Quand Amazon fait la fête

Enquête sur la firme de Seattle

paru dans lundimatin#133, le 12 février 2018

Comment Amazon s’occupe de ses employés ? Qu’est-ce qui se joue au travers des nouveaux magasins « Amazon Go » où les caisses sont tous simplement supprimées et remplacées par des systèmes connectés où le prix de chaque marchandise est immédiatement déduit du compte Amazon Premium ? En Allemagne mais également aux États-Unis, des résistances face à cette nouvelle offensive technologique commencent à émerger sous la forme de grèves ou de sabotages mais aussi d’enquêtes pour comprendre à quoi ressemble le futur du travail. Cet article a été publié en anglais ici et fait partie d’une enquête plus large sur Amazon et ses nombreuses initiatives. Bienvenue à la fête annuelle des employés de la plus grande entreprise de vente en ligne.

Depuis notre dernière enquête sur Amazon, deux faits divers ont touché les sites du géant de la vente en ligne. En Allemagne et dans le nord de l’Italie, des grèves ont été coordonnées dans plusieurs villes. En Angleterre, dans le Midlands c’est un entrepôt qui a été incendié. Ces événements, survenus juste avant le coup de feu des fêtes de fin d’année, n’ont pas manqué de plonger Amazon dans un certain chaos. Les fêtes passées, l’entreprise s’est tout de même vanté d’avoir honoré plus d’un milliard de commandes et écoulé des des dizaines de millions d’exemplaires d’Alexa, son nouvel assistant personnel intelligent. C’est donc pour célébrer la fin de cette période d’achats compulsifs de masse que, comme chaque année, l’entreprise de Seattle a offert à ses cadres surmenée une grande fête pour décompresser.

C’est au CenturyLink Stadium, plus connu sous le nom de Seahawks Stadium, que le grand raout annuel avait lieu. C’est tout le stade qui était réquisitionné pour l’occasion. En arrivant sur place, on se croyait effectivement à un match de football américain. A l’intérieur comme à l’extérieur, La police gérait la circulation, pendant qu’une marée d’invités bien sapés se déversait par les portes d’entrée. Il faut préciser que c’est bien le seul jour de l’année où la multinationale offre quelque chose à ses employés. C’est là que notre enquête commence.

Du fait certainement de l’absence du PDG Jeff Bezos, les agents de sécurité n’étaient pas trop regardants et nous avons pu entrer sans encombre. 
Première observation : les cadres employés par Amazon à Seattle ont en majorité 25 à 35 ans et ont tous l’air sortis d’une grande école. Seule exception notable, un contingent de techniciens qualifiés de 40 à 50 ans, probablement venus travailler aux États-Unis grâce à un visa H1B.
Nous avons débuté notre visite en rejoignant le dancefloor silencieux, où deux cent employés dansaient, des casques audio rivés sur les oreilles. Cette scène étonnante n’était pas sans rappeler le passage du film The Lobster où l’on voit les membres d’une secte danser sans un bruit, casque sur la tête, au milieu d’une forêt.

La photo ci-dessous témoigne de cette ambiance irréelle et embarrassante.

Nous avons ensuite poursuivi notre visite et sommes tombés sur une vingtaine de plateaux en argent remplis de macaronis au fromage fumants. Plutôt bon, malgré la débauche un rien écœurante de produits laitiers. Un peu plus loin, des donuts, des cookies et du café Starbucks, étaient mis gratuitement à la disposition de tous. 
À l’entrée du stade, nous avions récupéré les deux tickets par invité qui permettent d’obtenir des verres d’alcool dans les différents bars de la fête ; pour un verre supplémentaire, il fallait débourser 7 dollars. Il était cependant facile de s’épargner cette dépense inutile en s’accaparant directement bouteilles de vin et canettes de bière. Les serveurs n’avaient certainement pas été encouragés à trop s’en préoccuper. Quant aux agents du Seattle Police Department et du King County engagés pour la soirée, ils étaient postés aux entrées, loin des stands de nourriture.

Seconde observation d’importance : tous les invités semblaient déterminés à faire la queue, y compris dans des situations où cela ne servait visiblement à rien. C’est d’ailleurs ce que nous avons commencé à faire par mimétisme avant de comprendre que ces queues n’avaient aucun sens. De là, nous avons entrepris de (et réussi à) passer devant tout le monde dans toutes les files que nous avons rencontrées. Finalement, nous sommes entrés dans l’enceinte du stade en passant sous un portail qui n’était pas sans rappeler les camps de concentration, l’ambiance années 80 en plus : HAVE FUN, nous commandait-on en lettres rutilantes. L’ambiance de la soirée à l’esthétique ’Vaporwave’, était directement inspirée de Stranger Things la série à succès de Netflix. Comme tout ceci était organisé par Amazon, l’ambiance rétro proposait même un complot de la CIAréaliste caché dans le décor de néons, —référence à une vidéo virale aux États-Unis montrant Alexa, l’assistant personnel intelligent refusant de répondre à une question sur la CIA. En lieu et place des habituels hamburgers et hot-dogs vendus aux fans des Seahawks, les magasins du stade proposaient différents plats gratuits aux cadres enjoués d’Amazon. Au bout de chaque file d’attente que nous coupions, s’étalaient pho, empanadas, poulets frits et autres bisques de tomate ; tout cela gratuitement. Ce n’était pas rien, mais nous avons finalement réussi à nous y faire.

