Peuple ou communautés ?
Les Juifs ont présenté cette particularité d’être un ensemble de communautés, éventuellement un peuple, même si tous ne sont pas d’accord là-dessus. Par exemple, Shlomo Sand, dans Comment le peuple juif fut inventé [2], cherche à déconstruire ce qu’il pense être une historiographie juive fondatrice. Mais ceux qui liraient ce livre seulement pour se rassurer que le peuple juif n’existe pas, puisqu’écrit par un intellectuel juif, voyant là le moyen de légitimer à rebours la cause du peuple palestinien, qui, lui, existerait bien, seront premièrement déçus puisque Sand dit lui-même dans son livre : « Tout grand groupe humain qui se considère comme formant un “peuple”, même s’il ne l’a jamais été et que tout son passé est le résultat d’une construction entièrement imaginaire, possède le droit à l’autodétermination nationale » (p. 390) ; et deuxièmement font fausse route, parce que le peuple palestinien est lui aussi « inventé », si on le juge à l’aune de la « pureté ». Les Palestiniens se perçoivent comme un peuple, ils sont donc un peuple et, comme peuple, ils ne sont ni plus ni moins inventés que le peuple juif [3].
Le propos de Sand n’est pas de contester l’existence d’Israël, mais de réduire à néant sa prétention à une légitimité préalable de quelque nature que ce soit et particulièrement d’antériorité territoriale. Au mieux, elle ne pourrait s’entendre qu’a posteriori, comme l’expression d’une exceptionnalité historique et politique du fait de l’advenu de la Shoah, et non pas comme expression d’un particularisme national dont ils seraient les seuls, finalement, à ne pas pouvoir se prévaloir.
Mais au cours de leur histoire, ils n’ont pas formé un État, hormis dans l’Antiquité avec les royaumes de Judée et d’Israël, puis à nouveau à partir de 1948 et pas une nation car ils n’ont pas pu d’abord et voulu ensuite délimiter précisément un territoire, indétermination qui perdure encore aujourd’hui dans la pratique de l’occupation de territoires comme en Cisjordanie.
Mais revenons à l’origine religieuse. La forme communautaire juive perdure depuis plus de deux mille ans et a échappé à la destruction de l’État hébreu par les Romains sans que cela n’empêche le développement de communautés juives dans l’Empire romain. Elles participent tôt à un universalisme dont le monothéisme yahviste fut l’expression (il est le Dieu de tout le monde et non des seuls juifs). Ce n’est qu’après l’arrivée du messie que Dieu reconnaîtra son peuple comme le peuple élu. À l’origine, on était juif parce que membre de la communauté et même si elle connaissait des différenciations de statuts et une catégorisation en groupes donc des privilégiés et des non privilégiés, l’antagonisme des classes reste embryonnaire sous la couverture communautaire qui la subsume et aussi dans la mesure où les juifs vivent relativement en marge, au moins dans les sociétés féodales et jusqu’au XIXe siècle. Spinoza, par exemple, mettait en avant la notion de « peuple élu » non pas en tant que peuple supérieur par essence ou de par sa religion mais en raison d’une structure sociale et d’une législation hébraïque multiséculaire qui faisaient du peuple une seule entité jamais dominée par une classe de propriétaires, et combattant (par l’intermédiaire d’un peuple armé en permanence) pour une terre qui ne faisait pas l’objet d’une appropriation privative définitive, mais pouvait être redistribuée au moment du jubilé [4]. En tout cas, il y a une confrontation dialectique présente dès l’origine entre particularisme et universalisme [5]. Les juifs européens étaient peu incités à se fondre dans la société environnante avant les Lumières (les ghettos de l’époque féodale). Par ailleurs, cette perspective ne les tentait pas vraiment, d’autant qu’ils vivaient concentrés dans la partie la plus arriérée économiquement et culturellement du continent, entourés de paysans analphabètes (alors que la plupart des hommes juifs, eux, savaient lire) et que la Torah leur avait enjoint de se tenir à l’écart des peuples « idolâtres » (qualificatif qui s’étendait pour eux à l’art représentatif chrétien et à la notion même de Sainte Trinité, jugée polythéiste). C’est la modernité qui les a placés devant le choix de rejoindre ce nouveau courant des Lumières, fondant leur universalisme d’origine dans un autre (à l’image de Mendelssohn) ou, à l’inverse, de renforcer et/ou renouveler leurs propres traditions sur le modèle hassidim. Moses Mendelssohn (1729-1786) est le plus grand représentant de la Haskala, les Lumières juives. Pour lui, le mouvement émancipateur ne doit pas conduire à l’assimilation, mais à l’intégration, des notions encore actuelles, mais qui ne concernent plus vraiment les Juifs. Un processus dialectique qui doit produire une dynamique intégrants/intégrés et c’est tout le travail de l’Europe des Lumières que de le piloter et la Révolution française essaiera de le réaliser. En tant que philosophe juif et allemand, il veut remplacer les deux langues véhiculaires habituelles des communautés juives en un langage commun, l’allemand avec le projet de traduire les textes religieux de référence dans cette langue. Et d’ailleurs ce judaïsme réformé ne se développa progressivement qu’en Europe occidentale et particulièrement en Allemagne donnant lieu à une réaction du judaïsme orthodoxe.
LE MESSIANISME JUIF ET SON CARACTERE CONTRARIE DANS L’HISTOIRE
La position originale de Moses Hess et plus généralement la question de la communauté
Dans Rome et Jérusalem (Albin Michel, 1981), ce co-auteur, certes secondaire, de L’Idéologie allemande part du communisme pour aller vers l’émancipation de toutes les « races » opprimées (p. 58) — l’histoire ne se réduisant pas à celle des luttes de classes — et donc l’établissement d’une démocratie socialiste en Palestine, la « nouvelle Jérusalem ». En effet, la réalisation du messianisme juif lui paraît compatible avec l’idée de nation juive. Il refusait l’opposition entre universel et particulier et l’État ne pouvait pas être la synthèse qui dépasserait cette opposition ; il n’était qu’un moyen, une médiation vers autre chose, vers la communauté. Or la communauté juive, de par son mode de vie diasporique en marge, avait maintenu un caractère d’autonomie par rapport aux sociétés dans lesquelles elle était confinée : les communautés juives avaient conservé leurs propres structures d’autorité (l’organisation communautaire locale) et leur différence culturelle et religieuse. Cela ne pouvait que les aider à accomplir leur « destin ». Pour cela il fallait refuser la Réforme rationaliste à laquelle adhérait Marx parce qu’il déniait au peuple juif tout caractère d’historicité, réforme qui s’avérait de nature assimilationniste [6].
Il ne faut donc pas opposer individu et communauté, l’homme social reproduisant à la fois son individualité et sa communauté comme le dira Camatte (Invariance, série I, no 4).
Max Weber reprend cette idée d’une prédisposition juive au messianisme avec la conception d’une « révolution future d’ordre politique et social sous la conduite de Dieu ». Ce messianisme juif serait le pendant du millénarisme chrétien et d’après Karl Mannheim (Idéologie et utopie) on trouverait une sorte de synthèse de ces deux mouvements en la personne de Gustav Landauer, l’anarchiste juif qui sera un des dirigeants de la Commune de Munich en 1919. Une synthèse que G. Lukács a qualifiée « d’athéisme religieux » mêlant références juives et chrétiennes à des références proprement révolutionnaires. Plusieurs de ces dirigeants, juifs aussi, auraient été pénétrés de la conscience d’appartenir à un messie collectif (cité par M. Löwy dans Rédemption et utopie, PUF, 1988). Ce messianisme [7] juif, comme l’anarchisme d’ailleurs, est empreint d’éléments utopistes « progressistes » et d’éléments restaurateurs, en l’occurrence de romantisme pré-capitaliste pour les Juifs, de références à la communauté paysanne et à l’artisanat pour les anarchistes. Par exemple, Martin Buber adhère à un cercle « La nouvelle communauté » et il y prononce une conférence intitulée « La nouvelle et l’ancienne communauté » dans laquelle il distingue l’ancienne qui serait « pré-sociale » car fondée sur la parenté de sang ; alors que la nouvelle serait « post-sociale » car résultat d’affinités électives et tend à englober l’espèce tout entière… et le cosmos, rajoutera Landauer. Là aussi on retrouve nouveau et ancien puisque cette nouvelle communauté est aussi critique de la vie urbaine et retour à « l’unité vitale de l’homme primordial » mais à un degré plus élevé que dans l’ancienne communauté (Löwy, op. cit., p. 64).
On a ici un raisonnement proche, mais aussi peu fondé, que celui du communisme primitif de Marx. Non pas revenir en arrière donc, mais dépasser par l’action consciente et atteindre à une nouvelle organicité qui remplacerait la « mécanique » interactive des sociétés modernes. Ce dépassement n’est pas le fait d’une progression et encore moins d’une recherche du progrès, mais la perspective de convoiter l’impossible, un monde libéré du mal et donc de la nécessité de la contrainte. Là encore un point commun avec l’anarchisme. Dans l’ère messianique, il se produira un dépassement dialectique de l’État dans une forme supérieure de société composée de l’association libre de communautés. Ainsi s’établit un rapport entre religion et utopie. Mais Buber est aussi influencé par les exemples concrets de la Commune de Paris et du mir russe (une communauté paysanne locale autonome) dans lequel Marx avait cru voir une possibilité pour la Russie paysanne de sauter la phase bourgeoise, comme en attestent ses échanges avec Vera Zassoulitch à la fin de sa vie.
En 1934, à Francfort, Buber prononce une conférence où il dit (source : Löwy, p. 71) : « La Gemeinschaft est une catégorie messianique, non historique. En tant qu’historique, elle indique son caractère comme messianique » et il souligne que les soviets sont des communes authentiques sur lesquelles aurait dû se construire « l’être communautaire révolutionnaire ». Cela ne pouvait que l’amener à s’opposer à l’idéologie sioniste en tant qu’idéologie particulière d’un État.
Ce double caractère disparaîtra après la Seconde Guerre mondiale malgré certaines traces au sein des premiers kibboutz. En Israël comme en Europe, une immigration massive de juifs orientaux ou originaires du Maghreb rendra minoritaires les références, souvent intellectuelles d’ailleurs, au Yiddishland et renforcera les éléments restaurateurs. Löwy signale aussi que ce Yiddishland ne touchait que l’Europe centrale et surtout les intellectuels, très peu l’Europe occidentale avec les juifs rationalistes et assimilationnistes français et pas l’Europe orientale, où un prolétariat juif était plus important et adhérait aux partis sociaux-démocrates ou au Bund, l’organisation socialiste spécifiquement juive et ensuite à la révolution russe, stalinisme inclus.
Mais selon G. Scholem (Le messianisme juif, Calmann-Lévy, 1974, p. 31), le messianisme juif se distingue du millénarisme chrétien par le fait qu’il se déroule sur la scène concrète de l’histoire. « Le messianisme juif est dans son origine et dans sa nature — on ne saurait jamais assez y insister — une théorie de la catastrophe. Cette théorie insiste sur l’élément révolutionnaire, cataclysmique dans la transition du présent historique à l’avenir messianique ». « La rédemption signifie une révolution dans l’histoire » (cité par Löwy, op. cit., p. 27), un saut vers l’avenir en rupture avec le caractère « unidimensionnel » (Marcuse) du temps quantitatif, avec ce « progrès régressif » (Adorno). À noter que ce caractère révolutionnaire catastrophiste qui relie Adorno, Benjamin, Bloch et Marcuse les rapprochent des penseurs irrationalistes, même s’ils n’en tirent pas les mêmes conclusions politiques, et les exposent par ailleurs aux risques d’une assimilation entre utopie et totalitarisme.
