Naturellement ironique et même ironiste à la ville, Pierre Gazio écrit du ton qui est le sien au quotidien, tant mieux, car nous en profitons. Collecteur de pittoresque, de traits d’esprit, l’œil ou l’oreille de Pierre Gazio trouvent en Égypte, où il vit depuis 40 ans, une nourriture inépuisable, car de ce pays tyrannisé ne manque d’émaner un plein de fatalisme, d’humour et de mauvaise foi propre à enjouer un récepteur aussi raffiné que l’auteur de Transports égyptiens. Un tel théâtre exerce une certaine fascination sur les tempéraments contemplatifs, qui n’en compatissent pas moins, si bien qu’on s’y installe malgré soi, collé à l’incessant paysage humain que proposent des villes comme Le Caire ou Alexandrie.
Gazio fait la queue pour acheter son billet de train au guichet de la gare : « … miracle local, partout où il y a foule, l’exaspération est vite désarmée par une fantaisie et un sens délicieux de l’absurde qui réduisent à néant l’ennui du quotidien. » Quant au voyage, il ne manque pas de piment, le moindre détail y vaut, pourvu qu’il puisse être l’objet d’un sourire, sinon d’une perplexité de bon aloi. En tant qu’étranger (il le restera toujours, quoique habitant de longue date), il se trouve contingenté dans un wagon réservé aux touristes. Lesquels méritent aussi d’être croqués à leur juste mesure, comme ce jeune européen maigrichon et velu, ignorant du climat hivernal du sud égyptien, et surtout du froid intense dispensé dans une première classe climatisée, il est vêtu d’un seul débardeur, d’un short et d’une paire de tongs, ce qui ne laisse d’étonner le témoin ébahi. Le jeune homme semble insensible à la froideur comme il le serait sans doute à quelque canicule.
À Louxor, notre aventurier narrateur fait la connaissance d’un chauffeur de tuk-tuk qui connaît un café au bord du Nil, tout près de l’hôtel. Voilà qui est épatant. Le chauffeur s’appelle Satellite, un nom qui lui vient de son père qui installait des paraboles sans lesquelles, nous dit Gazio, un Égyptien ne pourrait plus vivre…
« Elles s’accrochent sur tous les toits, même ceux des masures en torchis ou des bicoques en parpaings. Une dépense prioritaire qui permet de regarder des matchs de football, de se délecter de feuilletons indiens doublés en arabe du Golfe et d’avoir un aperçu d’une autre vie dans un autre monde rempli de 4x4, d’après-shampoing conditionneur et de pâtés pour chats. »
Alexandrie est d’abord décrite à partir d’un guide austro-hongrois de 1901, où l’on présente avec autorité l’antique cité comme étant « la plus chaude, la plus claire, la plus gaie, la plus ensoleillée » des stations qui bordent la Méditerranée. Le tramway s’y est donc imposé comme une évidence et il court encore, mais pas très vite, des quartiers les plus huppés aux quartiers les plus misérables.
Alors que notre rapporteur est absorbé dans la contemplation d’un étalage de viande bovine, d’os et d’abats tout juste découpés par un équarrissage en règle, voici qu’un boucher débonnaire lui demande ce qu’il cherche par ici.
‒ L’arrêt du tram.
Pour aller où, s’enquiert avec intérêt le boucher.
‒ Je n’en sais rien, répond l’étranger, mais jusqu’au terminus.
Voilà qui rend joyeux l’homme curieux. Il apporte une chaise près d’une tête aux oreilles coupées… « Je suis soumis, écrit Gazio, au questionnaire habituel, bientôt rejoint par un employé et par un garçonnet, un ‘‘Arabe’’, c’est-à-dire un Bédouin de la côte nord, mais aux yeux bleus et aux cheveux blonds frisottés.
Il m’apprend que ce tramway va vers le port et que ce trajet certainement me plaira beaucoup. On me sert un thé accompagné de mille amabilités. […] En cette compagnie prévenante et attentionnée, j’attends l’arrivée du tram dont les horaires sont évidemment inconnus de tous. Quant à l’arrêt, c’est ‘‘par là’’, accompagné d’un geste vague, mais je peux aussi bien rester sur ma chaise. »
Outre le train, le tramway, l’autobus, comme moyen théorique de déplacement, pour les plus fortunés il y a bien sûr le taxi. Alors Pierre Gazio nous explique les changements de données, c’est qu’elles ont évolué, et, on l’aura deviné, pas exactement dans le bon sens.
