Une institution révolutionnaire de la musique

Ou comment renouveler le Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris ?

paru dans lundimatin#192, le 21 mai 2019

Le Ministère de la Culture compile actuellement les différents dossiers des postulants à la direction du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, haute institution française de l’enseignement artistique. Nul doute qu’on y trouvera des intrigants forts de longues années d’expérience à la tête de conservatoires où ils y ont conduit des « projets pédagogiques », ont su chacun y imposer une « vision marquée par l’exigence de l’excellence et de l’innovation », « valoriser les interactions entre la recherche et l’acte artistique », « instituer de féconds dialogues entre disciplines, répertoire patrimonial et création », tout en « favorisant de nouvelles formes d’expression interdisciplinaires ancrées dans la création contemporaine. »

Face à cette langue retournée de la culture marquée par des éléments de langage creux, cette proposition se veut être un appel à investir d’autres conceptions du sensible, à travers un regard critique du dispositif de pouvoir qu’est cette institution culturelle d’État.
 
Variations concertantes sur une candidature moindre pour un Créatoire Nébuleux Subversif de la Multitude Déterminément Politique (CNSMDP).

Thème : L’Anti-projet

Contre la terminologie capitaliste managériale du « PROOOOOOOOJJJETTTTTTT !!! », nous (étudiants et non élèves, personnel d’entretien, intérimaires, recalés du concours, exclus, étrangers, amateurs de musiques) proposons un anti-projet : une aventure de l’indéterminé et de l’incertitude…

Notre candidature collective et anonyme est celle des existences moindres,
celles qui ne trouvent pas leur place,
celles qui sont aliénées par les critères de sélection du Conservatoire et la concurrence,
celles qui souffrent des représentations de distinction sociale de la musique classique,
celles des corps sacrifiés sur l’autel de l’excellence,
celles des Absences et de tout ce qui n’adviendra jamais, empêché par une institution sclérosée. 

Variation 1 : État des lieux, Archétype du musicien en Jeune-Fille

A. est violoniste. Il a été nommé aux Victoires de la Musique, et depuis, il trouve que c’est quand même un événement formidable pour la musique classique. Il est habillé par un tailleur du marais pour faire la promotion de ses costumes. Récemment, en tournée aux Émirats Arabes Unis avec le célèbre orchestre parisien dans lequel il a été recruté (en tant que violon super-soliste), il a adoré les plages artificielles de Dubaï et a estimé que, quand même, vu tout le travail qu’il avait accompli, il avait bien mérité de profiter de ce moment.

A. est un parfait produit. Sa virtuosité ne lui sert qu’à briller, et s’il se targue d’avoir une ’sensibilité’ tellement pure, il ne saurait pas vraiment définir ce que ce mot veut dire. Pour lui, la musique est une chose des plus nobles, pourtant il en fait la publicité de la même façon qu’un laboratoire ferait pour son dernier dentifrice. Pour qui ou pour quoi il joue lui importe peu, jouer ou écouter de la musique classique est à son avis une bonne chose en soi, et ce n’est surement pas un endroit pertinent pour quelque question politique.

Variation 2 : Digression sémantique 

Conservatoire (musée, temple), Conservateur (préservateur, réactionnaire, traditionaliste), Conserver (protéger, mariner, stériliser), Conservatisme (conformisme, contre-révolution, corporatisme)

National (patriote, territorial), Nation (population, collectivité, État, race), Nationaliste (chauvin, revanchard), Nationaliser (étatifier, réquisitionner)

Supérieur (distingué, émérite, transcendant, dominant), Supériorité (privilège, hégémonie, génie, condescendance), Super-soliste (au-dessus, super-exécutant, super-tout-seul, super-musicien-du-rang)

Paris (capitale, ville-lumière, centralisation, métropole), Parisianisme (snobisme, dandysme)

Variation 3 : La jaunisse et le désert

Alors que la France est couverte de jaune – entre les gilets joyeux de certains et les rires mauvais d’autres – la grisaille administrative d’une institution est le symbole de son propre effondrement. Elle cherchera à se maintenir par la construction de sa propre illusion spectaculaire. La séparation est son cœur de métier. Elle la pratique jusque dans la moindre de ses plus petites copies provinciales. Grâce à cette séparation disciplinaire, la vie y est absente, l’autoréférence décadente. L’invisibilité des dispositifs de pouvoir et leur prise sur les corps créent un malheur vaporeux et des formes de vie tièdes.