Une autre vision originale, celle d’Ernst Bloch
Elle est marquée par de nombreuses influences d’auteurs juifs comme l’anarchiste Gustav Landauer (La révolution, Champ Libre, 1974), qui bâtit une théorie du rôle messianique des juifs dans l’Histoire mais qui comme Bloch sera attiré par un médiévalisme romantico-chrétien qui oppose cette civilisation de l’esprit à l’époque moderne, caractérisée par la montée de la puissance de l’État. Pas question donc pour Bloch de partir de la critique hégélienne ou « jeune hégélienne » de la religion d’où découlent tous les a priori sur la place spécifique des juifs dans l’histoire. On peut dire au contraire qu’il inverse la démarche de ces prédécesseurs en partant du messianisme juif qui exprimerait un ferment révolutionnaire intrinsèque à cette religion. Il lui permet aussi de faire pièce au rationalisme de son maître Weber et son idée d’une éthique neutre de la vérité et de la science. En effet, pour Bloch, « le monde tel qu’il est n’est pas vrai [8] » et la vérité n’est pas justification du monde mais hostilité au monde. C’est qu’une deuxième « vérité » existerait qui est d’un ordre suprasensible et non encore apparue (L’esprit de l’utopie, Gallimard, 1977, p. 217). Contre Hegel, Bloch parle d’une « réalité utopique », d’une « réalité du non encore réalisé ». « Hegel ne détourne pas les faits, comme on avait coutume de le dire, mais il les corrige comme si tout ce qui est rationnel était effectivement réel et comme si la vie elle-même avait chaussé les bottes de sept lieues qui permettent à l’homme de mieux se penser. Cependant, il ne les corrige qu’en pensée et, malgré cela, il présente ce qui est simplement expliqué en pensée comme effectivement réel, réel à un point tel qu’il ne reste même plus un espace, un au-delà consolateur, intelligible pour l’exigence insatisfaite devant tant de paix, tant de démission luthérienne de la conscience au profit de l’État et de ce qui est (ibid., p. 222).
Bloch affirme la « religiosité de la conscience » et son espoir en la révolution ou plutôt l’« essence révolutionnaire de l’espérance » d’après la formule de Raphaël Lellouche [9]. Sa critique de Marx vise l’économisme de ce dernier, qui ne lui fait concevoir la religion que comme un domaine de la superstructure idéologique productrice de valeurs pour l’idéologie de la classe dominante. Bloch refuse donc naturellement la conception marxiste d’une religion opium du peuple (cf. L’athéisme dans le christianisme), lecture unilatérale d’après lui qui néglige le potentiel de révolte que peut contenir la religion si on la prend dans sa dimension messianique et qu’on la relie à la perspective de l’utopie. Pour lui, cet économicisme de Marx ne débouche que sur un anti-capitalisme et non pas la remise en cause de toute domination des puissants. Le socialisme est second par rapport à l’utopie ; il est universalisation de l’utopie dans la « vie intermédiaire ». Bloch reconnaît bien que le matérialisme de Marx et son souci du mode de production participe positivement du « désenchantement du monde » (Weber), « mais précisément, quand celui-ci dure trop longtemps, l’homme reste à nouveau sous le harnais de la vie économique, l’oppression n’est que raccourcie, mais pas supprimée. […] et nous voilà confronté à un processus fantomatique global, à un développement économique en soi qu’on idolâtre comme cause occasionnelle, sans échappée vers l’avenir. Marx, même quand il n’atténue pas le coup pour en faire une « évolution révolutionnaire », ne le dirige cependant que contre le capitalisme — mal relativement récent et dérivé — et non contre le centre durable et très ancien de tout esclavage, de toute brutalité et de toute exploitation, c’est-à-dire contre le militarisme, le féodalisme, le monde où l’on considère les autres de haut ; ici, même face à l’adversaire, le très ancien mouvement socialiste est diminué, égaré de multiple façon et perd tout caractère. […] C’est pourquoi l’on peut dire que l’accentuation de tous les facteurs déterminants (économiquement) et la présence latente, mais encore secrète de tous les facteurs transcendants ramènent le marxisme dans le voisinage d’une critique de la raison pure pour laquelle aucune critique de la raison pratique n’aurait encore été écrite. Ici, l’économie est supprimée et conservée (aufgehoben), mais sont absentes l’âme et la foi pour lesquelles on devait faire de la place ». [10]
Pour conclure sur le judaïsme de Bloch, on peut se risquer à dire que comme Marx, pour lui, la « question juive » existe bel et bien, mais pas parce que c’est une survivance à éliminer. Au contraire, elle exprime le maintien d’une promesse vers autre chose, elle maintient une dimension utopique par delà le contexte historique et politique.
Le Thomas Münzer (op. cit.) de Bloch marque le passage de son messianisme juif au millénarisme chrétien. Il y développe l’idée d’un double mobile de toute action révolutionnaire d’envergure. Tout d’abord une interrogation sur la destinée humaine qui s’inscrit dans une profonde religiosité de l’homme qui n’a rien à voir avec la religion et ses institutions [11], ce qui fait que l’athéisme ne lui est pas incompatible. Donc une sorte de nécessité intérieure quasi générique. Ensuite une nécessité extérieure et historique cette fois qu’impose la lutte contre l’oppression et la misère. C’est la conjonction de ces deux nécessités qui pousse à transformer le réel, à passer de la réflexion à l’action [12]. Cette conjonction se fait plus ou moins bien ou est aussi parfois manquée ou encore absente et nous en rendons compte, il me semble, à travers notre idée de tension individu/communauté, une tension éminemment variable, mais toujours présente aujourd’hui malgré le niveau atteint par le processus d’individualisation dans la société capitalisée.
L’interprétation de Bloch prend donc ses distances avec celle que développe Engels dans La guerre des paysans, où ce dernier n’a vu dans la lutte des anabaptistes qu’une première étape de la lutte des classes, qui ne pouvait que prendre la forme religieuse parce que premièrement l’Église avait à l’époque le monopole de la pensée et deuxièmement, parce que les attaques contre le pouvoir féodal ne pouvaient qu’être aussi des attaques contre l’Église officielle, tant les liens entre les deux étaient étroits. L’hérésie prenait donc une double forme, bourgeoise comme chez Luther parce que l’Église coûtait cher de par ses privilèges, paysanne et plébéienne ou proto-prolétarienne (Münzer) chez les pauvres. Dans cette perspective, la religion semble un passage obligé des formes de conscience, une vision assez proche de celle des « trois états » d’Auguste Comte. Le « scientisme » d’Engels ne constitue d’ailleurs pas une révélation, lui qui reprend aussi l’évolutionnisme darwinien en comparant la loi du développement organique de ce dernier avec la loi de Marx du développement de l’histoire humaine. La dimension messianique au sein des œuvres de jeunesse de Marx qui embrasse la perspective lointaine de la communauté humaine est ici sacrifiée à l’objectivité des conditions d’une plèbe qui ne s’est pas encore faite prolétariat. Luther ne pouvait donc que gagner contre Münzer. En tout cas, ce matérialisme vulgaire d’Engels n’est pas identique au matérialisme sophistiqué de Marx, qui déniait à la religion tout caractère de forme de conscience, celle-ci n’apparaissant qu’avec la philosophie.
Engels ne saisit pas vraiment le sens de la lutte des paysans allemands parce qu’il ne comprend pas le rapport à la communauté dans la lutte. Il y voit bien quelque chose d’autre qu’une revendication défendant des intérêts [13], mais il ne perçoit pas l’importance du rapport à l’ancienne forme collective de propriété germanique de la terre, ce que Marx reconnaîtra à la fin de sa vie dans ses contacts avec les populistes russes et sa référence au mir. Mais Engels était trop obsédé par l’idée d’une succession historique et automatique des modes de production, qu’il ne pouvait jeter un coup d’œil en arrière. Pour lui, ce qui est à retenir, c’est que la religion peut être une forme de conscience à une période historique donnée dans la mesure où elle est l’expression d’une protestation [14]. Une protestation qui prend le masque de la religion. Il ne peut alors expliquer pourquoi on ne retrouve pas alors cette religiosité dans les jacqueries françaises ni dans la révolte des Ciompi en Italie.
Pour en revenir à Bloch, sa perspective communautaire a beau faire appel au « pressentiment » (ibid., p. 304) plutôt qu’au ressentiment, nous sommes bien loin de notre dialectique de la tension individu/communauté [15] et plus proche d’une philosophie prophétique à qui on peut reprocher sa non-contemporanéité, pour reprendre un terme blochien. Lukács est à la même époque en phase avec cela, avec une perspective de « communauté théocratique » dont le modèle serait l’obchtchina russe (cf. Lellouche, op. cit., p. 32, note 53).
