Une juste colère - Jérome Baschet

« On ne veut plus vivre comme avant » [Bonnes feuilles]

paru dans lundimatin#207, le 9 septembre 2019

Une juste colère - Interrompre la destruction du monde de l’historien et anthropologue Jérôme Baschet, paraîtra le 12 septembre aux Editions Divergences. Nous en publions les bonnes feuilles et donc ce bon chapitre, parmi d’autres.

« On ne veut plus vivre comme avant »

Lorsqu’un Gilet Jaune déclare qu’il n’est plus question de vivre comme avant, il manifeste à quel point la mobilisation collective constitue un moment de vérité. En provoquant un enrichissement soudain de l’expérience et en faisant éprouver d’autres manières de se lier à autrui, elle dévoile le mensonge d’une vie frelatée que la civilisation marchande réussit habituellement à nous vendre sous couvert de confort matériel et de liberté individuelle. Une fois la tromperie démasquée, il est difficile de revenir en arrière, car ce sont alors les fondements même du monde de l’Économie, logés au cœur des subjectivités et des routines quotidiennes, qui ont commencé à vaciller.

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Ce dont on ne veut plus, c’est d’abord l’atomisation individualiste qui pousse chacun à se replier sur son chez-soi, refuge face à la misère du monde et compensation privée de tous les sacrifices consentis. C’est un mode de vie ainsi fait qu’on ne se parle pas entre voisins et qu’on se méfie de tous les autres, perçus comme de potentielles menaces ou de probables gêneurs. Dans le meilleur des cas, les vies individuelles restent encore épaulées et égayées par quelques solidarités familiales ou amicales. Mais on ne saurait trop dire de combien de solitudes dépressives, volontiers accentuées par la tendance à s’abîmer dans les profondeurs de la virtualité, cette forme d’existence se paye, ni de combien de failles psychiques, pour tant d’enfants et de jeunes des métropoles mondiales, livrés à la vacuité environnante et privés d’étayage par l’indisponibilité d’adultes suroccupés et stressés.

À l’âge néolibéral, l’atomisation individualiste s’exacerbe encore, sous l’effet d’une exigence de concurrence généralisée. Concurrence : voilà bien le maître-mot du monde de l’Économie, avec celui de performance qui l’accompagne comme son ombre. Aux entreprises qui affrontent la compétition d’un marché ouvert et mondialisée, s’ajoutent les administrations publiques de plus en plus soumises à des règles similaires. En outre, le règne de l’Économie implique aussi un mode de production des subjectivités, qui les porte à la compétition en toutes circonstances et les forment pour cela.

Dans un univers social où on apprend vite qu’il n’y a pas de place pour tout le monde, où domine la peur de ne pas avoir de travail et plus largement l’angoisse du déclassement et de l’exclusion, la compétition est la forme même de la lutte pour la survie. C’est le règne du chacun pour soi et du tous contre tous. Il faut donc se montrer plus efficace et plus adaptable que les autres. Il faut être animé par cette exigence de réussite que l’on apprend dès l’école et qui transpire par tous les pores de la civilisation marchande. Il faut se soucier d’être sans cesse plus performant et viser l’excellence. La vie de l’homo œconomicus, dans sa variante néolibérale, est prise entre deux pôles extrêmes : d’un côté, l’obligation concurrentielle et l’idéal d’excellence ; de l’autre, l’angoisse de sombrer dans le néant de la mort sociale. C’est cette vérité-là que le propos si choquant de Macron a fait l’erreur de dire sans ambages : dans le monde de l’Économie, il y a en effet ceux qui réussissent et ceux qui ne sont rien.

L’exigence de performance maximale qui résulte de la logique compétitive a d’importantes conséquences en matière de temporalité. Dans l’économie elle-même, l’exigence de productivité est une lutte contre le facteur temps : elle veut maximiser le temps disponible, produire toujours davantage et plus vite. Mais la même logique s’étend progressivement à tous les aspects de la vie. Le rapport entre quantité d’activités et unité de temps (que l’on peut appeler la norme Q/T) ne cesse d’augmenter, entraînant une densification quantitative du temps. Il y a sans cesse davantage de choses à faire, de messages à lire, d’informations à ingurgiter – ce dont découle une très forte pression temporelle pour des êtres toujours plus pressés, dont le manque de temps est la litanie. La tyrannie du temps mesuré s’exacerbe en dictature de l’urgence, favorisant zapping généralisé et déficit de concentration profonde. Dans le monde de l’Économie, les pathologies du temps sont l’autre face d’une contrainte constante de performance et de maximisation quantitative.

