Edmond Thomas, un homme « dont les yeux brillent dès lors qu’il s’agit d’évoquer les notes de bas de page de l’histoire » [2] n’a pas toujours vécu à Bassac, en Charente, où les livres de son catalogue ont été imprimés, il a grandi dans le quinzième arrondissement de Paris avec une mère femme de ménage et couturière (le père s’étant volatilisé assez vite) et la fréquentation de quelques blousons noirs ‒ c’en était l’époque. Désertant au plus tôt les bancs scolaires, il se retrouve apprenti chez Brodard & Taupin, grosse imprimerie sise dans le quartier, et a déjà commencé à s’abreuver de tout livre qui lui tombe sous la main, de quoi former peu à peu un autodidacte exemplaire. Et voici qu’un jour, en sus des volumes de la série noire dérobés par un collègue parmi les défectueux destinés au recyclage, il avise Paroles de Jacques Prévert et le déguste, ébloui d’une telle simplicité : « Les poèmes de Prévert m’ont sauté à la gorge, je me suis dit que tout le monde pouvait écrire, qu’on avait le droit de s’exprimer simplement dans un livre… » [3] Et très vite, c’est un autre livre qui va être essentiel pour Edmond Thomas, celui de Henry Poulaille, Nouvel Âge littéraire. Cet ouvrage publié en 1930 révèle au jeune futur éditeur qu’il existe réellement une littérature sortie du peuple, ignorée par la critique et par l’université. Une littérature prolétarienne, écrite par des ouvriers et faisant état de leur condition. Retrouvant un de ses anciens condisciples de l’école, il rencontre une famille gourmande de livres, avec un père qui les accumule et les dévore. Et qui écrit ! Fernand Tourret publie même dans La Tour de feu [4], une revue conduite par le poète Pierre Boujut, avec le fougueux Adrien Miatlev comme éclaireur de choc. Boujut comme sa revue vit en Charente, là même où Edmond Thomas viendra s’installer un jour. En attendant, le voici « complètement toqué d’Henri Michaux, mais aussi de René-Guy Cadou… » [5].
Et toujours Henry Poulaille continue de le passionner, à tel point qu’il finira par oser rendre visite au vieil homme qu’il admire tant : « … quand je suis allé le voir, il était tellement content que j’ai compris tout de suite que j’avais perdu un temps fou avec ma timidité mal placée. Il était dans une solitude absolue, tout le monde l’avait oublié. » [6] Poulaille avait eu pour ami Victor Serge et des anciens de la bande à Bonnot ; auteur phare de la littérature ouvrière, il avait créé une dizaine de revues différentes et publié tous les auteurs ouvriers qu’il jugeait intéressants. « On ne peut pas dire que Poulaille était anarchiste. Libertaire jusqu’au bout des ongles, certainement, mais il n’avait aucune doctrine. » [7]
En 1968, Edmond Thomas est embauché chez Yves Lévy, libraire d’anciens des plus érudits qui fut, tout comme Fernand Tourret, un formateur pour le jeune homme enclin à connaître : « Ils m’ont beaucoup apporté sans jamais faire de pédagogie. » C’est aussi l’époque où il fréquente assidûment La joie de lire, la librairie de François Maspero, avec qui il entre ainsi en relation et qui sera quelques années plus tard son éditeur, car Edmond Thomas, dans les pas de Poulaille, travaille sur un essai consacré aux « voix d’en bas » du xixe siècle. Le livre sortira en 1979 et, par la suite, prendra place plus tard dans le catalogue des éditions La Découverte.
« … l’histoire des ouvriers du xixe siècle [a] été mise en miettes par ceux-là même qui ont prétendu en retracer la fresque, la superposition de la notion de classe politique à celle de classe sociale ayant éliminé jusqu’à l’existence de milliers de militants obscurs dont les rapports avec le sens de l’histoire n’étaient pas a priori définis ou dont les visions ne correspondaient plus au formalisme fonctionnel de leurs commentateurs posthumes. »
Edmond Thomas, Voix d’en bas, Librairie François Maspero, 1979, p. 17
Quand Yves Lévy doit déposer son bilan, Edmond Thomas se retrouve sans travail et surtout sans salaire, il décide de rejoindre, à mobylette, la Charente, du côté des amis de La Tour de feu dont c’est le rendez-vous estival. Au terme d’un voyage assez éprouvant, il sonne chez ses hôtes, une femme inconnue ouvre la porte, c’est le coup de foudre : « Elle est entrée dans ma vie comme par enchantement et elle en sortirait sans un mot. » Marie-Lou est américaine, jusqu’alors simple correspondante, elle visitait les amis d’Edmond à ce moment-là : « un heureux hasard de calendrier, comme on dit. » Edmond revient à Paris, déménage ses affaires et s’installe avec Marie-Lou en Charente. Ils vont se découvrir en visitant la région et en faisant davantage connaissance avec quelques personnalités marquantes, souvent en lien avec La Tour de feu. Par exemple le poète et imprimeur, Jean Le Mauve [8]. Après deux mois de prospections infructueuses, une proposition miraculeuse leur est faite, une bâtisse rescapée d’une abbaye datant du xive siècle, à Bassac, ils vont pouvoir la louer pour la modique somme de 200 fr/mois.
Encore à Paris, Edmond Thomas avait lancé sa revue, Plein Chant, il va pouvoir la développer ici dans de meilleures conditions et démarrer vraiment son travail d’éditeur, par exemple en passant de la technique ronéo à l’offset. Un imprimeur-éditeur en herbe est déjà installé en Charente (il est originaire de Pantin !), Jean-Paul Louis, qui anime la revue Le Lérot rêveur et les éditions du Lérot. C’est lui et Jacqueline, sa compagne, qui accueillirent Edmond Thomas à son arrivée dans la région. Autre lascar lumineux, Georges Monti, futur éditeur à l’enseigne « Le Temps qu’il fait », encore une rencontre liée à La Tour de feu. Une partie du sous-sol de la maison de Bassac est aménagée (une dalle de ciment y est coulée) pour recevoir des machines acquises auprès de militants du Parti socialiste de Boulogne-Billancourt. Presse, châssis d’insolation, banc photo, réserve d’encre, et une photocomposeuse achetée d’occasion, dégotée sur un journal d’annonces. La reliure se fera à la main ! Ainsi Edmond Thomas et Georges Monti, deux éditeurs exemplaires de la période à venir, soit celle qui court de la fin des années 1970 à aujourd’hui, vont apprendre le métier… en le pratiquant. La revue Plein Chant publie des numéros spéciaux autour de personnages comme le peintre et épistolier Gaston Chaissac, ou encore Marcel Martinet, syndicaliste révolutionnaire et écrivain. La revue compte 200 abonnés, nombre qui ne sera pas dépassé, les exemplaires restants sont proposés sur les salons ou par correspondance. Après deux ans de travail en commun, Monti et Thomas choisissent de prendre chacun leur chemin propre. Thomas continuera à suivre le filon de la littérature prolétaire, avec aussi des ouvertures vers l’Europe du Nord, avec la collaboration des traducteurs Régis Boyer, pour le norvégien, et Philippe Bouquet pour le suédois, et vers l’Amérique, avec Joël Cornuault. Ainsi des dossiers passionnants consacrés à Tarjei Vesaas, Stig Dagerman, ou Kenneth Rexroth. Monti suivra la piste des prosateurs contemporains en puisant notamment dans la très belle escarcelle des Cahiers du Chemin animés par Georges Lambrichs, mais aussi en mettant en avant un auteur aussi redoutable et essentiel qu’Armand Robin, à qui il emprunte le nom de ses éditions [9].
Au bout de quelques années, Marilou s’est un peu lassée de la vie dans l’atelier, elle est repartie outre atlantique, vers un premier amour états-unien. Le compagnon délaissé en parle aujourd’hui, des décennies plus tard, avec émotion, et encore de l’étonnement. Toujours est-il que le travail se poursuivra sans elle, avec toujours un paquet d’amis aidants pour accomplir les tâches. Pour autant, le travail d’imprimeur proprement dit, c’est Edmond Thomas qui l’accomplit pour l’essentiel. Et comme les factures s’accumulent trop vite, il commence à imprimer les livres d’autres éditeurs. Jusqu’au point où il faut un jour embaucher du personnel, et ainsi se faire patron, tout en ayant honte de l’être devenu. Mais les factures à payer… Piège de l’entreprise ou de la propriété…
Ainsi parle Edmond Thomas dans ce livre que les éditions L’Échappée lui consacrent en l’écoutant se raconter. L’« éditeur de labeur » jette un regard rétrospectif sur sa vie professionnelle, avec une honnêteté qui ne saurait surprendre de sa part.
« J’aime que mes livres aient une belle finition, avec des rabats de couverture, des papiers bien choisis, une impression de la couverture en noir et rouge, qui est la tradition depuis les débuts de l’imprimerie (les autres couleurs n’apparaissent qu’à la fin du xviiie siècle), et un bois gravé qui réponde symboliquement soit à l’ambiance, soit à un point précis du livre. » [10]
Une des particularités des livres des éditions Plein Chant, c’est la présence presque systématique d’une iconographie en noir, de type gravure, bois gravé, lino, tutoyant un texte, une mise en page, ou illustrant une couverture. Ou encore un cul-de-lampe bouclant un chapitre, un paragraphe. C’est là rester fidèle à l’esprit des livres ouvragés. « La gravure sur bois ou lino me fascine aussi parce que c’est le mode le plus artisanal qui permet l’expression sans une formation ni un long apprentissage comme avec la gravure sur métal, voire avec la lithographie, plus proche du dessin, ou la photographie, dont la reproduction est beaucoup plus compliquée. » [11] Qu’ils soient anciens comme Henry Meyer ou Jost Amman (1539-1591), contemporains, comme Clément Moreau ou Jean-Pierre Thomas ou même Pierre Ziegelmeyer, complice de la maison, ils sont des illustrateurs pour Plein Chant. Edmond Thomas aime ainsi l’idée de prolonger des métiers et savoir-faire oubliés ou presque. Supplantées par d’autres plus actuelles, ces techniques conservent leur noblesse, avec un rendu sans équivalent.
De la sorte, au gré des ans, des choix et des manières de les réaliser, plus de 500 livres ont paru et ont trouvé des lecteurs, sans passer par les intermédiaires habituels de la chaîne du livre, mais par les ventes directes aux libraires, ce qui exige un suivi opiniâtre et des heures consacrées à l’envoi des livres stockés à portée de main, ou encore par les abonnements et vente par catalogue.
Les auteurs en vedette ont des noms le plus souvent méconnus, car outre Powys, Hyvernaud, Voronca, Holan, Cummings, auxquels des dossiers spéciaux ont été dédiés, c’est plutôt à des auteurs prolétariens ou tournés vers eux, on l’a vu, que s’ouvrent les pages de Plein Chant, ils ont pour noms : Malva, Boyer, Bonneff, Thibaudeaux, Valette, Noguès, etc. Les plus renommés étant sans doute Charles-Louis Philippe et Ludovic Massé. Sans compter, plus près de nous, Marcelle Delpastre, paysanne et auteure d’une œuvre enfin et heureusement reconnue. Mais aussi à des avant-gardistes comme le post-dadaïste Clément Pansaers, ou comme le pataphysicien et oulipien André Blavier, ou encore Noël Arnaud.
Plus récemment, je me souviens, par exemple, avoir lu en 2022, sous le label « Les Amis de Plein Chant », un très beau livre d’Alain Segura, Une saison avec Marianne [12]. L’année suivante, c’était, un siècle après sa première parution, le livre de Fernand Pelloutier sur les bourses du travail qui revenait vers de plus jeunes lecteurs. En 2025, sortent, dans la collection Voix d’en bas, Les souvenirs de Léontine Oudot. « Laquelle, nous prévient-on, est une ouvrière parisienne (1861-1939), fille d’un communard qui réussit à échapper aux massacres de la Semaine sanglante et aux poursuites engagées contre lui à la suite d’un jugement par contumace. Elle fut proche dans sa vie et son grand âge de la pensée communiste et souhaita transmettre avant de disparaître ses souvenirs d’enfance à ses descendants. Elle rédige à cet effet ses souvenirs centrés sur les terribles événements que furent le Siège de Paris et la Commune. » [13]
Ainsi, en toute circonstance, quotidienne ou historique, chacun peut témoigner de sa particulière présence, qu’il se sente autorisé ou pas. Effraction peut-être, que cette audace qui met l’écriture en action et raie quelque peu le vernis des récits dominants. Tout au long de sa vie, parmi quelques autres, Edmond Thomas a su donner à entendre les voix d’en bas comme les voix dissidentes ou les accents les moins lisses, à travers son labeur d’éditeur-imprimeur, quand la main qui écrit se veut aussi celle qui ouvrage.
Jean-Claude Leroy
Edmond Thomas, Plein Chant, histoire d’un éditeur de labeur
(Propos recueillis et transcrits par Nathan Golshem, Klo Artières et Frédéric Lemonnier. Récit composé par Nathan Golshem.), éditions L’Échappée, 172 p. 75 illustrations, 2025, 18 €.







