Un Béhémoth à Sainte-Soline

Une analyse historico-métaphysique pour sortir de la torpeur
Ut Talpa

Ut talpa - paru dans lundimatin#377, le 4 avril 2023

La conjoncture historique dans laquelle se situe le « week-end meurtrier », « le drame », « le piège » ou « l’erreur tactique » de Sainte-Soline mérite d’être analysée d’un point de vue spéculatif.

Les revenant.es de Sainte-Soline ont, pour les plus aguerri.es, décrit une situation de répression non plus seulement policière mais militaire en même temps que l’une de ces plus « fantastiques » insurrections « qui n’arrivent qu’une fois tous les quarante ans » (un ami de Reporterre).

Le mystère apparent de ces deux heures de dépense destructrice et d’assauts héroïques, acharnés malgré la disproportion des forces, le tout pour un « simple trou » dans la terre, peut être ressaisit dans un contexte matériel et spirituel plus général.Il ne s’agit pas de lui attribuer une place et un sens définitifs, mais de réfléchir un peu depuis l’état de stupeur, dans lequel nous nous trouvons face à une situation insurrectionnelle confuse du point de vue du désir et de la stratégie.

« L’instant de survivre est instant de puissance. » dit Canetti. Comment l’instant-Sainte-Soline enveloppe-t-il, malgré la latence traumatique et le mutisme qui en affecte désormais plus d’un.e, une scintillante puissance d’expression de la situation générale ?

Avertissement : Ce texte est un ensemble de fragments d’analyses et de lectures très abstraites, parfois « subtilement incompréhensibles ». Il n’est pas écrit dans l’intention de rapporter le vécu ou le témoignage des dizaines de milliers de personnes qui coordonnaient les luttes, accueillaient les arrivant.es, préparaient la cantine. Comme l’écrit un ami, ce texte n’est pas là pour évoquer les « paysan.nes de la conf, la cantine collective pour 20 000 personnes, toute la base arrière orientée vers le soin de tous.tes, les haies plantées, la solidarité, l’accueil à Melle, les liens qui se créent, la boue et le mal aux jambes, bref tout ce qui s’est passé matériellement. » Le point de vue métaphysique peut être contesté dans l’ensemble, mais il ne s’agit pas de surplomber, il s’agit plutôt de faire des « résumés efficaces » comme dit Bruno Latour, des petits fragments denses à réfléchir, et à critiquer. [1]

1 – Complexe du trou

Comment l’État capitaliste peut-il dépenser un tel excès de valeur abstraite (cinq millions d’euros) pour mobiliser un tel appareil de guerre (trois mille deux cents chiens bleus) pour ce qui n’est, matériellement, qu’un trou dans la terre dont la valeur abstraite (entre un et quatre millions d’euros) rend économiquement insensé l’arsenal déployé pour sa sauvegarde ? [2]

L’absence de rationalité pragmatique et économique d’un tel état d’horreur nous contraint à le ressaisir d’un point de vue historico-métaphysique.

• La violence répressive est venue mettre en pleine lumière l’ultime fonction de l’État policier : puisque le trou de Sainte-Soline, en tant que trou, ne pouvait être sérieusement menacé dans sa matérialité (une bâche et une pompe) comme pourrait l’être le Palais de l’Élysée ou l’Assemblée nationale, la force est ici apparue comme pure défense d’une abstraction juridique : la propriété privée de la terre et de ses nappes hydriques. Le vide matériel du trou s’inverse en plénitude abstraite de la propriété. Le trou de Sainte-Soline a été rempli du sang de nos ami.es pour donner un contenu tangible à une métaphysique de l’usurpation. La bonne vieille propriété privée des moyens de production agricole et de subsistance commune.

• L’élément de propriété usurpée (privée) n’est par ailleurs qu’un instrument formel dans le devenir historiquement séculaire de l’État. Si un trou dans la terre peut avoir autant d’importance, importance jugée depuis l’excès répressif, c’est que, comme le dit Mohammed Amer Meziane, les États sont devenus, depuis le XIX° siècle, des empires sous la terre. « Les empires sous la terre sont ceux qui, voulant faire s’échouer le ciel ici-bas, bouleversent la Terre même en décimant les vies qui s’opposent à leur règne. » Depuis la « mort de Dieu » et la sécularisation de l’État, sa raison d’être n’est plus le salut des âmes, mais la gestion du sol. L’autorité sacré ne vient plus de dieu mais de la terre. « En voulant opérer un transfert de sacralité du ciel vers la Terre, la sécularisation a fait de cette dernière et de sa bonne « administration » le seul lieu possible de la légitimité des empires, ouvrant ainsi une ère de prédation de la nature, d’exploitation des ressources et d’exploitation illimitée des sous-sols à la recherche d’énergies fossiles durant la première moitié du xixe siècle. » Autrement dit : ce qui s’est aussi joué à Sainte-Soline est l’exhumation ultraphysique de l’inhumation terrestre de l’État. Un caractère actuel de l’État que Meziane appelle l’État fossile.
Sainte-Soline exprime, en ce sens, le renversement séculaire du Léviathan en Béhémoth.

