Une autre salve, Murray ?

Fred Bozzi

Fred Bozzi - paru dans lundimatin#378, le 11 avril 2023

On a beaucoup polémiqué sur l’arrivée tardive des secours lors d’une récente manifestation, et sur le rôle qu’auraient pu jouer les autorités dans cette bévue. Celles-ci ont affirmé qu’elles avaient pris soin d’éviter le sur-accident, et veillé au premier chef à la sécurité des urgentistes. Un médecin délégué n’avait-il pas en outre courageusement affronté une foule hostile pour sauver un blessé ? Pourtant d’autres restent sceptiques, et demandent des preuves pour que la lumière soit faite sur l’épisode. La conversation qui suit est à verser au dossier – c’est la transcription d’un enregistrement retrouvé par hasard. Elle permet au moins de comprendre pourquoi les instances n’ont pas officialisé la présence d’un autre héros : le docteur Murray.

— Il y en a quand même plus de six mille, des terroristes, mon Lieutenant. Vous êtes sûrs qu’on aura assez de grenades pour tout le monde ?

— Affirmatif. On a de quoi défendre l’ordre républicain pendant plusieurs heures. Et puis il reste les hélicos. Inquiétez-vous plutôt de me retrouver Murray. Vu ce qu’on balance, je suis pas sûr que c’était une bonne idée de l’envoyer parmi les forces ennemies pour montrer qu’on soigne tout le monde.

— Surtout qu’il y a La Détente qui poursuit les terroristes avec un flashball sur son quad, mon Lieutenant. Il serait capable de vous l’amocher, l’humanitaire, aha. Attendez, je regarde aux jumelles… Oh la poilade ! Regardez, chef, y en a déjà un qui court comme un lapin avec une main dans le sac.

— Bon, vous l’appelez ?

— Oui mon Lieutenant ! (…) Allo, docteur Murray ? Où en êtes-vous, Murray ? Précisez votre position.

— Je … Je suis au milieu des gens. Il y a des blessés.

— C’est pas grave, revenez.

— Je… Je répète : il y a des blessés.

— Pas grave. Revenez !

— Je peux pas.

— Vous allez pas chipoter pour deux terroristes.

— C’est pas ça. Il y a une tortue qui m’empêche de progresser.

— Ah oui, je vois. Le bloc avec les parapluies noirs ? Vous inquiétez pas, on va la disperser à coup de grenades. Ça va tomber dru, moi je vous le dis, et la tortue, elle va courir plus vite que le lièvre.

— Non, c’est pas ça. Il y a une tortue en plastique.

— Et alors ?

— J’ai peur.

— Vous rigolez ?

— Non, c’est un trauma d’enfance. Tonton Marcel avait fermé la porte de devant et j’avais dû passer par le garage alors qu’il y avait la tortue. Depuis je peux plus passer devant des trucs comme ça.

— Vous inquiétez pas, docteur Murray, celle-là c’est pour barboter. Et à mon avis y aura pas de baignade aujourd’hui, aha. Allez, revenez.

— Je peux pas, il y a la tortue.

— Bon, ben… vous la contournez !

— Je peux pas, il y a Philippe Poutou plus loin.

Affirmatif. Ne l’approchez pas, c’est trop dangereux. Bon, euh… bougez pas ! On va la neutraliser, votre tortue. De toute façon les grenades on les essaie toujours sur des animaux avant.

— Ah d’accord.

— Attention… (détonation) Voi-là ! C’est bon là ?

— Non, là vous avez défoncé l’outarde.

— Ah bon, c’est pas une tortue ?

— Non, c’est une outarde en bois.

— Qu’est-ce qu’ils foutent avec un truc pareil les terroristes ?

— J’en sais rien. Ils l’ont portée jusqu’ici en hurlant « outarde, soulève-toi » – et ça doit faire dans les cinq cent kilos. C’est peut-être pour montrer qu’il y a des oiseaux en danger.

— Ils défendent les oiseaux les terroristes ?

— Oui, peut-être, apparemment.

— Ah bon. Bizarre… Bon alors, vous êtes où ? Je vous vois toujours pas aux jumelles. Par contre… Oh la poilade ! Y en a un qui est en train de prier à genoux devant un moine.

— Ah, le moine ? Je suis à cinquante mètres de lui ! A droite !

— A ma droite ou à votre droite, Murray ?

— A SA droite, à SA droite.

— Du coup, c’est plutôt à la vôtre ?

— Oui, oui… Et moi je suis habillé en médic.

— Ben oui, je sais, d’accord, mais des médics il y en partout, docteur Murray. Alors c’est pas facile quand même.

— C’est vous qui m’avez forcé à aller faire le gugusse comme ça.

— Moi j’y suis pour rien, c’est les ordres du Lieutenant… Bon ben faites des signes peut-être.

— Vous me voyez là ?

— Non.

— Et là ?

— Ben non, je vois plus rien. Il y a trop de fumée.

— Vous n’avez qu’à arrêter les lacrymos un moment !

— Ben non, on peut pas. Et puis c’est surtout les fumées des camions en feu qui gênent.

— Vous pouvez pas utiliser les canons à eau ?

— Ben pour quoi faire ?

— Pour éteindre l’incendie des camions.

— Ben non, on a tout foutu sur les terroristes.

— Et la bassine ?

— Quoi la bassine ?

— Y a pas d’eau dans la bassine ?

— Non, elle est vide. Pourquoi ?

— Pour utiliser l’eau et éteindre le feu pardi !

— Ah ben non, y en a pas.

— Quoi ? Mais qu’est-ce que vous foutez là alors ?

— Ah moi, je fais mon boulot pour les citoyens. Il y a des terroristes qui veulent voler les honnêtes travailleurs, moi je défends la propriété des honnêtes travailleurs.

— Vous défendez quoi au juste, si y a pas d’eau ?

— L’ordre républicain, monsieur Murray, avec tout le respect que je vous dois.

— Ah d’accord.

— L’ordre républicain, c’est quand tout le monde se tient à carreau. Pas comme les agités là devant.

— Ah d’accord… Mais vu ce qu’ils disent ici, qu’ils sont le peuple de l’eau et tout, j’ai comme l’impression qu’ils veulent la défendre parce que c’est un bien public, eux aussi, un truc commun pour tout le monde.

— Oh vous inquiétez pas, parce qu’une fois qu’on s’en sera occupé ils auront plus grand-chose à dire, les fichés S, aha.

— Mais mollo mollo parce que…

— Quoi ? Vous croyez qu’on est pas la violence légitime ?

— C’est pas ça, mais...

— Un des leaders terroristes est quand même accusé d’avoir volé une pelle ! Et puis bon, on a pas le temps de discutailler. Allez hop, on va nettoyer la zone.

— Mais attendez, je suis là moi aussi !

— Ben dégagez vite parce que ça va remuer. Les soulèvements de la terre, ça va être du concret, aha.

— Mais… Oh putain…

— (détonations) Voi-là ! (…) Bon alors, vous êtes où maintenant, Murray ?

— Je suis entre la loutre et l’anguille.

— Ah, ok. C’est comment une loutre ?

— Jaune.

— Poussin ou Ricard ?

— Quoi ?

— Le jaune de la loutre, il est plutôt Moutarde, Poussin ou Ricard ?

— Vous le faites exprès ou quoi ? On n’a pas le temps pour les nuances, il faut que je me barre de là, c’est terrible ce qu’il se passe.

— Ah vous avez peur des loutres aussi ? Bon ben, baissez la tête, on allume.

— Mais qu’est-ce que vous faites. Ahhh...

— (détonations) Voi-là ! Ça va, là ? (…) Une autre salve, Murray ?

— Non, non, arrêtez ça !

— Vous êtes estropié Murray ?

— J’ai… J’ai la tête dans un étau à cause du bruit. Et vous… Vous avez blessé des médics. Arrêtez parce qu’on va vous accuser de tirer sur l’ambulance !

— Vous inquiétez pas, Murray, personne voudra croire ça. C’est pas possible, par définition, nous, on est les protecteurs.

— Mais les gens qui…

— Et ben ils avaient qu’à pas venir ! C’est quand même Hallucinant de penser qu’on va pas les défoncer alors que c’est interdit de venir.

— Mais les gens…

— Ils avaient qu’à pas venir !

— Mais… Oh putain, y a la tortue qui revient ! Y a la tortue qui ahhh…

— Allo, Murray ? (…) Murray ? (…) Murray ? (…) Mon lieutenant, y a Murray qui se fait attaquer par la tortue.

— Envoyez les hélicos.

— On peut pas, y a Philippe Poutou.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :