Un homme-orchestre dans le tourbillon beat

Contes de la gloire beatnik d’Ed Sanders

paru dans lundimatin#464, le 24 février 2025

Il arrive qu’une petite troupe d’agités percute son époque avec tant de force que l’incendie engendré par le choc n’en finit pas de rougeoyer des décennies plus tard. C’est assurément le cas d’une bande de fous furieux fréquentant le New York du début des années 1960 et son épicentre contre-culturel : le Lower East Side. C’est leur histoire qu’Ed Sanders, le dernier héraut de la beat generation, raconte dans les Contes de la gloire beatnik, ce roman polyphonique qu’il mit trente ans à achever. S’y mêlent les vies de poètes, écrivaines, peintres, musiciennes, réalisateurs, comédiennes et militants qui refusent le confort de la classe moyenne et lui préfèrent la furie d’un monde souterrain où s’inventent d’autres manières de penser, de créer et de vivre. Ce livre est une quête totale, pour une histoire totale. Sur la forme comme sur le fond, on ne lira sans doute jamais de description plus juste de cette période crépitante, quand les taudis crasseux étaient le centre de la création, et Ed Sanders leur humble pourvoyeur d’étincelles. Nous publions ici la préface des Contes de la gloire beatnik d’Ed Sanders qui vient de paraître aux éditions L’oie de Cravan.

« Je sais qu’ils ne parlent pas réellement mais les livres encombrant mon bureau semblent me murmurer "Laisse tomber ce que tu fais ! Mets de côté ta poésie ! Ouvre-nous, lis-nous ! Et fais-le sans empressement. Toujours nous lire – chaque jour – avant de te mettre à jouer". »
Ed Sanders, Whispering Books

Il arrive qu’une petite troupe d’agités percute son époque avec tant de force que l’incendie engendré par le choc n’en finit pas de rougeoyer des décennies plus tard. C’est assurément le cas d’une bande de folles et fous furieux fréquentant le New York du début des années 1960 et son épicentre contre-culturel, au sud-est de Manhattan : le Lower East Side. Attirés par les loyers bas et le bouche-à-oreille susurrant que c’est bien là que se façonne le nouveau monde, artistes, militants et militantes politiques de tout poil s’installent dans ce quartier délabré afin d’y poncer les carcans de la vieille Amérique rigide – au feu les fifties. S’y épanouissent les poètes et écrivains dits « beat », au premier rang desquels la légende Allen Ginsberg, mais aussi le théâtre underground (« Off-Off-Broadway »), la provocante scène happening, la musique folk contestataire, le cinéma d’avant-garde, l’activisme radical, le sexe débridé, la drogue à outrance et les expériences plus ou moins bancales de vie en communauté. Soit le prélude tonitruant à la vague hippie qui déferlera à la fin des années 1960 bien au-delà des frontières du quartier, prenant d’assaut San Francisco puis le monde sous le signe progressivement affadi du Flower Power.

Dans cette furieuse agitation créatrice, un jeune homme et son éternelle moustache font vite figure aussi bien de pilier que de bâtisseur du temple contestataire en construction. Il s’appelle Ed Sanders, a déboulé à dix-neuf ans en auto-stop de son Missouri natal, et se révèle dès son arrivée en 1958 un touche-à-tout érudit de la plus belle espèce. Animé d’une énergie démoniaque, il galope dans tous les coins, sillonne rues et réjouissances, enthousiaste et hyperactif, mille capes sur le dos. Poète, musicien, libraire, éditeur, imprimeur, pamphlétaire, journaliste, amoureux éperdu de littérature, écrivain, inventeur d’instruments de musique bizarres, militant acharné de la gauche radicale, spécialiste des « glyphes » antiques, écologiste précoce, anticapitaliste zélote, il sème les étincelles avec l’ardeur d’un crève-la-faim. « Les années 1960 étaient particulièrement frénétiques dans le Lower East Side et j’étais au milieu du tourbillon : éditeur d’un nombre incalculable de tracts et de revues littéraires, j’étais aussi le tenancier de la librairie Peace Eye », écrit-il dans la préface à l’édition américaine définitive des Contes de la gloire beatnik, rappelant ensuite qu’au mitan des sixties il a fondé avec son ami Tuli Kupferberg un groupe de folkrock satirique anarcho-poétique appelé à devenir mythique :

