Une dernière chasse au lapin avant l’Effondrement ?

Unabomber. Une guerre contre la société industrielle de Laurent Denave

paru dans lundimatin#493, le 20 octobre 2025

Unabomber. Une guerre contre la société industrielle (Raisons d’agir, 2025), le nouvel ouvrage du sociologue Laurent Denave dont nous publions ici l’introduction, analyse le parcours singulier de l’écologiste radical Theodore Kaczynski, dont les frustrations et blessures ont nourri désespoir et colère, le faisant progressivement basculer dans la violence pour « venger » la nature.

Theodore Kaczynski (1942-2023) est le « terroriste » américain le plus célèbre aujourd’hui : surnommé « Unabomber » par le FBI [« Un » pour University, « a » pour airline, c’est-à-dire compagnie aérienne, et « bomber  » pour poseur de bombe], il a posé ou posté 16 bombes, entre 1978 et 1995, faisant 3 morts et 23 blessés ; il a été arrêté en 1996 après la plus longue et coûteuse « chasse à l’homme » de l’histoire des États-Unis. Quelques années après son arrestation, un journaliste lui demande [1] de décrire une journée typique dans le Montana, où il a vécu pendant une vingtaine d’années, au milieu des bois, dans une petite cabane, sans eau ni électricité : « Prenons un jour de janvier et supposons que je me réveille vers 3 heures du matin et que je constate qu’il neige. J’allume un feu dans mon poêle et je mets une casserole d’eau. Lorsque l’eau bout, j’y verse une certaine quantité de flocons d’avoine et je les remue pendant quelques minutes jusqu’à ce qu’ils soient cuits. Ensuite, je retire la casserole du feu, j’ajoute quelques cuillères de sucre et du lait en poudre. Pendant que les flocons d’avoine refroidissent, je mange un morceau de viande de lapin bouillie. Ensuite, je mange les flocons d’avoine. Je m’assois quelques minutes devant la porte ouverte du poêle et je regarde le feu s’éteindre, puis je me déshabille à nouveau, je me remets au lit et je m’endors. Quand je me réveille, le ciel commence à peine à s’éclaircir. Je sors du lit et m’habille rapidement car il fait froid dans la cabane. Le temps que je m’habille, il y a un peu plus de lumière et je vois qu’il ne neige plus et que le ciel est dégagé. Grâce à la neige fraîche, ce devrait être une bonne journée pour la chasse au lapin. »

Il prend son vieux fusil et un couteau, enfile ses raquettes et part chasser : « Il y a d’abord une montée difficile pour atteindre le sommet de la crête, puis une marche plate d’environ un mile [1,6 kilomètre] pour arriver à la forêt de pins tordus où je veux chasser. Un peu plus loin au milieu des pins, je trouve les traces d’un lièvre d’Amérique. Je suis le sentier en rond dans ses méandres enchevêtrés pendant environ une heure. Puis, soudain, je vois l’œil noir et les oreilles à bout noir d’un lièvre d’Amérique blanc. (…) Le lapin m’observe derrière les branches emmêlées et les aiguilles vertes d’un pin récemment tombé. Le lapin est à environ douze mètres, mais il est alerte et m’observe, donc je n’essaierai pas de m’approcher. Cependant, je dois manœuvrer pour trouver un angle de tir, afin d’avoir une vue dégagée à travers l’enchevêtrement de branches – même une brindille fine peut dévier une balle de 22 et me faire rater mon tir. Pour obtenir ce tir dégagé, je dois m’allonger dans la neige dans une position étrange et utiliser mon genou comme appui pour le canon du fusil. J’aligne les viseurs sur la tête du lapin, à un point juste derrière l’œil… tiens bon… ping ! Le lapin est touché à la tête. Un tel tir tue habituellement le lapin instantanément, mais les pattes arrière de l’animal se déhanchent généralement violemment pendant quelques secondes, ce qui le fait rebondir dans la neige. Lorsque le lapin arrête de donner des coups de pied, je m’approche de lui et constate qu’il est mort. Je dis à haute voix “Merci, Grand-père Lapin” – Grand-père Lapin est une sorte de demi-dieu que j’ai inventé et qui est l’esprit tutélaire de tous les lapins des neiges. »

