Un islam défiguré - par Ivan Segré

A propos d’un livre de Jacob Rogozinski - Djihadisme : le retour du sacrifice

Ivan Segré - paru dans lundimatin#126, le 11 décembre 2017

Le « djihadisme » ne cesse de susciter les interrogations, notamment depuis les odieux attentats de 2015 en France : qui est cet ennemi, à la fois extérieur et intérieur, qui « nous » prend pour cible ? D’où vient-il ? Que veut-il ? Etc. Les réponses à ces questions varient, couvrant un spectre qui va d’une analyse en termes de « choc des civilisations » - Occident versus Islam – à une analyse qui s’efforce de ramener l’inconnu (djihadiste) au connu (fasciste).

Le « djihadisme » ne cesse de susciter les interrogations, notamment depuis les odieux attentats de 2015 en France : qui est cet ennemi, à la fois extérieur et intérieur, qui « nous » prend pour cible ? D’où vient-il ? Que veut-il ? Etc. Les réponses à ces questions varient, couvrant un spectre qui va d’une analyse en termes de « choc des civilisations » - Occident versus Islam – à une analyse qui s’efforce de ramener l’inconnu (djihadiste) au connu (fasciste).

On se souvient qu’en 2016 Jean Birnbaum, critique littéraire au journal Le Monde, s’est emparé de cette question dans un livre au titre tapageur : Un silence religieux. La Gauche face au djihadisme (Seuil). Il y soutenait que la « Gauche » s’est rendue aveugle à la menace djihadiste, étant incapable d’appréhender le phénomène religieux autrement que sous la forme d’une illusion. Or on ne combat pas une illusion, sinon de manière burlesque.

Dans un livre qui a l’insigne mérite d’être dépassionné, Djihadisme : le retour du sacrifice (Desclée de Brouwer, 2017), Jacob Rogozinski aborde la même question et d’emblée, s’appuyant notamment sur Freud, il disqualifie le préjugé islamophobe :

« Au lieu de rejeter totalement la religion dans la non-vérité, [Freud] nous invite à penser chaque phénomène religieux comme le nouage singulier d’une vérité et d’une illusion qui l’altère et la dissimule. Altération qui est indissociable de ce phénomène : elle est, si j’ose dire, la contre-vérité de sa vérité, à travers laquelle celle-ci se manifeste. Il y aurait ainsi une vérité de l’islam, comme du christianisme et des autres religions. Cela ne veut pas dire que tout ce qui est écrit dans le Coran, la Bible ou les Védas soit, à la lettre vrai – car leur vérité s’y donne chaque fois de façon déformée et demande à être interprétée » (p. 24, soulignés dans le texte). 

A suivre l’idéologie dominante, le totalitarisme « islamique » aurait pris le relai des totalitarismes « nazi » et « communiste ». Et à cet autre sujet, la mise au point de Rogozinski est de nouveau exemplaire :

« Voilà le critère que nous recherchions : pour évaluer un mouvement de résistance, une action individuelle ou collective, il convient de repérer l’affect qui l’anime. Dès qu’une révolte contre l’injustice se laisse emporter par la haine, elle s’écarte de l’Idée de justice qui la guidait. Elle peut être alors facilement captée par des dispositifs de persécution et de terreur. Il y a sans aucun doute des dispositifs qui sont dès le départ totalement dominés par la haine ; car ils sont fondés sur des schèmes de persécution en prenant pour cible un ennemi absolu à exterminer. Tel est le cas du nazisme. En revanche, le communisme se réclame d’un idéal de justice et d’émancipation sociale, celui d’un monde où toute exploitation, toute division entre dominants et dominés auront été abolies. Lorsque le régime stalinien a entrepris de déporter et de massacrer massivement les soi-disant « ennemis du peuple », ce dispositif d’émancipation s’est transformé en un dispositif de terreur. Nazisme et stalinisme n’obéissent donc pas à la même logique : en créant des camps d’extermination, Hitler accomplit fidèlement son programme ; en créant le Goulag, Staline trahit le projet communiste. Et pourtant, cette différence ne doit pas être surestimée. En fin de compte, c’est la logique de la haine qui l’a emporté dans les deux cas » (p. 77-78).

La question que se propose donc de traiter Rogozinski est la suivante : pourquoi, et selon quel processus, dans le cas du « djihadisme », la logique de la haine l’emporte-t-elle sur la logique de l’islam ? De l’explication savante qu’il élabore, on peut souligner le point fort, qui est son traitement de la religion en termes de « dispositif », et le point faible, qui est l’absence de toute perspective géopolitique. Mais la grandeur du propos de Jacob Rogozinski réside incontestablement, et d’abord, dans son affirmation inaugurale : le terrorisme djihadiste est « une défiguration de la vérité de l’islam » (p. 25, souligné dans le texte).

Ivan Segré est philosophe et talmudiste
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