The Fugs. Quant à sa revue de poésie Fuck You/A Magazine of the Arts, elle lui vaut une arrestation spectaculaire en 1966 et un procès pour obscénité. Parmi ses autres faits de gloire : il participe activement à la tentative collective de faire léviter le Pentagone lors d’une manifestation à Washington en 1968, fait la une du magazine Life sous la désignation (qu’il a sans doute fort peu goûtée) de « meneur de la culture hippie » et, surtout, n’a au fil des décennies rien renié de ses idéaux, sans jamais tenter de tirer à lui la couverture du mythe beat puis hippie, comme l’ont fait tant d’affamés de lumière une fois l’utopie battue aux pieds. Les projecteurs mainstream et le reniement ? Pas sa came. Après tout, comme il l’a déclaré en 1999, il s’est toujours vu comme un simple « barde », un « poète prenant des positions publiques ».

Inconnu sous nos latitudes

Doté aujourd’hui d’une renommée littéraire certaine aux États-Unis, le graphomane Ed Sanders, toujours bon pied bon œil en 2024, n’a curieusement pas vu sa postérité franchir l’Atlantique en direction des rivages hexagonaux ni de la frontière québécoise. Hormis la traduction en 1972 chez Christian Bourgois d’un roman azimuté, Les Tessons de Dieu, et une traduction ultra confidentielle de son poème La Génération Z-D par Lucien Suel2, son œuvre prolifique est toujours inédite en français. Personne pour s’intéresser à son ahurissante histoire versifiée de l’Amérique en trois copieux volumes publiés au début des années 2000 (dont six autres attendent de l’être).

Personne non plus pour déterrer son célèbre Poem from Jail (1963), initialement rédigé sur du papier toilette dans une cellule de prison, après une retentissante action natatoire contre un sous-marin nucléaire, plouf. Personne enfin pour traduire son grand succès de librairie The Family (1971), consacré au procès du gourou tueur Charles Manson et de ses affidées envapées. Et ne parlons même pas de sa biographie de Tchekhov (1995) ou de son recueil de poèmes Thirsting for Peace in a Raging Century (qui décrocha un American Book Award en 1988), autres pépites délaissées de sa bibliographie géante.Trop prolifique pour qu’on s’y frotte ? Le mystère reste entier.

Ce désintérêt pour un écrivain et personnage historique majeur, nous espérons l’ébrécher avec la traduction de l’une de ses œuvres les plus emblématiques, ces volumineux Contes de la gloire beatnik que vous tenez en main. Un projet d’écriture éminemment ambitieux débuté en 1973 avec un premier volume de nouvelles, une fois le tourbillon psychédélique passé et Ed Sanders installé à Woodstock, finalement conclu en 2003 avec la publication du quatrième volume. Pour fil directeur, le quotidien de personnages déambulant dans ce Lower East Side déjanté des sixties, entre gloire et débine. On y glisse d’une lecture de poésie chaotique aux activités subversives de la Total Assault Cantina, en passant par l’exhibition d’un pied beat momifié ou par les avanies filmées d’une bande d’accros aux amphètes fatalement ingérables. Surtout, on y croise et recroise des personnages fictifs récurrents, souvent attachants, à l’image du réalisateur Sam Thomas, du militant pour les droits civiques Talbot le Grand, de la peintre Louise Adams ou du jeune et beau Johnny Ray Slage, arraché aux griffes du Ku Klux Klan pour suivre un destin de rock star.

« Au cours des trente années de leur gestation, j’avais sans cesse en tête les Contes de la gloire beatnik, ne cessant d’amasser des informations sur mes divers personnages et de rédiger de longues notes sur leurs péripéties », explique Ed Sanders dans l’introduction (non traduite). C’est ainsi que les diverses nouvelles permettent de dérouler et relancer l’élan initial, qui se décentre progressivement de NewYork pour voguer vers une communauté du Kansas, la scène rock de Los Angeles ou le rude Alabama white trash, suivant les pérégrinations des personnages. Tout un monde extirpé d’un passé révéré avec un savoir-faire minutieux, oscillant entre lieux ou événements politiques bien réels (l’assassinat de JFK ou celui de Martin Luther King) et inventions pour les besoins de la fiction.