• Marx et Engels faisaient déjà de la révolution, dans le Manifeste, un soulèvement géologique, celui des modes de productions et des rapports économiques. La figure qui, par ailleurs, leur venait à l’esprit, était celle de la « taupe ». Georges Bataille écrivait par exemple :

« Cependant ramenée à l’action souterraine des faits économiques la révolution « vieille taupe » creuse des galeries dans un sol décomposé et répugnant pour le nez délicat des utopistes. « Vieille taupe », dans la bouche de Marx, expression bruyante d’une pleine satisfaction du tressaillement révolutionnaire des masses est à mettre en rapport avec la notion de soulèvement géologique telle qu’elle est exprimée dans le Manifeste communiste. Le point de départ de Marx n’a rien à voir avec le ciel, lieu d’élection de l’aigle impérialiste comme des utopies chrétiennes ou révolutionnaires. Il se situe dans les entrailles du sol, comme dans les entrailles matérialistes des prolétariens. »

Il semble que notre moment historique est plus profond que celui décrit par Marx et glosé par Bataille. Le soulèvement géologique n’a pas pour sujet l’action économique souterraine ou les modes de production, il est lui-même dressé contre cette action souterraine des faits économiques, contre l’État et le Capital fossiles. Son sujet est, comme le disent les Soulèvements de la Terre, cette Terre même ou, en général, « la nature qui se défend ».

• Le philosophe Reza Negarestani, dans sa Cyclonopédia de 2008, a proposé un concept permettant d’articuler l’« insurrection tellurique », la « Terre » et sa « Totalité répressive » : ce concept est le ( )hole complexe ou complexe du ( )trou [3] qui, aujourd’hui, pourrait être rebaptisé Complexe de Sainte-Soline.

Le concept, dans sa graphie même, exprime l’idée à laquelle il renvoie. La parenthèse vide devant le mot hole non seulement dessine un trou ( ), mais, en anglais, fait l’apocope d’un éventuel « w », (w)hole, c’est-à-dire aspire ou suspens le mot tout (whole). Le concept est la négation, par le trou, de la totalité. Mais cette totalité, ainsi niée, est en quelque sorte conservée dans l’écriture même du concept, par le vide, la parenthèse ( ), qu’elle laisse après elle.

Par ailleurs, ce caractère troué de la totalité ainsi suspendue, Negarestani va l’appeler holyness, soit un jeu de mot avec hole, le trou, et holy, le sacré. La suspension de la totalité céleste de la terre par le trou est aussi, en même temps, un retour ou un transfert de la sacralité céleste dans les entrailles du sous-sol. Negarestani, lui, se focalise en 2008 sur la seule raison pétrolifère et son oléodyssée, c’est-à-dire sur les flux de pétrole et de naphta (liquide transparent issu du pétrole brut distillé) qui traversent une terre lentement changée en désert. Or il faudrait désormais dépasser la simple terminologie fossile : la pénurie d’eau va entraîner l’avènement d’une raison aquifère, et refaire de l’État un État hydraulique. Cette réduction de l’État comme État hydraulique, État mad max par excellence, est à proportion de la croissance de son désert et de sa violence.

Pour le dire simplement : hier, la Terre était sacralisée à partir du Dieu unique et de son ciel totalisateur (monothéisme, monarchie de droit divin). Aujourd’hui, depuis le XIX° siècle et le vaste mouvement de sécularisation de l’État en Europe, la Terre est désacralisée comme Totalité et re-sacralisée matériellement comme sous-sol à exploiter. L’État ne se justifie plus du droit divin, mais de la bonne administration du sous-sol. Autrement dit : pour l’État et le Capital, l’élément sacré de la Terre n’est plus la pointe avancée de l’Olympe où les Dieux adoubent l’action de l’État, c’est la gestion des souterrains aqueux, minéraux et fossiles que viennent sanctifier les hamadryades de la propriété privée. Le ( )complexe du trou cristallise à la fois la suspension de la totalité, la suspension du point de vue sacré sur la terre, et le retour du sacré, dans les réseaux du sous-sol.

Mais, dans cet entre-deux, Negarestani dit aussi de son concept qu’il lui sert à penser la révolte contre la « Totalité répressive de la terre » afin d’en libérer une multitude d’« insurrections telluriques ». Or ces insurrections telluriques sont comme les éléments d’une « Révolution contre le Soleil en faveur des Dedans de la Terre ». Il faut peut-être comprendre le Soleil comme le point de vue depuis lequel la Terre peut être comprise comme Totalité répressive et gérée comme telle. Si à Sainte-Soline, ce trou qui n’était qu’un trou a pu être l’occasion d’un déchaînement de violence d’État, c’est, selon la logique de ce concept, que l’insurrection est venue suspendre, un instant, la relation de ce trou à la totalité répressive de la Terre.

Et que, dans le vocabulaire de Meziane, pour un instant, l’État fossile, le Béhémoth, a dû sortir, enfumé, hors de son abyme végétal.

2 – Complexe icarien

On a pu dire, de plusieurs manières et à plusieurs reprises, que Sainte-Soline a été le théâtre d’un désir confus. Marx disait qu’une séquence historique ne se répète jamais que comme farce ; elle qui avait d’abord présenté le caractère de la tragédie. Avec Sainte-Soline, c’est plutôt le contraire : c’est comme tragédie équivoque que s’est répétée en Mars la séquence carnavalesque et victorieuse d’Octobre. Cette inversion affecte la compréhension rétrospective du type de désir insurrectionnel qui s’y serait exprimé à ce moment.

Rétrospectivement et perçu du dehors, le sentiment d’échec tactique a réagi sur la caractérisation même du désir mobilisateur, du désir d’aller (encore) à Sainte-Soline, d’atteindre la bassine et de défendre l’eau commune. Le sentiment d’échec pragmatique est venu scrupuleusement mettre en doute le désir de base, l’accuser, le critiquer, lui découvrir une orientation morbide, une dimension nihiliste ou « icarienne ».

Il faut pourtant résister à la scrutation paranoïaque. Celle-ci mythologise et rend coupable rétrospectivement l’intention joyeuse et positive, interceptée par la suite. Certain.es se doutaient probablement a priori de l’issue éventuelle d’un retour sur les lieux du crime sans ajustement tactique pertinent. « Et quand j’ai remporté une bataille, je ne répète pas ma tactique, mais je réponds aux circonstances selon une variété infinie de voies » (VI, §7, Sun Tzu). Mais il ne faut pas confondre, a posteriori, l’erreur tactique avec le sourd désir de la commettre. De même que la volonté déjouée de se défaire d’une servitude s’inverse, après coup, en volonté de servitude ; de même un échec pragmatique du désir apparaît souvent, après coup, comme s’il n’avait jamais constitué qu’un désir pragmatique de l’échec. Mais il s’agit d’une psychologie mystifiante de comptoir. Le désir piégé n’est pas sa perversion.

Un tel désir d’échec et de répression est mythologiquement illustré par ce que Bataille a nommé le « complexe icarien ». Alors que Dédale s’évade astucieusement du labyrinthe en se forgeant des ailes temporaires ; Icare qui l’accompagne excède romantiquement l’usage instrumental de l’appareil à plumes pour défier le tout puissant soleil répressif. Dédale parvient à s’en sortir, à atterrir posément ; Icare se fracasse sur l’océan. La logique icarienne est, selon Bataille, le désir idéaliste de s’élever considérablement au-dessus des conditions matérielles et sociales – de nier la proportion réelle des puissances – animé, obscurément, par une volonté inconsciente d’être violemment abattu par l’instance dominante « tel Icare ou Prométhée ». Selon Bataille, la logique icarienne structure inconsciemment « l’idéalisme révolutionnaire » et fait de la révolution un « suraigle » abattant l’aigle de l’impérialisme, c’est-à-dire, avant tout, « une idée aussi radieuse qu’un adolescent s’emparant éloquemment du pouvoir au bénéfice d’une illumination utopique. ».

Sainte-Soline n’est icarienne que rétrospectivement. Il ne faut pas prendre l’effet pour la cause. L’erreur tactique est la cause du sentiment icarien. Il n’y a pas de désir icarien à traquer comme cause de l’échec tactique secrètement désiré. Le cours réel de la séquence n’est pas assimilable à sa reconstruction antérieure pour les besoins mythologiques de la culpabilité. Sur le moment, l’assaut plein de courage et de fièvre qui succéda à la pluie de grenades de guerre jusqu’à expédier dans les cendres plus de trois véhicules de police, n’est pas un symptôme nihiliste mais une charge vitale, adelphique, de complicité collective, précise et déterminée, prise dans une situation d’agression massive, et qui aurait pu percer leurs lignes. Dans le feu des combats, il n’y a pas d’autre vérité que la capacité des gens à poursuivre leurs alliances au-delà du risque. [4]

Conclusion

« Cimon, le général athénien, voulait surprendre une ville de Carie : il prit une décision tout à fait inattendue en mettant le feu, pendant la nuit, à un temple de Diane vénéré par les gens du pays ainsi qu’à un bois sacré qui se trouvaient hors de murailles de la ville : quand les habitants de la ville furent sortis en foule pour lutter contre l’incendie, il prit la ville vide de ses défenseurs. » (Frontin, Les Stratagèmes, III, 2, 5)

Brièvement : on pourrait passer d’une considération mythologique et spéculative de Sainte-Soline à une conception désormais tactique et stratégique. On pourrait passer du Piège au Siège. Ce n’est pas l’objet de ce texte. En deux mots, une piste : le Béhémoth, l’État fossile a défendu une « place forte », une « forteresse de vide », il s’agissait donc, tactiquement, d’une bataille poliorcétique (d’un siège). Dans ce cas-là, face à la situation, on peut essayer d’attirer les troupes adverses hors de leur position. Comme dans la citation de Frontin. Mais le réel et les vieux manuscrits n’ont que rarement à voir. C’est l’espoir, l’espère-geste comme dit Monchoachi, d’éviter les blessures profondes, qui peut nous pousser à exercer une imagination tactique jusque chez des auteurs disparus en même temps que l’Empire romain.

Pour la suite,

Et que les comités prolifèrent !

[1Un ami propose d’expliquer le rôle de la métaphysique dans ce sens : « L’absence de rationalité pragmatique et économique d’un tel état d’horreur nous contraint à le ressaisir d’un point de vue historico-métaphysique. Celui-ci n’a pas vocation à donner un sens aux événements depuis aucun domaine absolu de survol, mais tout au plus à relever, dans les figures imaginaires, les failles conceptuelles et les chevilles argumentaires mobilisées, par quelles lignes discursives passe la compréhension collective de ce jour qui en annonce d’autres. »

[2À ce propos un ami conteste, très justement, l’irrationalité économique de la manœuvre : « Du point de vue du business de l’agroalimentaire que l’Etat défend, il n’y a pas d’absence de rationalité pragmatique et économique quant à cette dépense de 5 millions d’euros. Elle ne fût pas un excès, bien au contraire. Quand on rapporte cette dépense aux attachements, elle apparaît infime. En 2021, l’agroalimentaire français à réalisé un chiffre d’affaires de 198 milliards d’euros. Avec un montant de subvention de la Politique Agricole Commune pour la France de 45 milliard d’Euros sur 5 ans.

La dépense de 5 millions d’euros pour la défense du trou de la méga-bassine de Ste-Soline pour la journée du 28 mars, représente pour l’État Français un investissement de 0,000025 % du chiffre d’affaire de ce secteur. »

On remarquera simplement que laisser faire le sabotage aurait simplement coûté moins cher en terme économiques et politiques, et que rapporté à la nécessité de l’État, la question de la rationalité de sa répression demeure peut-être.

[3Qu’il faudrait traduire complexe du t( r )ou pour conserver le jeu de mot.

[4Ce paragraphe ne concerne que les deux heures de violence répressive et, au bout du compte, peut-être trois minutes de sursaut offensif, super courageux, avant les retombées de la fatigue. On ne peut ni nier le courage qu’il fallait à ce moment-là, ni trop en célébrer l’héroïsme – au risque de tomber dans une métaphysique viriliste et martiale. En même temps, il serait tout aussi triste de ne pas reconnaître que, malgré tout, quelque chose d’important se joue, dans ces instants décisifs, qui, pour autant, ne devraient pas recouvrir les heures et les heures de préparation, les jeux, les constructions, la cantine, les alliances multiples, l’ingéniosité des tracteurs à éviter les cortèges de flics sur la route etc…

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