« Les chauffeurs d’autrefois étaient réputés pour leur jovialité et surtout pour leur don d’inventer ou de transmettre des ‘‘nokta’’, des plaisanteries, des histoires drôles plus ou moins satyriques. Leurs cibles étaient le gouvernement, au sens large, les ministres surtout, les habitants de Haute-Égypte, les Saïdis, les Américains et les femmes… […] Ces chauffeurs, rarement très jeunes, étaient tous des professionnels et connaissaient Le Caire comme leur poche. De nos jours il est fréquent de tomber sur un chauffeur amateur ou occasionnel qui n’a qu’une vague idée de l’endroit où il se trouve et aucune de celui où vous aimeriez aller. Au client de lui servir de guide s’il le peut. Au cas contraire, il sera condamné à une pénible errance ponctuée d’arrêts auprès des portiers d’immeubles ou des kiosquiers dont les explications emberlificotées sont d’autant plus péremptoires qu’elles sont inexactes. Avouer que l’on ignore tout de la rue El Diwan ou Ibrahim Khalil serait un déshonneur et une forme grave de discourtoisie. »
Et pour peu que l’on sache communiquer dans sa langue avec le chauffeur, voici qu’il vous propose de vous emprunter 2000 dollars et de vous les rendre au centuple une fois qu’il les aura fait fructifier. Si vous rechignez un peu, il est prêt à ne vous taxer que 2000 livres égyptiennes, soit quinze fois moins, pour là aussi au final, réaliser une affaire dont vous vous souviendrez. C’est qu’il ne vous promet rien de moins que le paradis !
Un autre se déclare paniqué parce que sa fille doit être opérée, sous peine de mourir. Seulement, le docteur réclame 5000 livres. Et il n’a rien. Rien de surprenant en Égypte, les soins sont toujours payables d’avance. Les deux passagers hésitent, plutôt enclins à le croire. Ce brave homme n’a pas l’air d’un imposteur. Ils lui donnent les espèces qu’ils ont avec eux.
Quelques jours plus tard, un autre chauffeur se fendait de la même histoire tragique, conforme à la première version. Puis plusieurs autres en peu de temps, jusqu’à Alexandrie. Un scénario viral qui semblait avoir été adopté par nombre de chauffeurs, sans qu’ils aient calculé qu’il pourrait être éventé dans un délai assez court.
En Égyptien d’adoption avisé, Pierre Gazio nous donne au passage quelques précisions sur le statut du mensonge : « De façon générale, le mensonge jouit ici d’un statut inconnu dans l’Occident simpliste, il n’est pas l’absolu antonyme de la vérité ou de la franchise. Le ‘‘kezb abyad’’, le mensonge blanc, par exemple, permet d’épargner à autrui le désagrément d’une vérité déplaisante ou inutilement compliquée. Sans en être dupe la plupart du temps, le destinataire appréciera l’extravagance ou l’ingéniosité de l’affabulation. Un art du mensonge qui est une forme de savoir-vivre. »
Ainsi, Pierre Gazio, sous prétexte de nous conduire dans les transports égyptiens, nous rend familière une population qu’il connaît bien, à force d’observation, de fréquentation et de cordialité. Son amitié est grande envers ces gens qui, pour la plupart, ont quotidiennement à subir tant et tant. Inutile de rappeler le tour qu’a pris, ici comme ailleurs, le mouvement révolutionnaire de l’année 2011. Aucune allusion possible à la férule politique et policière qui enserre le pays, ce n’en est que plus parlant. Juste un rappel quant à l’involution des mœurs, Gazio se souvient qu’à seulement deux reprises, à la recherche d’un taxi, il a été pris en charge par une femme, « Bras d’athlète, épaisse chevelure bouclée et cigarette Cléopatra au coin de la bouche, elle faisait déjà figure d’attraction dans le quartier moderne de Mohandessin… » Autant préciser que cet épisode remonte au début des années 1990. Impensable aujourd’hui…
Jean-Claude Leroy
Pierre Gazio, Transports égyptiens, éditions Le Temps qu’il fait, 120 p., 2025, 17 €.