restes d’alcool d’un vendredi soir arrosé. Je décide de me trainer péniblement jusqu’à la salle de bain. J’habite au dernier étage, à 200m de l’hôtel Alfativo mais par acquis de conscience et pour poursuivre ma nuit plus paisiblement, je suis la recommandation du gouvernement ukrainien dont la doctrine est « au moins deux murs de protection ». Un pour encaisser l’explosion, l’autre les shrapnels. Me voila couché sur un coussin, les pieds dans la douche et la tête appuyée sur les toilettes, je tombe dans un demi sommeil. Dans ce genre de moment chaque bruit devient suspect et même ensuqué j’ouvre les yeux à chaque fois que mon voisin fait tomber quelque chose au sol. Tout à coup, un bruit suspect me tire violemment du sommeil par une décharge d’adrénaline, comme si quelque chose venait de passer au dessus de l’immeuble. Je n’ai pas le temps d’y réfléchir qu’une explosion résonne dans tout l’immeuble, les murs tremblent. Ma première réaction est de me précipiter vers la fenêtre pour voir ce qu’il se passe, mais à peine suis-je devant, qu’une seconde explosion éclate. J’attrape mon pantalon, mon appareil photo, enfile un pull et mes chaussures et me dirige vers l’ascenseur. Là un père serre sa fille dans les bras et appuie frénétiquement sur le bouton d’appel. Nous nous regardons l’air effaré, je ne comprends pas ce qu’il dit mais nous savons tous les deux ce qu’il se passe et où nous devons aller. Il me fait signe de le suivre.

Un silence qui dit tout

Nous nous engouffrons dans le métro. Alors que dans la rue les sirènes commencent à se faire entendre, dans les couloirs du métro c’est le silence. Chacun échange des regards inquiets avec son voisin mais tous savent que proche d’eux, des gens viennent de mourir. Des gens qui s’apprêtaient a rejoindre leurs amis, leur famille pour réveillonner, des gens qui cuisinaient en prévision de la soirée, des gens qui s’apprêtaient malgré le froid à profiter du soleil qui aujourd’hui s’était levé sur la ville, mais en un instant, boum, plus rien. Des gens qui n’arriveront jamais à cette soirée, un travail entrepris mais jamais accompli, un soleil qui pour eux, ne se lèvera plus.

Une femme et son enfant ; métro de Kiev

La rage monte en moi, ce père qui serre sa fille dans les bras, ces regards inquiets autour de moi et ce bruit effroyable qui m’a tiré du sommeil, tout ça fait que je bouillonne, j’en veux à tous ceux qui ont fait ça. Ici chacun brûle en silence dans la fraicheur du métro, le nez rivé sur les canaux Télégram qui montrent la ville plongée dans un panache de fumée. On reste là, dans l’attente, impuissant. C’est une sensation étrange que de sentir tous ses muscles emplis d’une tension qui ne demande qu’à être déchargée, de tourner en boucle les mêmes pensées dans sa tête mais d’être confiné ici au silence.

Deux femmes immobiles suivent les canaux Telegram depuis le métro de Kiev.

Comme un désir de tout lâcher je décide d’en discuter avec mon amie Ukrainienne sur place, elle aussi connait ce sentiment et sait que la seule solution à ce moment est d’avoir quelqu’un sur qui déverser toute la rage accumulée. Elle me fait parler, elle aussi bouillonne et finalement elle m’invite à venir fêter le nouvel an ce soir avec des amis proches. Je n’ai pas l’esprit à fêter. J’appelle tous mes amis en France pour leur raconter ce qu’il vient de se passer, à cet instant je refuse que qui que ce soit puisse se sentir tranquille, être tranquille n’importe où me parait immoral quand ici des gens s’inquiètent pour leurs proches, pour leur travail et pour leur propre vie. Il est 17h, l’alarme est terminée et je découvre autour de nous un quartier meurtri, des kilos de verre jonchent le sol, les ambulances se succèdent dans les bruits d’une ville agitée, pas une minute de silence pour ce qui peut encore être sauvé. Sur le visage des passants on peut lire le choc de cette journée.

L’hôtel Alfativo après l’attaque

La fête continue

21h, je me rends à cette soirée, la guerre est évidemment le premier sujet de discussion, mais étrangement, rien sur les attaques d’aujourd’hui. On parle volontiers de stratégie, de technique et d’équipement, on se donne du courage en évoquant les faits de guerre des ukrainiens et la stupidité de la tactique Russe, on mange, on boit, on fête. Après les vœux du président Zelensky qui annonce que l’année 2023 sera « l’année du retour de nos terres » nous sabrons le champagne. À l’instar de la pratique napoléonienne qui célébrait de la sorte ses victoires, nous sommes là, ensemble, à célébrer cette nouvelle année pleine d’ambition, à partager un moment malgré la terreur qu’a tenté d’imposer la Russie dans la journée. La résilience et l’unité du peuple Ukrainien voilà une bataille que la Russie ne pourra pas remporter, elles restent depuis le début de cette guerre leur victoire. Nous sortons sur la terrasse fumer une cigarette, au loin des détonations se font entendre, mon amie me rassure et évoque un possible déminage de la périphérie de Kiev. Depuis le retrait des Russes, l’Ukraine qui est actuellement le plus grand champs de mine au monde, commence à nettoyer les espaces minés qui ne représentent plus d’intérêt stratégique. Cependant pourquoi faire cela à minuit et demi un premier janvier ?

À peine sommes-nous retournés à l’intérieur que l’alarme retentit. Tout le monde s’exclame d’un ton désabusé comme un moyen de dire « allez, encore une ». Gardant tout de même un œil sur les canaux Télégram nous restons dans le salon pour continuer la soirée. Parfois une explosion résonne en fond mais on fait vite la différence entre un drone touché par la défense aérienne et un drone qui s’abat au sol. Plus le temps passe, plus les explosions se rapprochent jusqu’à ce que l’une d’elle jette un froid. Un drone vient de s’abattre au nord de la ville - blessant une personne. Il est temps de descendre au sous-sol. Dans la cage d’escalier les voisins descendent déjà, voila l’occasion de se souhaiter la bonne année. Certains installent des matelas au rez-de-chaussé alors que d’autres stationnent debout au téléphone avec leur famille. Nous nous retrouverons à 6 dans un sous-sol poussiéreux, assis sur des parpaings, à partager une bouteille de vin.

Nous n’en sortirons qu’à 4h50 du matin et nous irons nous coucher au petit jour alors que l’Ukraine se réveillera avec l’un des bilans de pertes civiles les plus importants de ces 3 derniers mois. Si l’on avait pu pendant quelques temps effleurer un sentiment de sécurité dans la plus grande ville d’Ukraine, cette dernière journée nous rappelait que dans cette guerre, qui par des attaques sur la population civile se joue encore sur l’ensemble du territoire, personne n’est à l’abri.

Florian.

Je m’appelle Florian, j’ai 23 ans et suis originaire d’un petit village des Pyrénées. Suite à mes études de philosophie à Toulouse j’ai décidé de bifurquer vers l’anthropologie à Lyon, discipline dans laquelle j’approfondirai mes thèmes de recherches autour de la guerre, la violence et le génocide. Un matin de février alors que je m’apprête à me rendre en cours d’anthropologie politique, un événement secoue la presse internationale : l’invasion de l’Ukraine par la Russie. En moins d’une semaine mes plans d’avenir changent, je comptais poursuivre un master, passer l’agrégation de philosophie, mais pourquoi étudier la guerre depuis les locaux de l’université, le dos courbé sur des articles de plus de 20 ans alors qu’aujourd’hui même se joue à 2000km un épisode capital de l’histoire Européenne. Ma décision est prise, la prochaine année sera une année de voyage, de récolte de données à même mon terrain d’étude. Après une saison en tant que serveur je réserve mon billet d’avion pour Cracovie, puis un bus pour passer la frontière Ukrainienne. Depuis plus d’un mois maintenant j’ai parcouru l’Ukraine, d’Est en Ouest et du nord au sud, j’ai fait la rencontre de personnes extraordinaire et dont l’engagement et la résilience forcent le respect. A l’aide d’un vieil appareil photo argentique que mon père m’a laissé et d’un carnet, je documente jour après jour ce voyage. A la suite des récents évènements qui ont secoué l’Ukraine, je voulais plus que dans les cercles clos des universités, destiner ce travail à qui est prêt à le regarder et se rendre compte de la brutalité qui se joue ici, ainsi que de l’importance d’agir pour chacun de nous. Les attaques du 31 décembre sur Kiev sont un de ces évènements.

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