Kaczynski reste encore un moment pour regarder la neige et « la lumière du soleil filtrant à travers les pins » : « Je profite du silence et de la solitude. C’est bon d’être ici. De temps en temps, j’ai trouvé des traces de motoneige le long de la crête, mais dans ces bois où je me trouve maintenant, une fois la saison de la chasse au gros gibier terminée, de toutes mes années dans ce pays, je n’ai jamais vu d’autre empreinte humaine que la mienne. » Il part ensuite chasser un autre lapin et lorsqu’il en a tué trois il rentre chez lui : « En arrivant, je suis sorti depuis six ou sept heures. Ma première tâche consiste à peler la peau des lapins et à retirer leurs entrailles. Je mets leur foie, leur cœur, leur rein, leur cervelle et quelques restes divers dans une boîte de conserve. Je suspends les carcasses sous un abri, puis je vais dans mon cabanon à légumes pour chercher des pommes de terre et quelques panais. Une fois ceux-ci lavés et d’autres travaux effectués – fendre du bois ou ramasser de la neige pour la faire fondre pour l’eau potable – je mets la marmite à bouillir et, au moment opportun, j’ajoute des légumes séchés, les panais, les pommes de terre et les foies et autres organes des lapins. Lorsque tout est cuit, le ciel s’assombrit. Je mange mon ragoût à la lumière de ma lampe à pétrole. Ou, si je veux économiser, j’ouvre la porte du poêle et je mange à la lueur du feu. Je termine avec une demi-poignée de raisins secs. Je suis fatigué mais en paix. Je m’assois un moment devant la porte ouverte du poêle en regardant le feu. Je lis peut-être un peu. Plus probablement, je vais simplement m’allonger sur mon lit pendant un moment en regardant la lueur du feu scintiller sur les murs. Quand j’ai sommeil, j’enlève mes vêtements, je me glisse sous les couvertures et je m’endors. »

Cabane de Theodore Kaczynski, à Lincoln (Montana)

Citadin de naissance, Theodore Kaczynski a fait le choix, à l’âge de 29 ans, d’une vie proche de la nature la plus « sauvage ». Ce retour à la nature caractérise ce que l’on appelle le « primitivisme », qui peut prendre différentes formes (théoriques ou pratiques), comme l’idéalisation (voire la sacralisation) de la nature, le désir de vivre près d’elle (en s’installant à la campagne) et même d’en vivre (« retour à la terre »), ou, dans une forme moins courante, le souhait de vivre « en harmonie avec la nature » en s’inspirant des sociétés (de chasseurs-cueilleurs) dites « primitives ». Notons qu’il ne faut pas confondre primitivisme et survivalisme : tous les tenants du premier courant ne sont pas dans l’attente de la fin du monde (à l’instar des « communautés apocalyptiques [2] » néo-rurales), et, à l’inverse, tous les survivalistes ne s’installent pas à la campagne pour construire leurs bunkers dans la crainte d’une catastrophe, même si certains le font et peuvent même affirmer qu’il faudra « redevenir chasseurs-cueilleurs [3] ». Le primitivisme rencontre un succès étonnant dans les pays occidentaux (aux États-Unis comme en Europe) depuis les années 1960-1970. Cela participe de ce que l’on a appelé la « crise de la modernité » : en effet, la modernité, projet de société fondé notamment sur le progrès technique et social, et tourné vers un avenir radieux ou, en tout cas, plus enviable (c’est le « rêve américain »), ne séduit plus une partie croissante de la population. Exemplairement, la philosophie primitiviste de Theodore Kaczynski, exposée notamment dans un Manifeste publié à des millions d’exemplaires, prône la fuite hors du monde moderne. Se voulant « apolitique », elle a pu intéresser nombre de personnes sensibles à la question écologique, de gauche comme de droite. En tout premier lieu, au sein du mouvement écologiste libertaire, où la pensée de Kaczynski a alimenté une profonde aversion pour la technologie moderne et encouragé la recherche de solutions locales (retour à une vie communautaire en divisant la société en petites unités autonomes sur le modèle des sociétés primitives) à un problème global (celui du réchauffement climatique notamment), dont on voit mal comment le résoudre (de toute urgence) autrement que par des décisions prises à l’échelle mondiale (en adoptant des lois appliquées par les États), à moins d’espérer, comme le fait Kaczynski, un effondrement global de nos sociétés. Plus récemment, certaines de ses idées, en particulier l’annonce d’une catastrophe menaçant le mode de vie occidental et ses positions ouvertement antiprogressistes (étonnamment ignorées par les « anarchistes verts »), ont trouvé un écho parmi les écofascistes, qui instrumentalisent la question écologique afin de légitimer leurs positions d’extrême droite (en particulier le rejet des migrants) : certains d’entre eux ont reconnu l’influence de l’auteur du Manifeste et adopté les mêmes méthodes de lutte, à savoir le recours à la violence meurtrière.