Enfin, les logiques du monde de l’Économie favorisent une évaluation quantitative et mercantile de soi. On est invité à faire fructifier son capital humain et, au final, chacun vaut ce que vaut son compte en banque. Les milliardaires mesurent leur puissance à leur place dans la liste Forbes, tandis qu’au plus bas de l’échelle sociale, on apprend dès le plus jeune âge qu’on n’est rien si on n’a pas la marque de chaussures qu’il faut. Par de multiples aspects qui vont de l’esprit conquérant d’une techno-science prométhéenne jusqu’aux ressorts de la propagande publicitaire, la civilisation marchande fait s’enfler un idéal narcissique de toute-puissance que sa démesure condamne à se confronter, un jour ou l’autre, à la vacuité de ses illusions déçues. Un monde fondé sur un pur jeu de quantités – la valeur et l’exigence de sa valorisation – ne peut que produire le vide dans l’être. C’est là la source lugubre d’un mal-être qui se traduit par tant de souffrances intimes et de pathologies diffuses, jusqu’à son expression la plus terrible dans les meurtres et les tueries que de jeunes adolescents commettent sans autre motif que de pouvoir éprouver enfin un sentiment d’existence qui se dérobe habituellement à eux.

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Ce qu’on peut désirer substituer à cette folie qui ronge l’humain de l’intérieur est assez clair. A l’inverse de l’individualisme compétitif qui dresse d’invisibles parois entre les êtres, ce qui s’éprouve sur les ronds-points, dans les luttes comme dans les espaces libérés, est volontiers nommé solidarité ou fraternité. C’est le goût du partage, le sens de l’entraide, la joie de faire ensemble. En lieu et place des subjectivités compétitives, dressées à l’évaluation quantitative de soi et des autres, des subjectivités coopératives redécouvrent alors qu’il n’est pas besoin de l’emporter sur autrui pour éprouver sa propre existence et que c’est bien plutôt en contribuant à la puissance collective de faire qu’elle peut s’épanouir pleinement.

Ce que l’on retrouve ainsi, grâce aussi à une plus grande détente temporelle, c’est le sens de la communauté et c’est par là que peut fleurir un art de vivre post-capitaliste. Non pas une communauté fondée sur un critère d’appartenance essentialisé (ethnique ou religieux), et donc encline à se refermer sur elle-même et excluante. Mais une communauté ouverte et sans condition d’appartenance, qui n’est rien d’autre que l’espace dans lequel se déploie l’expérience d’une existence partagée, dans un rapport commun aux lieux que l’on habite. Cette communauté-là n’est pas une entité qui existerait par elle-même et à laquelle on appartiendrait par le fait de posséder telle ou telle qualité. Elle n’existe que parce qu’elle est faite et refaite en permanence par celles et ceux qui ont conscience qu’une vie bonne pour eux-mêmes en dépend. Le commun peut certes avoir une base matérielle – tout ce qui est réputé inappropriable –, mais il est surtout un faire-commun, un commun toujours à faire, en tant qu’espace de partage des modes de perception et des manières de faire.

Bien sûr, fortifier la dimension coopérative des subjectivités n’a rien d’aisé, tant cela se heurte à des habitudes individualistes profondément incorporées. Que faire lorsque tant d’egos hypertrophiés, sûrs d’avoir raison contre tous les autres, les écrasent sans même s’en rendre compte ? Et que faire lorsque tant de blessures sociales et de failles psychiques alimentent un besoin de reconnaissance impossible à combler et minant les efforts de construction collective ? Malgré tout, le faire-commun et la coopération se réapprennent et l’entraide panse les plaies. L’art de l’écoute est essentiel, car il permet de suspendre son propre point de vue et ouvre la possibilité de se laisser transformer par l’autre. Le sens de la proportionnalité, à l’opposé de l’illimitation marchande, n’est pas moins décisif : il invite à reconnaître nos propres limites, à savoir jusqu’où s’étend ce qui nous revient et où commence ce que revient à autrui. C’est, selon les zapatistes, la condition d’un commun qui se construit dans l’hétérogénéité. Car on ne vise ici nulle communauté homogène. Le nous dont il s’agit n’est pas unifié, mais multiple. Cela suppose d’apprendre à faire ensemble avec nos différences, ce qui rend plus nécessaire encore l’art de l’écoute et le sens de la proportionnalité.

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Il faut aller un peu plus loin. Le monde de l’Économie n’a pu s’imposer que parce qu’il était aussi un mode de production des subjectivités et des manières d’être, impliquant une certaine conception de l’homme et de son rapport au monde. Sortir du monde de l’Économie suppose donc non seulement des transformations radicales concernant l’organisation matérielle et politique de la vie collective, mais implique aussi une véritable révolution anthropologique. Ce sont les fondements civilisationnels de la société de la marchandise – autrement dit, la modernité – qui doivent être radicalement remis en cause.

L’individualisme est l’une de ces bases essentielles. Dans les conceptions qui émergent en Europe à partir du 17e siècle, l’individu peut se penser seul et comme à partir de lui-même (les philosophies du sujet posent que la conscience est à elle-même son propre fondement et le mythe de l’état de nature postule que l’individu préexiste au lien social). Si l’on veut rompre avec l’individualisme, on peut chercher un utile point d’appui dans les nombreuses sociétés d’avant la modernité qui ont élaboré une conception relationnelle de la personne. La personne n’y est pas un moi défini en lui-même, mais un nœud de relations – avec d’autres personnes, comme aussi avec une langue, une histoire, une culture partagée ou encore avec des entités non humaines. C’est l’ensemble de ces relations qui constituent la personne et c’est par elles qu’elle accède à l’existence, à l’inverse d’une conception moderne fondée sur le déni de ces interdépendances.