Mais aujourd’hui, la glose syncrétique élaborée par Bloch et le « principe espérance » sont en butte, plus qu’au « désenchantement du monde » déjà présent à son époque, à une sorte de fatalisme face à la techno-science et à ses applications en tant que définition de notre modernité. Le développement de nouvelles sectes (scientologie, illuminati, évangélisme télévisé et médiatique) ne se fait pas contre le monde mais en son sein. Il n’y a pas de perspective de sortie de ce monde, même si certains courants se pensent dans la « sécession [16] ».
Le messianisme juif en Israël
Après avoir accompagné les gouvernements travaillistes porteurs d’un sionisme laïc, la victoire israélienne de juin 1967 fut perçue par la jeune génération des croyants du pays comme un événement miraculeux par lequel la présence divine s’était manifestée de façon éclatante. Comment en effet, pour eux, interpréter autrement le triomphe militaire d’Israël, qui lui avait permis de reprendre pied dans ces hauts lieux de la mémoire juive que sont Hébron et la vieille ville de Jérusalem ? La prise de possession de l’intégralité de la Terre d’Israël (de la Méditerranée au Jourdain) marquait, à leurs yeux, un progrès qualitatif dans la voie du messianisme : désormais, le peuple juif était censé se trouver pleinement engagé dans le processif rédempteur. Cela donna l’élan pour la colonisation de la Cisjordanie et de Gaza, le développement de la présence juive étant vu comme un impératif religieux susceptible de hâter la fin des temps. Mais ce retour du messianisme religieux rend difficile toute négociation avec les Palestiniens. Les accords d’Oslo puis le désengagement de la bande de Gaza en 2005 sont perçus comme une trahison interne à la communauté juive et vont précipiter son éclatement et bouleverser les alliances politiques.
La tentation sioniste
Cette tendance catastrophiste, présente dans ses différentes variantes révolutionnaires présentées sommairement ici, est en revanche étrangère au sionisme travailliste de Ben Gourion dont le progressisme et la croyance en la science le placent plutôt dans le camp des rationalistes.
Nous l’avons déjà dit, le capital cherche à détruire toutes les communautés pour ne faire subsister que celle des citoyens, médiatisée par l’État et la démocratie. À cet égard, la révolution de 1789 a accompli son œuvre puisqu’elle a émancipé les juifs en tant qu’individus et non en tant que communauté humaine. Cette communauté juive ne fut pas défendue par les communistes ou anarchistes russes [17] dans leur majorité, mais seulement par les membres polonais ou russes du Bund. Ils la défendirent contre les mencheviks d’origine juive comme Martov et Trotsky puis contre les bolcheviks qui tous estimaient, de façon assez contradictoire, il faut bien le dire, la perspective d’une communauté humaine proche et forcément universaliste, qui renvoyait la communauté juive à son particularisme ou alors sa disparition tout aussi prochaine sous les coups du capitalisme montant en Russie.
On sait ce qu’il en a été avec la « solution finale » proposée par la contre-révolution sous la direction nazie. Une part importante de ce qui restait de la communauté juive a trouvé, faute d’une autre perspective, une « solution » de survie dans la création d’un État qui ne sera donc pas l’œuvre de la bourgeoisie juive pas plus que du prolétariat juif, ces classes n’existant pas en tant que telles dans la diaspora. Même si l’idéologie sioniste sera plutôt d’origine bourgeoise avec Herzl et sera critiquée, par exemple par le Bund internationaliste, dans la pratique, elle sera accomplie par la classe ouvrière israélienne en formation. Ainsi, l’aile travailliste du sionisme laïc (Ben Gourion) pose la classe ouvrière comme sujet-objet de l’histoire juive parce que ses intérêts sont considérés comme universels, c’est-à-dire incarnant les intérêts de la nation tout entière, mais la création de l’État renversera cette perspective socialiste en perspective hégélienne, l’État devenant peu à peu le représentant de l’universel, les institutions socialistes comme le syndicat n’étant plus que des représentants du particulier (la société civile). Tous les avantages d’une diaspora active et positive que Landauer signalait (elle formerait une base sociale pour la rédemption de l’humanité et permettrait de transcender l’idée de nation, libérant d’abord les juifs de tout nationalisme, puis émancipant toutes les autres nations avec la perspective de l’unité de l’humanité) ont été liquidés par l’Histoire récente.