Dans un texte autobiographique, Theodore Kaczynski évoque une balade en forêt au cours de laquelle il entend des tronçonneuses ; se rapprochant du bruit, il découvre avec horreur qu’on a coupé des arbres pour aménager une nouvelle route, ce qui provoque en lui une grande colère : « Le lendemain, je me suis dirigé vers ma cabane. Mon itinéraire m’a conduit à un endroit magnifique, un de mes endroits préférés, où se trouvait une source d’eau pure que l’on pouvait boire en toute sécurité sans la faire bouillir. Je me suis arrêté et j’ai dit une sorte de prière à l’esprit de la source. C’était une prière dans laquelle je jurais que je vengerai ce qui était fait à la forêt [4]. » Poser des bombes pour « venger la forêt » est une réaction qui peut étonner. En effet, les militants écologistes, qui se battent pour un monde plus vivable et défendent le vivant, optent très rarement pour des actions ciblant des personnes, et plus exceptionnellement encore pour des attentats visant à blesser ou à tuer. À ce titre, Kaczynski est un cas unique dans l’histoire de l’écologie américaine (chapitre 1). Les outils proposés par la sociologie peuvent nous aider à comprendre pourquoi l’amour de la nature l’a fait basculer dans la violence meurtrière. Pour ce faire, il faudra analyser sa trajectoire sociale dans le détail, afin d’identifier les causes de son désespoir et sa colère, moteurs d’une revanche sociale contre des représentants supposés de la « société techno-industrielle » dont il souhaite la disparition, et mettre en lumière les micro-glissements qui l’ont amené à passer à l’acte (chapitre 2). Si Theodore Kaczynski voit lui-même clairement le rapport entre sa revanche, la colère et le rejet social dont il est victime, il ne semble pas être conscient que ses positions politiques et son style de vie pourraient être liés également à des conditions socio-historiques particulières (chapitre 3). En effet, la révolution primitiviste qu’il appelle de ses vœux (afin de mettre un terme à l’évolution de nos sociétés modernes qu’il juge catastrophique) et l’accomplissement d’une vie proche de la nature sont possiblement les symptômes du déclin des États-Unis. Il ne s’agit pas de défendre ici que tout intérêt pour la nature serait nécessairement le produit de ce déclin et que l’écologie elle-même ne serait pas fondée sur une réalité matérielle tout à fait tangible, à savoir celle d’un environnement de plus en plus dégradé par l’exploitation capitaliste. Les effets néfastes du réchauffement climatique se multiplient aux États-Unis où, durant la seule année 2022, plus de trois millions de personnes – pauvres le plus souvent – ont dû fuir leur logement en raison de « catastrophes naturelles » (ouragans, tornades, inondations, incendies, etc.) [5]. Selon une étude publiée en 2023 par la revue Nature, « les États-Unis sont frappés par des catastrophes majeures toutes les trois semaines en moyenne. À titre de comparaison, dans les années 1980, le pays connaissait en moyenne une catastrophe tous les quatre mois. (…) Si ces phénomènes sont naturels, leur intensité et leur fréquence sont accrues par le dérèglement climatique [6] ». Mais les classes les plus riches – et le capitalisme lui-même – ont toutes les chances de survivre à la crise environnementale en cours. Rien ne permet d’annoncer un effondrement total des « sociétés techno-industrielles » à l’échelle mondiale comme le font Kaczynski et d’autres « prophètes de malheur », qui ne semblent au demeurant pas tout à fait conscients du fait que le capitalisme est déjà une catastrophe pour beaucoup. La crise économique actuelle aggrave de surcroît la situation pour les populations occidentales qui subissent la réaction d’une classe dominante accrochée à ses privilèges et qui préfère que le monde s’effondre autour d’elle plutôt que de partager ses richesses. Elle provoque ainsi le basculement d’une partie croissante de ces populations dans la pauvreté voire la misère. Pour les plus précaires, la crise écologique n’est pas le plus urgent des problèmes, même si ce sont les premiers à en subir les conséquences.

À partir du cas Unabomber, ce livre entend mener une réflexion sur les effets produits par l’évolution contemporaine du système mondial sur une trajectoire individuelle, aussi singulière soit-elle. Loin des explications cherchant à interpréter ses actes et ses pensées par une forme de maladie mentale, revenir sur l’itinéraire d’Unabomber permet d’éclairer la situation de crise traversée par nos sociétés capitalistes occidentales (dont la position dominante est contestée) : les inquiétudes face à un avenir incertain qu’elle a pu susciter (pessimisme et catastrophisme), les transformations culturelles profondes qu’elle a pu engendrer (rejet de la modernité et retour à la nature) et la violence extrême qu’elle a pu produire (terrorisme). L’étude de ce cas limite montre une voie sans issue (entrer en guerre contre la société industrielle), qui ne sauvera ni la planète ni l’humanité. Et elle conduit moins à craindre une montée de la violence au sein du mouvement écologiste radical (qui n’a pas vocation à basculer dans la lutte armée) qu’à espérer la construction d’un mouvement véritablement populaire (à l’instar de celui des Gilets jaunes) visant à mettre fin à cette catastrophe sociale et écologique permanente qu’est le capitalisme, en imposant de nouvelles mesures révolutionnaires, réalisables ici et maintenant.

[1T. Kaczynski, « Interview for Blackfoot Valley dispatch » (2001), in Technological Slavery. The Collected Writings of Theodore Kaczynski, a.k.a. “The Unabomber”, Feral House, 2010 [2008], p. 399-401.

[2Lire D. Hervieu-Léger et B. Hervieu, Des communautés pour les temps difficiles. Néo-ruraux ou nouveaux moines, Le Centurion, 1981.

[3Lire D. Duclos, « Chasseur-cueilleur, l’avenir d’une vocation », Manière de voir, 187, février-mars 2023, p. 64-65.

[4T. Kaczynski, Journal (14 août 1983), in « Letter to M. K. », in Technological Slavery…, op. cit., p. 375.

[5F. Morestin, « Infographie : 1 Américain sur 100 a dû fuir son logement en 2022 en raison d’une catastrophe climatique », www.novethic.fr, 26 février 2023.

[6« Une catastrophe naturelle touche les États-Unis toutes les trois semaines, en moyenne », www.huffingtonpost.fr, 19 novembre 2023.

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