Chaque employé était autorisé à venir accompagné d’une personne de son choix et c’est probablement ce qui expliquait que la chanteuse Lorde ait été choisie pour assurer le spectacle. Les employés, essentiellement des hommes, pouvaient ainsi s’assurer un rencard sans trop de difficultés. La majeure partie des participants était d’ailleurs venue accompagnée. Cette stratégie d’Amazon qui consiste à se faire apprécier de ses salariés en satisfaisant leurs besoins primaires nous a sauté aux yeux, tout au long de la soirée. 
Lorsque Lorde est montée sur scène, des dizaines de milliers de personnes se sont entassées pour venir l’applaudir, même si la grande majorité semblait lui préférer sa projection sur écran géant. La chanteuse a d’ailleurs déclenché un léger émoi lorsqu’elle a demandé à la foule si l’un des objets de la décoration représentait le logo d’Amazon. Elle s’en est justifiée en déclarant qu’elle n’avait pas de compte client, ce qui lui a valu d’être huée par les employés. Elle s’est cependant rattrapée en rappelant aux spectateurs que la firme n’était pas encore implantée dans son pays, la Nouvelle-Zélande. Elle a terminé son spectacle face à une mer de smartphones braqués sur elle –, puis a quitté la scène, laissant la foule se disperser à nouveau.

Nous avions prévu d’insulter Jeff Bezos lorsqu’il monterait sur scène pour introduire Lorde ; mais comme nous l’avons appris ce soir-là, le PDG ne participe jamais à ces soirées. Ces évènements sont simplement des soupapes de décompression pour des employés surexploités qui ont toutes les raisons du monde de le mépriser. Cette soirée exceptionnelle était censée contrebalancer l’aliénation constante dont ces personnes font l’expérience au travail et en dehors. Pas moins de 15 000 employés de 25 à 30 ans étaient exhibés cette nuit-là : nouveaux sujets capitalistes, supposés supplanter la figure du travailleur traditionnel. En dehors de cette soirée, ces sujets ont pour fonction de faire grimper les prix de l’immobilier, de rendre le coût de la vie inabordable, et de maintenir ce monde aliéné de narcose et de surconsommation technologique. Beaucoup, d’après nos observations, supportent de plus en plus mal cette situation.

Dans d’autres circonstances, notre petit groupe aurait pu se sentir submergé par le luxe et l’extravagance de cette soirée. Nous aurions pu succomber face à une telle opulence et accepter raisonnablement son existence. Mais, dans ce contexte, nous avons trouvé ce spectacle à la fois répugnant et éclairant. Nous avons entraperçu la main d’œuvre locale d’Amazon dans sa totalité, et saisi une part essentielle de sa détresse. Ces gens sont tellement habitués à patienter en rang qu’ils ne savent plus rien faire d’autre. Ils passent d’abreuvoir en abreuvoir, jusqu’à ce qu’il soit l’heure de rentrer chez eux, dans leur complexe immobilier hors de prix, se préparer pour la semaine de travail à venir.

Les effets économiques néfastes qu’ont ces cadres sur la ville de Seattle sont connus de tous et bien documentés, mais cela n’empêche pas cette nouvelle classe d’être paralysée face à sa propre condition. Chaque jour, leur richesse contraste un peu plus avec la prolifération des favelas et autres campements qui fleurissent un peu partout dans la ville. Chaque jour qui passe voit les tours d’Amazon s’élever un peu plus haut dans le ciel, tout en promettant d’apporter ces dizaines de milliers d’emplois bien rémunérés qui ne feront qu’intensifier l’instabilité actuelle. Tous ces employés ne sont pas satisfaits ou amusés par leurs conditions ; beaucoup commencent à penser par eux-mêmes et s’opposent à Jeff Bezos à l’intérieur même de son camp.

Nous avions prévu de jeter un sort à Bezos similaire a celui lancé par les trois sorcières contre Macbeth, le roi d’Écosse. Ce projet devra attendre, mais pendant ce temps, la trajectoire de Bezos continue de suivre de près celle de Macbeth. Après avoir vaincu tous les autres prétendants au trône, Bezos le roi fou, attend sa fin. Nous continuerons nos efforts pour étudier et subvertir la main-d’œuvre d’Amazon à Seattle, en espérant que cela s’avère utile à d’autres.

Un grand merci aux traducteurs.

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