Le messianisme juif aujourd’hui
Il faut tout d’abord se méfier d’une mise en avant du messianisme juif comme s’il relevait d’une essence particulière (Löwy) de la part d’un « peuple paria » (Max Weber). Une essentialisation de gauche dont le pendant à droite est celui du Juif nomade et mondialiste, cosmopolite et apatride. Il y a en effet, une certaine nostalgie ou une romantisation de la part de personnes de gauche et particulièrement si elles ont une origine juive, par exemple comme chez Pierre Stambul, les membres de l’UJFP ou encore Enzo Traverso, du bon vieux temps où les Juifs étaient presque surreprésentés dans les organisations révolutionnaires. Cela conduit souvent, de leur part et parfois, comme en filigrane, à une sorte d’obligation morale à vouloir rester du bon côté de l’histoire ; une obligation à laquelle le reste de l’humanité est apparemment moins tenue.
On peut dire ensuite que ce messianisme juif n’a pas de rapport avec ce qui a pu être vu comme messianisme révolutionnaire au tournant du siècle précédent ou de l’internationalisme prolétarien du XXe siècle. Il suffit d’observer le comportement raciste et violent des colons juifs en Cisjordanie en 2024 pour constater que le « messianisme juif » actualisé conduit à des perspectives politiques très différentes.
Au Moyen-Orient, la défaite des nationalismes laïcs arabes et les limites du nationalisme laïc juif [18], tous deux débarrassés de leur gangue « progressiste » ou socialisante d’origine, donne libre cours à une emprise religieuse dans la région et sous des formes radicalisées. Si certains produisent un nouvel internationalisme (le « Djihad islamique »), d’autres proposent un mixte entre l’ancien nationalisme et le retour au fondamentalisme religieux.
C’est le cas du Hamas, mais nous nous concentrerons plutôt sur le sionisme religieux. Il est surtout présent en Cisjordanie où se développe un messianisme d’État (une théocratie, disent Perle Nicolle Hasid et Sylvaine Bulle [19]) qui est pour le moins un oxymore, quand on pense au fait que les ultra-orthodoxes ne se rattachent à aucun territoire ou frontière définis, qu’ils n’hésitent pas à concrétiser leurs thèses sur le terrain en mettant en application l’idée d’un retour sur les terres ancestrales, en infiltrant la hiérarchie intermédiaire de Tsahal, en faisant alliance avec les partis d’extrême droite et en se prononçant, comme Netanyahu, pour une réforme de la Cour suprême et donc de la nature de l’État de droit israélien.
À côté de ce messianisme « réaliste », ce qu’on appelle les « jeunes des collines » (en fait des colons de deuxième génération), très proches de la ligne de front, représentent une sorte d’aile sécessionniste du sionisme. Ils ne participent pas à la défense d’Israël via l’armée car ils ne reconnaissent pas l’État ; ils refusent la technologie alors qu’ils vivent dans une start-up nation à faire pâlir Macron de jalousie. Ils se réfèrent à la « Terre promise » et mêlent références divines et valeurs new age. Comme nombre de djihadistes, ils n’ont pas lu les textes religieux de base et ils pratiquent un messianisme agressif au présent (encore un oxymore) en vue d’accélérer l’arrivée du royaume des Juifs dans le temps présent. Pourtant, à l’origine les courants religieux installés en Israël ne voyaient pas les Arabes comme ennemis, mais aujourd’hui, ceux-ci entacheraient la « pureté » du royaume.
