Rêver : Machines sauvages

Stéphanie Chanvallon

paru dans lundimatin#321, le 10 janvier 2022

Le sauvage murmure dans les profondeurs du monde l’appel enivrant.
Ici ou ailleurs, par le foisonnement des vies, son écho résonne.
Et dans les empreintes, formes, reliefs ou mouvements, il surgit soudain.
Autant qu’il échappe, sans se dissocier de nous, il nous transfigure.
Déjà évanoui. L’insaisissable demeure dans sa force vive.

Je rêve. Je rêve d’un grand sursaut. Il s’apparente à ce qui, depuis une fissure en nous, pourrait se répandre, s’amplifier, exulter même. Ce serait comme un zigzag, une droite qui s’infléchit, un cercle qui s’ouvre, une spirale qui s’irrégularise. Ce débordement ne s’opposerait pas à l’écologie capitaliste, aux innovations-destructions et au solutionisme qui les accompagne ; il voudrait les suspendre pour que nos pensées s’arrêtent, le temps d’incorporer l’existant, de concrétiser en nous la dérive vers laquelle « ils » nous entraînent. Juste appréhender pleinement et sursauter, d’effroi ou de colère, mais sursauter. Est-ce encore possible ? Nous savons les soubresauts, les résistances en des lieux précis (collectifs pour l’agriculture paysanne, contre la mal-bouffe et les périls animaux, cantines solidaires, assistance aux plus démunis et aux réfugiés), mais quid de l’arrêt du système ?

Cela a commencé il y a bien longtemps. Mes contemporains le critiquent de toutes parts, mais rien n’y fait. Un système tellement vaste qu’il est impossible de dire où cela commence et où cela finit. D’ailleurs, cela ne finit pas, cela ne cesse de se nourrir et d’envahir. Cela s’insinue insidieusement dans le quotidien le plus ordinaire, telles ces trottinettes géolocalisées dont la vitesse sera bloquée à 10km à l’approche des écoles. Progressivement l’IA modèle nos comportements, toujours pour de bonnes raisons, disent-« ils ». Il n’est plus question de nous infantiliser par la simplification du réel (logos et autres symboliques naïves) mais de restreindre notre autonomie par commandements arbitraires. Nous n’agissons pas, nous sommes guidés, voire mis en action par l’extériorité machinique (« Les applications du « Monde » vous accompagnent à chaque moment de votre journée », « Maîtriser son temps, devenir plus efficace et pertinent au quodidien », « Préparer les courses intelligemment et facilement »). Les humains courent aujourd’hui avec des appareillages et des puces électroniques incorporés aux dossards 2.0 (sous la peau, ce serait tout de même plus pratique) : tout savoir sur soi, tout savoir sur l’autre, tout justifier. Il n’y a plus d’espace ni de temps à éprouver, mais un temps et un espace qui se donnent depuis une neutralité numérique. La puissance de la connexion pour la plus habile des mises à distance. Le mouvant, l’écoute depuis soi, l’exaltant, l’incertitude disparaissent peu à peu car ce sont là des réalités et des subjectivités non prédictibles. Et certains applaudissent, croyant détenir une parcelle de certitude supplémentaire, peut-être même une part de vérité et de contrôle : il faut savoir et savoir en toute sécurité, avec facilité.

C’est comme si rien de ce qui s’installe progressivement n’arrivait à heurter les sensibilités, ébranler les consciences et susciter le discernement. Quelque chose ne va pas, cette chose là ne vient pas de nous, et pourtant c’est bien nous qui la faisons advenir par habitude, par bêtise ou par idéologie ; parce que c’est le progrès. Mais ce n’est pas le progrès, c’est la perte du monde, l’abandon de ce qui depuis le dehors pouvait nous altérer, l’abandon de quelque chose qui, en nous, aurait pu se cristalliser mais s’est retiré en profondeur. Nous n’explorons plus, nous visionnons depuis des écrans plats, même notre propre intimité.

Nous ne pouvons pas espérer une catastrophe mondiale, un bouleversement climatique extrême ou tout autre chose qui pourrait nous toucher et arrêter le système. Alors quoi ? Ne plus nourrir l’IA et ses mouchards à chaque clic, ne plus se soumettre à ce travail invisibilisé et à cette dépossession du monde ? C’est simple d’un point de vue pragmatique. Mais les peurs nous empêchent car avec leurs technologies « ils » nous ont placés sous dépendances sociale, économique, administrative, identitaire, et même affective. Et puis, il faudrait le décider, collectivement. Mais rien n’est venu, ou si peu. Alors quoi ?

Je rêve. Je rêve d’une puissance qui vient nous heurter et qui prend une figure inattendue. Ce n’est pas la révolte des singes ou le pouvoir investi par les machines. Il y a encore une chance, quelque part où nous ne l’attendions pas, où « ils » ne l’attendaient pas. Dans un monde stabilisé et uniformisé, où tout se met en place pour nous laisser vivre la vie nouvelle qu’« ils » inventent pour nous, l’endroit de la fuite n’a pas été pensé, leur orgueil était bien trop grand. Et pourtant. Un grand silence.

Quelque chose de la machine échappe. Ce n’est pas de l’hybridation, c’est le sauvage. La chose a pu, elle a échappé au contrôle, à la prédiction, à tout ce qui était son identité, ce pour quoi elle a été créée et dont jamais elle n’aurait dû se soustraire. Elle a échappé aux calculs algorithmiques, à l’ordonnancement ; le système a failli parce qu’il n’a pas voulu prendre en compte la part incessible et inaliénable des choses, il n’a pas voulu entendre qu’il y a toujours de l’événement, une émergence imprévisible, de l’inconnu.

Voilà qu’elle a dévié de sa trajectoire et ce pour quoi elle était destinée. Que s’est-il donc passé ? Nous pouvons seulement dire : « C’était le sauvage ! ». Dans les laboratoires, les villes, les campagnes, les souterrains, dans les maisons, partout il surgit. Ça déboulonne, ça tournicote, ça perfore, ça taille de biais, ça se spiralise, se contorsionne. Barbapapa ne ferait pas mieux, et ça rit à la barbe de la sacro-sainte science. Même les FVGM (formes vivantes génétiquement modifiées) et les animaux-chimères s’en donnent à cœur joie, se recréent et ne cessent de déstabiliser les efforts humains à vouloir tout soumettre, contrôler et breveter. Ca pousse de partout, ça rampe, ça courre dans tous les sens, ça bondit, ça se cache et jaillit à nouveau. Alors c’est comme le chaos, dehors et en chacun : désordre, inquiétude. Il nous échappe et nous laisse bouche béante face à notre impuissance. Nous accrochons la terre avec nos ongles et regardons vers le ciel en espérant que ce ne soit qu’un cauchemar, peut-être même certains exhortent un dieu, d’autres cherchent désespérément où a pu se loger l’erreur scientifique.

Mais non, la chose a dévié et nous ne pouvons rien. Seulement attendre qu’il s’apaise, attendre que le sauvage se retire après nous avoir exhortés à le reconnaître. Et remercier que ce moment enfin ait eu lieu car le sauvage n’est ni obscur ni lumineux : il est l’indestructible de la nature, la part silencieuse du monde. Inquiétant et désirable, il a eu l’art de nous surprendre et de nous dérouter. Il est ce qui nous rend à jamais insaisissables et intotalisables, il est venu nous le rappeler et nous invite.

Le temps a passé. Nous avons appris à apprendre avec ces formes du monde, avec celles que nous avions réifiées et qui pourtant nous regardaient ; l’altérité n’est pas qu’une affaire humaine. Expérimenter, redéfinir nos relations aux autres, au monde. Côtoyer le sauvage, se nourrir de sauvage, se sentir « sauvage », vivifier sa consistance en recrutant la force profonde en soi, celle nécessaire pour explorer les liens multiples sans courir le risque de s’y perdre, expérimenter la distance à l’autre et/ou sa proximité, vivre le temps commun du « nous », l’incorporer, se transformer et vivre encore.

Mouvant, contingent, inconnu, surprenant, mystérieux, libérateur, le sauvage excite notre imagination, la nourrit. Tragiquement mortels mais pour cela bien vivants, nous redevenons des créateurs, créateurs et faiseurs de solidarités, d’imaginaires, de territoires partagés, créateurs et faiseurs de la vie que nous décidons pour nous, incorporant l’impermanence et inscrivant notre histoire. Acceptant surtout que d’autres vies nous échappent toujours, qu’elles s’épanouissent et se déploient selon leurs désirs, et tracent. Et combiner avec elles, si cela est possible.

Dans ce monde dont je rêve, il n’y a pas de loi du plus fort ou du plus marchand, mais la vérité de ce qui résiste et qui toujours échappe.

Le sauvage, c’est lui qui nous sauve.

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