Les professeurs comme les étudiants se noient sous une lourde chape de béton. Les travaux qui s’y passent et n’en finissent pas sont le symptôme de son incapacité à bâtir voire même à réparer. La désillusion existentielle y est telle que même les barrières de chantier qui l’entourent ne permettront pas à une poétique de l’émeute d’émerger.

Variation 4 : La destitution des élites

Il faut maintenant quitter Paris. Imaginer des formes de vie dans les marges, à Clichy sous-bois ou Commercy, se rendre dans les lieux de l’indifférence ou de l’initiative historique et révolutionnaire. Renouer avec la puissance du désœuvrement. Résister entre la séparation du profane et du sacré.

Ne sont pas fous ceux que nous croyons. Ne sont pas folles celles que nous croyons.

Variation 5 : Tenter les communs

démocratie
égalité des professeurs et des élèves 
déspécialisation
actions des égaux 
gestion coopérative des lieux 
déconstruction 
assemblée des usages
autonomie vis-à-vis des institutions de pouvoir 
autogestion 
abrogation des examens 
éducation esthétique
auto-formation collective
pratiquer l’accueil 
Ouvrir les portes d’entrées et de sortie
recrutements collectifs des professeurs 
forger une perception sensible du monde

Variation 6 : Inventaire du Dehors et de l’Altérité

— Créolisation

— Passages

— Commun pluriel

— Beaux-arts

— Déspécialisation

— Multitude

— Migrations

— Musiques extra-européennes

— Fragilité

— Politique

— Intervention

— Théâtre

  Variations 7 : Mouvements des corps

Nous sommes des corps.

Corps de chair liés aux corps exogènes de nos instruments.

Émotions, passions, sentiments, frissons, peurs.

Le rythme, c’est le corps, la puissance de la transe, la mise en abîme des combats du monde sensible par le virtuose, la danse inaliénable.

Si les élèves des conservatoires ont un problème avec l’incarnation, c’est qu’ils ont oublié ce qu’était le rythme, rituel infini et sauvage.

Variation 8 : Reconfiguration esthétique

L’art est un régime d’identification. Il est ce que nous nommons comme tel. Il oscille entre des formes de vie et des œuvres considérées comme autonomes. Entre ces deux tendances, l’esthétique est résolument politique dans le sens où elle permet une mise en jeu de soi et du monde. Ainsi, l’esthétique permet, dans l’expérience, un redécoupage de l’espace sensible et symbolique.

Face à ce partage, quelle œuvre à faire ? Quel commun à construire ? Quels désœuvrements à opérer ? Face à la muséification du monde et sa sacralité dominatrice, ouvrir le sens, permettre l’expérience, faire usage des corps et des collectifs, être fait et défait au contact de la matière sensible et des formes, renouer avec une puissance dynamique.

Variation 9 : Conte communard

Il est dit qu’en des temps lointains mais pourtant si proches, dans la joie d’une insurrection qu’on nomma « Commune de Paris », l’on nomma un homme afin qu’il fasse passer le conservatoire du régime de l’exploitation par un directeur ou un groupe au régime de l’association. Chaque branche de l’art était appelée à faire de même, et tous les gens de ces domaines, artistes comme techniciens, se voyaient reconnus comme des pairs.

Las, l’affaire ne dura qu’un temps, et les versaillais eurent tôt fait de trouer les ardeurs de ces avides d’égalité par quelques balles en plomb bien placées.

Coda (provisoire)

Nulle fin à cette histoire, des lignes de fuite peut être. Qu’adviennent des lieux de communs, qui puissent prendre pour nom « Créatoires », ouverts aux expériences floues et nébuleuses, qui sans cesse se remettent en question et puissent subvertir tous les discours et pratiques de l’art, des lieux où l’usage du symbolique et de l’imaginaire permette de faire et de défaire le réel.

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