En ce sens et même s’il est minoritaire, on a bien en Israël le développement d’un particularisme juif loin de tout universalisme, qui peut laisser place à toutes les accusations de suprématisme de la part du prétendument « peuple élu ». Or, ce terme de suprématisme, par ailleurs devenu à la mode, correspond à une tendance des intellectuels anglo-saxons (mais pas seulement) à calquer mécaniquement la situation américaine (ou leur vision de cette situation dans la première moitié du XXe siècle) sur la situation israélo-palestinienne. Ils en oublient que le mouvement des droits civiques ne prônait absolument pas la guérilla et que l’esclavage a existé pendant plusieurs siècles aux États-Unis, ce qui n’est pas le cas en Israël/Palestine depuis un siècle !
Cette métaphore de l’esclavage est d’ailleurs tellement répandue que dans une émission récente qui interviewait des Palestiniens d’Israël et de Cisjordanie, plusieurs d’entre eux ont expliqué : « Nous ne pourrons jamais faire la paix avec les Juifs parce qu’ils nous traitent comme des esclaves. » Les équations Israël=États-Unis, sionisme=suprématisme blanc ; Israël= Afrique du Sud de l’époque de l’apartheid sont erronées et procèdent d’une simplification/radicalisation du langage à gauche qui est le pendant de la simplification/radicalisation du langage à droite. Nous ne tracerons évidemment pas une équivalence entre les deux, mais en tout cas, c’est un signe de plus de la misère de la critique aujourd’hui. En outre, coller l’étiquette suprématiste aux Israéliens, c’est les « blanchir » dans le cadre de l’idéologie décoloniale (donc les européaniser). Ce qui est comique, vu que la majorité de la population juive israélienne aujourd’hui, vient des pays arabo-musulmans et que leurs origines ethniques sont en partie arabes, berbères, turques, perses, etc., et non européennes.
Revenons plutôt à ce que disait dès 1980 Gershom Scholem, spécialiste israélien de la Kabbale, dans une mise en garde prémonitoire : « Dès que le messianisme s’introduit en politique, il devient très dangereux. Cela peut seulement conduire au désastre ». C’est ce « sionisme religieux » et messianique que défendent les « jeunes des collines », par opposition à la position piétiste des ultra-orthodoxes.
Cette appréhension par le sionisme religieux d’une part, mais aussi de l’autre bord, palestinien, par ce qui serait une structure génocidaire depuis la Nakba [20] de 1948 ôte toute épaisseur historique aux événements en faisant comme si de toute façon rien d’autre n’aurait pu arriver, participant ainsi de ce que nous avons théorisé comme « l’achèvement du temps historique » et dialectique.
Pour conclure (provisoirement)
Le sionisme est-il un particularisme ou une tentative pour transformer les Juifs en un peuple comme les autres, pour les sortir de leur statut à part ? Difficile de trancher si ce n’est pour préciser que pour nous, le ou les particularismes juifs ne constituent pas un séparatisme [21]. Mais pourquoi ne pas élargir la question : comment expliquer le fait que tant d’individus d’origine juive dans un pays comme les États-Unis, dont la plupart sont descendants d’immigrés arrivés bien avant le nazisme et ayant quitté l’Europe centrale ou de l’Est pour des raisons multiples qui vont bien au-delà de la seule question de la persécution (notamment la pauvreté et la poussée démographique), et où ils ont connu une ascension sociale pratiquement sans équivalent, revendiquent encore aujourd’hui leur identité juive, au point même que certains (ils seraient environ 2000 par an) choisissent d’émigrer en Israël ? On a plutôt là un problème plus large de perte des repères de classes et de nation, religieux aussi, dans la société capitalisée, qui dépasse la question du particularisme juif : chacun se raccroche à ce qui lui apparaît comme le reste ou les retrouvailles avec une identité collective. Il faut dire que, dans l’ambiance ultra-ethnicisée qui règne aux États-Unis, ce n’est finalement pas si étonnant que cela. Aujourd’hui d’ailleurs, cette tendance cohabite avec une situation inédite qui voit de nombreux jeunes Américains dénoncer vivement la politique israélienne au nom de leur identité juive. Tout se passe comme s’ils voulaient renouer avec une fière tradition de fort ancrage à gauche de leur groupe, mis à mal par des décennies de réussite sociale et d’américanisation, sur fond de droitisation inquiétante de la société dont ils font pourtant profondément partie.
LC et JW pour Temps critiques, le 27 octobre 2025






