Un tombeau pour le syrien fanatique

Autour la venue d’Ahmed al-Charaa à Paris
Collectif Abounaddara

paru dans lundimatin#475, le 13 mai 2025

Mercredi 7 mai, le président syrien par intérim Ahmed Al-Charaa a été reçu pour la première fois à l’Elysée. À cette occasion, le collectif de cinéastes syriens Abounaddara revient sur la figure du "syrien fanatique" incarnée par le squelette de Soliman al-Halabi (1777-1800), assassin du général Kleber conservé successivement dans plusieurs musées français. Son crâne a longtemps servi à l’université de médecine de Paris, où il était exposé aux étudiants « pour leur faire voir la bosse du crime et du fanatisme ».

La Syrie a pour ennemi son image. Elle apparaît à son corps défendant comme un rejeton dégénéré de la nation gréco-romaine dont elle a hérité du nom, et que l’on dit berceau de la civilisation. Elle a beau chercher à endosser un destin national propre en invoquant son passé arabo-musulman. Son existence paraît d’autant plus douteuse qu’elle ne cesse de défrayer la chronique pour des faits de fanatisme depuis son entrée dans le concert des nations modernes au sortir du Mandat français (1920-46).

Or l’ennemi est passé à l’offensive dans le sillage du changement de régime politique qui est survenu à Damas le 8 décembre 2024. Il cherche à tirer avantage du chaos en acculant la Syrie à son image de nation gangrénée par un fanatisme endémique. Et il argue pour cela de l’échec de l’ancien régime.

De fait, l’ancien régime a été fondé par une lignée de militaires à poigne qui ont pris le pouvoir au lendemain de l’indépendance en promettant de restaurer la grandeur de la Syrie. Pour ne parler que de Hafez al-Assad et son fils, Bachar, qui ont témoigné le plus de zèle en la matière, le premier s’est distingué après son putsch de 1970 en déclarant la guerre contre le fanatisme au nom du parti de la Résurrection (Baath, en arabe), tandis que le second a fait appel à plusieurs armées ou milices étrangères pour mener à bien la guerre déclarée par son père. Les Assad ont aussi mis en place un régime despotique de la pire espèce. Mais le despotisme a en l’occurrence été considéré comme un moindre mal, une sorte de remède de la dernière chance censé guérir la Syrie d’un plus grand mal.

Quant au nouveau régime, force est de constater qu’il est formé de barbus issus des rangs d’un islam jihadiste pour le moins sulfureux, et que son chef qui s’est proclamé président de la République fait l’objet de sanctions internationales pour des faits de terrorisme. Aussi et surtout, ce régime en était encore à ses premiers pas lorsqu’un massacre de grande échelle a été perpétré contre des Syriens issus de la minorité alaouite qui est vouée aux gémonies par ledit islam jihadiste.

Autant dire que le changement de régime offre un argument qui a force d’évidence aux yeux du monde. L’ennemi s’en prévaut pour soutenir que le fanatisme est endémique, étant donné que le despotisme n’a pas plus réussi à y remédier que le colonialisme qui s’y était essayé auparavant. La Syrie, quant à elle, se retrouve acculée et sommée de livrer une bataille qui engage sa survie même. Elle doit défaire son image afin d’endosser son destin national, faute de quoi la fin du despotisme pourrait bien annoncer sa propre fin.

La Syrie doit précisément défaire une image qui, confondue avec le corps d’un individu emblématique, la marque du sceau de l’infamie depuis bien avant son indépendance. Connu sous le nom de Soliman al-Halabi (1777-1800), cet individu n’était pas syrien à proprement parler. Originaire d’Alep, alors province ottomane, il a étudié à la mosquée-université du Caire avant de se lancer dans une carrière d’écrivain public. En 1800, il s’est fait connaître en assassinant le général Kléber, héros de la Grande Révolution et successeur de Bonaparte à la tête de l’Expédition d’Égypte et de Syrie (1798-1801). Il a ensuite été condamné à mort dans des circonstances barbares, et son cadavre expédié au Muséum national d’Histoire naturelle à Paris. Là, il a été exhibé en tant que spécimen de Syrien fanatique, d’abord au Jardin des plantes puis au musée de l’Homme, et cela jusqu’aux années 1980-90.

Or donc, le fanatique a été le premier Syrien identifié comme tel depuis la disparition de la Syrie gréco-romaine dont parle Hérodote et la Bible. Il a incarné une nation que l’Expédition des Bonaparte et Kléber promettaient de ressusciter après que les Lumières l’aient représentée sous les traits d’un berceau de la civilisation ruiné par le fanatisme. Après quoi, des scientifiques ont donné crédit à l’histoire du Syrien fanatique avant que les chancelleries européennes n’obtiennent la constitution d’une province ottomane sous le nom de Syrie, et cela au nom de la protection des Chrétiens d’Orient. L’empire ottoman ayant ensuite été défait, la France a obtenu la création d’une petite entité syrienne qu’elle se proposait de guérir du fanatisme, un projet dont devait finalement hériter les militaires de la lignée d’Assad. Pendant ce temps-là, la figure du Syrien n’en finissait pas d’enflammer l’imagination des honnêtes gens. Il faut dire qu’elle avait d’abord été mise en scène dans un film des frères Lumière sous les traits d’un barbu perfide qui poignarde dans le dos le général de la République.

Aujourd’hui, le cadavre du Syrien fanatique demeure dans le grand musée de la République. La Syrie, pour sa part, est toujours aux prises avec son image cautionnée par ledit cadavre, tandis que son nouveau chef est reçu par la France qui appelle à lutter contre le fanatisme.

De deux choses l’une, donc : soit on veut bien continuer à faire comme si de rien n’était en se racontant des histoires de barbus et de conflit de civilisations, soit on reconnaît une fois pour toutes que les barbus qui tuent ici comme ailleurs sont des criminels et non pas des fanatiques. Dans tous les cas, il ne semble pas judicieux de dénoncer le fanatisme et, en même temps, priver de sépulture un homme qu’on a érigé en spécimen de fanatique au mépris de la commune humanité.

Abounaddara, collectif de cinéastes syriens

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