Il s’agit donc de faire place, de manière inédite et créative, à de nouvelles conceptions relationnelles de la personne. On s’aperçoit alors qu’il n’y a plus à choisir entre l’individuel et le collectif, comme nous le font croire les conceptions propres à la modernité (l’individu ne pouvant être tel qu’en s’affranchissant de toute dépendance ; le collectif ne pouvant être envisagé que comme un renoncement à la liberté individuelle et à la singularité). Un tel choix est même tout à fait impossible, puisque l’étoffe même dont sont faites les individualités est collective. Le je n’est pas seulement je ; il est tissé de multiples fils qui courent au-delà de lui-même. Je est un nous. Dès lors, prendre soin de la dimension collective de l’existence et du milieu qui la rend possible, ce n’est pas faire le sacrifice de soi au nom d’un intérêt supérieur ; c’est intrinsèquement prendre soin de soi-même. On peut alors viser, d’un même mouvement, davantage d’individualité et davantage de collectif. Et on peut envisager une convergence nécessaire – même si elle n’est pas dénuée de frictions – entre la capacité coopérative, l’art de faire vivre le collectif et l’épanouissement des singularités individuelles.

Un autre fondement de la modernité est le grand partage qui, à partir du 17e siècle, sépare l’homme de la nature. Auparavant englobé dans un univers pensé comme création divine, l’homme apparaît désormais complètement extérieur à une nature que Descartes identifie purement et simplement à la matière. Soustrait à la nature par son exceptionnalité d’être pensant, l’homme lui est aussi supérieur, ce qui légitime à la fois sa capacité à connaître une nature ramenée au statut d’objet et son droit à en exploiter les ressources. Rompre avec les fondements de la société de la marchandise suppose de récuser cette extériorité entre l’humain et la nature. Les options pour avancer dans cette voie sont diverses. L’une d’elle consiste à réintégrer l’humain dans ce qu’il conviendrait alors de ne plus appeler « nature » (car on risquerait alors de maintenir l’extériorité qu’il s’agit de dépasser). Le basculement décisif s’opère lorsqu’on admet l’appartenance des êtres humains à une entité plus vaste qu’eux. Les peuples amérindiens la nomment Terre-mère mais ce qui importe, au-delà du nom, c’est de pouvoir affirmer : « la terre ne nous appartient pas, c’est nous qui lui appartenons ». Alors, l’homme cesse de se concevoir comme « maître et possesseur » du monde. Il n’occupe plus le centre de l’univers. L’« Homme » de la modernité occidentale a vécu. Sans pour autant nier la fraternité particulière qui peut les unir, les humains sont alors en mesure d’éprouver pleinement leur appartenance à la communauté de tous les habitants, humains et non humains, de la Terre. De tou.te.s les terrestres.

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S’il s’agit de ruiner les bases mêmes de la civilisation capitaliste, il n’est pas question de remplacer celle-ci par une société planétaire fondée sur d’autres normes unifiées et homogènes. Il importe de se faire à l’idée que le monde post-capitaliste sera tout sauf UN et qu’il n’existe pas qu’un seul chemin menant à l’émancipation. Mettre fin au monde de l’abstraction marchande tendant vers l’Un est, précisément, ce qui peut permettre l’épanouissement d’une véritable multiplicité de mondes. Comme disent les zapatistes, il s’agit de faire advenir « un monde où il y ait place pour de nombreux mondes ». Une telle multiplicité s’ancre dans le principe même de l’autonomie, en tant que politique située qui se construit à partir des lieux singuliers et des manières spécifiques de les habiter. De fait, le bien vivre n’est en rien un principe uniformisateur. S’il affirme la prééminence du qualitatif de la vie pour toutes et tous, il ne dit rien de la façon dont chaque collectif définit ce qu’est pour lui une vie bonne et digne. Le bien vivre est un principe commun qui ouvre à la multiplicité de ses formes concrètes, en fonction de la diversité des lieux et des trajectoires des collectifs concernés.

Faire droit à cette multiplicité des mondes permet de rompre avec l’ethnocentrisme qui, sous la bannière d’un universalisme exclusivement européen, a accompagné l’expansion de la domination capitaliste, non sans imprégner aussi la plupart des projets émancipateurs du 20e siècle. Dès lors que ces mondes multiples n’entendent pas se refermer sur eux-mêmes, mais au contraire se coordonner et échanger, assumer leur responsabilité commune à l’égard de la biosphère et s’enrichir mutuellement de la diversité de leurs expériences, il s’avère hautement nécessaire de déployer une véritable capacité de reconnaissance, d’écoute et de traduction interculturelles. Loin de l’universalisme de l’Un, la communauté des humains, indissociable des autres habitants de la planète Terre, est alors invitée à se penser comme une communauté de différences, dont le commun s’élabore dans son hétérogénéité même. C’est dans le chatoiement de la multiplicité, la détente des rythmes quotidiens et l’expérience joyeuse d’un faire-commun que peut s’éprouver l’allègre et festive construction d’une vie bonne pour toutes et tous, dans la trame des interdépendances du vivant.

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