S’il s’est toujours caractérisé par son humilité, au service de l’art avec un petit a, de l’émancipation sous toutes ses formes et de la dissémination des étincelles politico-culturelles, on croise parfois Ed Sanders, dans ces pages, en retrait, interagissant discrètement avec les personnages ou prenant comme décor sa fameuse librairie Peace Eye, ouverte en 1964. On le devine aussi dans le récit de la rencontre explosive d’un jeune étudiant du Missouri avec le célèbre poème « Howl » d’Allen Ginsberg – ne raconte-t-on pas que Sanders lui-même fila vers la Grosse Pomme en auto-stop après la lecture de ce morceau de bravoure beat, qui posa les jalons d’une poésie aussi inventive qu’engagée ?

La langue la plus libre du monde libre

À l’image de son grand ami Allen Ginsberg, Ed Sanders ne s’interdit rien dans son écriture. Partisan d’une approche spirituelle de la prose, proche du jaillissement, il oscille dans ce recueil entre récits de forme globalement « classique » et embardées en vers qui emportent tout sur leur passage. Dans « Rose l’Ardente » surgissent ainsi des pages et des pages de versification libre résumant des décennies de militantisme socialiste yiddish dans le Lower East Side. Récurrent dans ses écrits, ce type de « basculement » n’est jamais un effet de style, mais l’expression d’une quête littéraire, visant à retranscrire au mieux les sentiments et remous d’une période.

C’est pour cela que traduire Ed Sanders s’est avéré une tâche aussi réjouissante que complexe. Après une première étape visant à sélectionner les nouvelles choisies (environ les deux tiers du manuscrit original), nous avons plongé dans les textes tels des explorateurs en terre inconnue, ravis mais parfois fichtrement dépaysés. Face à la profusion des registres et des inventions langagières, il nous a fallu ruser, batailler, soigneusement adapter, chercher dans le contexte de l’époque la résolution d’énigmes à première vue insolubles. Car Ed Sanders n’hésite pas à triturer les mots, voire parfois à les inventer de toutes pièces. Et ses personnages, du pochard beuglard Oncle Incarné (Uncle Thrills dans la version originale) aux trois furies féminines jubilatoires surnommées les Indomptables d’East Tenth, se livrent parfois à des joutes oratoires aussi fleuries qu’érudites. Il nous a aussi fallu faire des choix, après de longues discussions, de féroces hésitations.

Traduire le nom des lieux « fictifs », mais pas ceux qui ont réellement existé. Laisser le lecteur dans l’obscurité face à certaines références cryptiques afin de ne pas multiplier les notes de bas de page. Ou encore ne pas niveler les nouvelles en matière de style, sachant qu’au fil des volumes la langue d’Ed Sanders ne cesse d’évoluer. En gros : livrer l’écrivain dans son écrin littéraire pur, en pariant sur l’intelligence du lecteur – tout comme l’a fait Sanders lui-même.

Une certitude : chez l’ex-tenancier de Peace Eye, la créativité forcenée et la multiplicité des références se veulent don au lecteur autant qu’outil de restitution. Et si se mêlent au fil des pages hiéroglyphes égyptiens, révérences au poète anglais William Blake, odes au boutefeu Bertolt Brecht et déclamations hasardeuses d’un crispant poète fictif tout juste sorti de l’asile psychiatrique, c’est parce que l’homme-orchestre de la beat generation ne s’est jamais interdit aucun registre, cherchant toujours le médium littéraire le plus adapté à ses desseins. Une quête totale, pour une histoire totale. Sur la forme comme sur le fond, on ne lira sans doute jamais de description plus juste de cette période crépitante, quand les taudis crasseux du Lower East Side étaient le centre de la création, et Ed Sanders leur humble pourvoyeur d’étincelles.

Émilien Bernard & Julien Besse

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :