D’un fil, l’autre (une tresse)
« (...) À première vue il ressemble à une bobine de fil plate, en forme d’étoile, et on dirait en effet qu’il est tapissé de fil ; d’ailleurs ce ne sont probablement que de vieux bouts de fil cassés, rafistolés par des nœuds, mais aussi tout emmêlés, de textures et de couleurs très variées (...) »
(Franz Kafka, « Le souci du père de famille », 1917,
Récits, romans, journaux, éd. Librairie Générale Française, 2000, p. 1069-1070)
« S’il est écrit que je dois mourir
Il vous appartiendra alors de vivre
Pour raconter mon histoire
Pour vendre ces choses qui m’appartiennent
Et acheter une toile et des ficelles
Faites en sorte qu’elle soit bien blanche
Avec une longue traîne
Afin qu’un enfant quelque part à Gaza
Fixant le paradis dans les yeux
Dans l’attente de son père
Parti subitement
Sans avoir fait d’adieux
À personne
Pas même à sa chair
Pas même à son âme
Pour qu’un enfant quelque part à Gaza
Puisse voir ce cerf-volant
Mon cerf-volant à moi
Que vous aurez façonné
Qui volera là-haut
Bien haut
Et que l’enfant puisse un instant penser
Qu’il s’agit là d’un ange
Revenu lui apporter de l’amourS’il était écrit que je dois mourir
Alors que ma mort apporte l’espoir
Que ma mort devienne une histoire »
(Refaat Alareer, « Si je dois mourir », 1er novembre 2023,
traduction de l’anglais par Nada Yafi)
Sumud
Que nous arrive-t-il que nous ne sachions quoi en dire, et souffrions même d’en parler ? Que nous arrive-t-il exigeant cependant de nous, toutes choses égales par ailleurs, ce que le peuple de Palestine appelle « sumud », c’est-à-dire ténacité et résilience, plus sûrement résistance et persévérance contre les forces coalisées pour réprimer des paroles de justice et de vérité ?
Que nous arrive-t-il du réel qui nous en revient dans les images ? Aujourd’hui se vit sous la condition d’une nouveauté qu’il nous faudrait tenter de penser : un génocide est en cours et il est filmé par ses auteurs comme par ses victimes. Que peut le cinéma, alors, le si pauvre cinéma, quand le pire est filmé et qu’il est partout télédiffusé, et que manquent pourtant les regards qui auraient les égards de croire pouvoir suspendre la catastrophe en cours autant que son spectacle ? Vous rappelez-vous ce passage de Walter Benjamin dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1936) quand il y conclut : « Au temps d’Homère, l’humanité s’offrait en spectacle aux dieux de l’Olympe ; c’est à elle-même, aujourd’hui, qu’elle s’offre en spectacle. Elle s’est suffisamment aliénée à elle-même pour être capable de vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre. » ? [1]
Nous y sommes à nouveau, nous y sommes comme jamais. L’époque est à l’extrême et il nous faut lui répondre par la radicalité de nos moyens non de réagir mais de penser – contre toute réactivité, agir en conformité avec une pensée confrontée à ce qui l’anéantit. Croire en ce monde, c’est croire aussi au cinéma en sa capacité, si faible soit-elle, de le faire moins immonde et plus désirable. C’est faire un sort à l’ensorcellement des visibilités qui nous sidèrent au nom des images qui appellent à les considérer dans la construction critique des regards [2]. Antonin Artaud ne parlait-il pas déjà en son temps, qui est toujours le nôtre, que « notre monde actuel est mené par des séries d’envoûtements concertés et calculés » ? [3]
Aux maraboutismes jusqu’au-boutistes de l’actuel, on répondrait par un marabout de ficelle.
La sixième face du pentagone (le hors-champ et la troisième image – un polygone étoilé)
Notre actualité est fissurée par ces mots de tous côtés : attentats terroristes et massacres de civils, risques génocidaires et actes de génocide, crimes de guerre et apartheid, crimes contre l’humanité et nettoyage ethnique. Nous sommes cerné-e-s par tout cela qui nous concerne.
Le génocide en cours en Palestine est celui qu’attestent les agences onusiennes et les juristes internationaux, la Fédération internationale des Droits de l’Homme et Médecins Sans Frontières, Human Rights Watch et Amnesty International, les rapporteur-e-s des Nations Unies comme Francesca Albanese et les historiens israéliens spécialistes du génocide comme Menahem Klein et Amos Goldberg. Plus de 20.000 tonnes de bombes larguées sur Gaza, autrement dit deux fois Hiroshima. Un siège de vingt ans quand ceux de Madrid et Leningrad en ont duré trois, et quatre pour Sarajevo. Plus de 180.000 cadavres d’après la revue médicale britannique The Lancet. Comme le disait l’écrivain libanais Elias Khoury, la Nakba n’a jamais cessé, 1948 et ses suites, sa poursuite qui est la persécution du peuple palestinien [4]. Il n’est donc pas encore venu, quelques-uns nous en avaient prévenu, ainsi Heiner Müller et Günther Anders, le temps d’une ère de l’humanité définitivement post-coloniale et post-génocidaire.
L’actualité est génocidaire en effet et l’époque, non moins écocidaire : pas un jour qui ne vient sans la menace planétaire de « la raison carbonique et [du] feu doré du cosmocide » évoquée par le congolais Sony Labou Tansi [5]. Ou, pour le dire aujourd’hui avec les mots d’Andreas Malm : « la destruction de la Palestine c’est la destruction de la Terre » [6]. Si la révolution ne sera pas télévisée selon Gil Scott-Heron, le contraire l’est à l’heure où la télévision a implosé, partout désormais à portée de smartphones, de réseaux et d’applications, disponible à produire l’archive en continu dans un monde où quiconque est virtuellement devenu pour lui-même comme pour les autres une chaîne locale et privée de télévision.
Gaza : la grande tradition de tisserand des Gazaoui-e-s nous aurait légué ce nom, celui de gaze (ou gauze en anglais) qui désigne un tissu caractérisé par un tissage de fils écartés pour l’habillement (les voiles) et l’ameublement (les rideaux). La gaze nomme aussi un tissu lâche de fibres de coton hydrophile servant de compresse ou de pansement. En anglais gaze signifie le regard. Gaza gaze : Gaza est un paradigme, le tissu dilacéré de tous les écrans, des petits miroirs noirs logés dans les smartphones aux grandes voiles blanches des salles de cinéma.
Gaza : n’importe qui peut tenir dans sa poche les visibilités quasi-instantanées des orages d’acier qui en sont le ravage continué. Les archives continues d’une inhumanité télédiffusée.
Gaza : à rebours de toute occupation, le nom de notre préoccupation à laquelle le cinéma, même, n’échappe pas [7]. Parce que si le monde entier regarde, il faudrait voir aussi comment ce qui arrive à Gaza regarde également le cinéma, et comment le cinéma en a quelque égard [8].
Si Gaza nous cerne et nous concerne, c’est en nous arrivant de tous les côtés de l’écran et l’on pourrait en caractériser cinq : 1) les combattants du Hamas filmant le 7 octobre 2023 le plus grand massacre de civils israéliens ; 2) les soldats de Tsahal qui relaient sur les réseaux les publicités de leurs forfaits ; 3) les victimes palestiniennes diffusant le cri vital des archives de leur destruction ; 4) les chaînes de télévision qui relaient de préférence plutôt la propagande des uns que celle des autres ; 5) les médias alternatifs qui essaient de trouver le pas de côté afin de clarifier ce qui nous meurtrit en déchirant le Proche-Orient. Un pentagone, cinq côtés donc, dont la sixième face serait le hors-champ et sa garde en reviendrait alors au cinéma.
Bien sûr, tous ces côtés par lesquels passent les visibilités du maintenant sont hétérogènes, antagoniques, conflictuelles. Les réseaux de diffusion sont indexés sur des logiques industrielles qui usent de filtres, les moteurs de recherche et les algorithmes, pour les coincer dans les filets du consensus. Mais elles composent pourtant, aussi instable et incandescente soit-elle, une même figure, celle d’un régime dont les flux ininterrompus font la saturation d’un monde refluant sur lui-même. Un jour viendra pourtant où il faudra regarder une par une toutes ces visibilités, et les considérer comme les lignes à haute tension d’une actualité filmée sans discontinuer, au point de produire l’anesthésie des uns et l’hyper-sensibilité des autres en les rabattant sur l’une sur l’autre au nom d’une confusion extrême qui profite à l’oppression.
On le sait notamment grâce aux Histoire(s) du cinéma (1988-1998) de Jean-Luc Godard : si le cinéma a été l’art du siècle passé, c’est en héritage d’une faille sans comblement, d’une contradiction sans résolution. L’antagonisme qui se déduit de son triomphe (le cinéma est partout, dans les salles, les têtes et entre les êtres) est celui de son échec historique (le cinéma n’a empêché ni Hiroshima ni Auschwitz). D’un côté, le cinéma se hisserait au rang d’un transcendantal au sens de Kant, c’est-à-dire une faculté nouvelle, une condition de possibilité pour l’expérience ainsi que l’ont estimé Jean-Luc Nancy et Bernard Stiegler [9]. De l’autre, la « cinématographie générale » (Jean-Louis Comolli) [10] qui en résulte depuis 130 ans, par le développement technologique des caméras, des réseaux de diffusion et des écrans a relégué le cinéma en le déportant du centre des images aux marges. Une annexe du « spectaculaire intégré » (Guy Debord) [11], aussi diffus que concentré (les oligopoles existent, Big Tech et Chine) [12]. L’offense d’un luxe qui démunit le cinéma, rendu à un état de pure inoffensivité.
Le 21e siècle n’est pas un siècle nouveau, mais l’accentuation grotesque et tragique du précédent par saturation (toujours plus), accélération (toujours plus vite) et surexposition (toujours plus de dedans sans dehors). L’accumulation général en matière de prothèses télé-technologiques est un appauvrissement global puisque n’importe peut devenir millionnaire en archives du pire quand, hier, on se trompait déjà de l’être en images de la révolution [13].
Alors, que peut le cinéma, cette question godardienne qui nomme le problème de celles et ceux qui ont le souci dialectique du réel, du cinéma et des rapports entre les deux ? Si le cinéma est devenu minoritaire dans la production-circulation mondiale des visibilités, son devenir-minoritaire est la chance révolutionnaire de son impuissance. Le si peu qu’il peut aiderait à construire les regards qui protégeraient les images, qui sont rares comme les idées et les événements, les amours et les amitiés, des flux audiovisuels auxquelles nous sommes surexposé-e-s. Refaire image depuis les visibilités, c’est restituer aux images ce qui est à leur condition mais ne se voit pas. L’égard aux images exige alors de penser par montage afin de les critiquer, et évaluer le tact de leur contact à distance. Car il n’y a pas d’image s’il n’y a pas plus d’une image : deux images au moins, deux visibilités au mieux pour faire la part des ressemblances imaginaires et des antagonismes réels, avant de s’accorder dans l’écart de leur manque respectif, différentiel et symbolique – la troisième image au nom du hors-champ [14].
Au pentagone du visuel, le cinéma aurait la possibilité d’en extraire un « polygone étoilé ». L’image de la rosace pointant vers l’extérieur des angles offensifs revient aussi au cinéma [15].
Monter-disposer, démonter-décomposer, remonter-recomposer (avant-dernières choses, pas de côté et coup d’après)
Ce qui arrive de Gaza, mais on pourrait parler plus généralement du Proche-Orient, Israël et Palestine des territoires occupés, Liban et Syrie, nous revient depuis des flux saturés de visibilités immédiatement convertibles en marchandises spectaculaires que valorisent, sur le plan économique, un « capitalisme émotionnel » (Eva Illouz) [16] et, sur celui de l’éthique, la « concurrence des victimes » (Jean-Michel Chaumont) [17]. Quand Jean-Louis Comolli évoquait la « cinématographie générale » à l’heure de l’économie du numérique, il se demandait de son côté si tant de visibilités avaient les spectateurs qu’elles désirent. Filmer et diffuser comme une majeure partie de l’humanité s’en acquitte quasi-quotidiennement aujourd’hui ne sont en effet pas automatiquement synonymes de voir (pour qui filme) et de regarder (le film).
Le pain quotidien des visibilités est un pain noir qui se découpe en tranches, pour les uns dans une indifférence saturée, pour les autres dans l’impuissance face une dilacération exacerbée.
La saturation des visibilités, dont le coût est économique autant qu’écologique, nous expose à la contraction des regards, une autre implosion qui se paie aussi en décompensations catastrophiques [18]. Comme le peuple, les images manquent. Si la mondialisation est une occidentalisation du monde, notre désorientation est celle d’occidentés (Jacques Lacan) [19]. Si la crise est partout, que la critique y réponde. S’y intéresser oblige à reposer notre problème en terme iconomique, ainsi que nous y invitent Marie José Mondzain et Peter Szendy [20].
À nouveau, on repense à Walter Benjamin. Dans ses essais sur Paris, le haschich et la flânerie, ce dernier introduit une idée forte dans l’image du « colportage de l’espace » [21]. Si l’image invoque le montage, par l’interférence ou le court-circuit (c’est l’expérience hétérogène de la drogue ou de la déambulation citadine), elle peut imposer aussi une forme d’immobilisation par réification (dans l’usage publicitaire et homogène des réclames et des panoramas).
Gaza, ce paradigme nommant aussi ce qui l’anéantit, invite à repenser le colportage de l’espace benjaminien. L’expérience du transport qu’autorise la circulation accélérée jusqu’à saturation des visibilités numériques se vit sur le mode critique de la surexposition (puisque, nous dit Frédéric Neyrat, nous sommes exposé-e-s à ce qui nous compose) [22], de la sidération bloquant l’expérience (Erlebnis) plutôt que de la transmission et de la compréhension (Erfahrung). À la sidération, répond l’exigence de la considération (Marielle Macé) [23].
C’est alors que nous existons, ouverts au dehors (ex-sistence), à l’entre qui est l’avec (Jean-Luc Nancy) [24]. Et c’est ainsi que se composent nos existences, dans la série des consistances, ces idéalités et sublimités qui les protègent de la subsistance où elles se décomposent.
Le mal d’archive diagnostiqué en 1995 par Jacques Derrida, dans son livre éponyme publié exactement un siècle après l’invention contemporaine du cinématographe par les frères Lumière et de la psychanalyse par Sigmund Freud, connaît désormais un seuil critique [25]. En effet, outre nos archives mnésiques, les traces et documents filmés prolifèrent autant que la pulsion « anarchivique » qui les anéantit. Les spectres que ces archives à la fois recèlent et décèlent nous colonisent en recouvrant les vivants qui ne répondront plus de rien quand ils seront morts, le recouvrement aussi parfait qu’un crime peut l’être. L’autorité qui viendrait alors en organiser la monstration en leur donnant tout leur sens est rendue bien plus difficile, plus compliquée que jamais face à tant de monstruosités. Attention ! Pas l’autorité de l’archiviste missionné par l’État, mais celle de l’archonte dont l’autorité se fonde elle-même à distance de l’État quand elle ne se constitue pas contre lui. Un principe « archontique » inviterait dès lors à se faire soi-même monteur et programmateur, eu égard aux images et aux regards qui leur répondent, et qui répondent à leurs inventions avec autant d’imagination. Seul le cinéma nous y aiderait parce qu’il est un grand trésor de leçons contre l’oppression.
Si nous sommes convoqué-e-s à devenir nos propres Henri Langlois et Jean-Luc Godard, filmer, archiver et diffuser apparaissent comme des conditions nécessaires mais insuffisantes. Pour user de nos outils vidéo en remédiant aux poisons, addictions et intoxications qu’ils recèlent, et cesser ainsi d’être prolétarisé-e-s par leur consumérisme, nos musées imaginaires et cinémathèques portatives requièrent alors de renouer avec une histoire de la pensée du cinéma au 20e siècle dont le double souci est celui du hors-champ et du montage en tant qu’ils protègent ce qui ne cesse pas d’être refoulé, le discontinu, le négatif et le différé, et les hasards en réserve de l’incalculable qu’exterminent les machines à calculer numériques [26].
Filmer et diffuser ne suffisent pas ; pire, ces opérations se substitueraient à tout regard. Il faut aller y voir, donc, dans la garde du réel, et y regarder en ayant tous les égards aux images. Si le front des visibilités est une guerre de position qui nous y surexpose jusqu’à saturation, il faudrait alors en disposer pour avérer que « les images prennent position » (Georges Didi-Huberman) [27]. Le monde du « spectaculaire intégré » (Guy Debord) l’est de « l’actualité intégrale et ouverte de tous côtés » (Walter Benjamin) [28]. C’est pourquoi il appelle à déblayer nos terrains d’actualité en organisant le pessimisme qui nous incombe. Pour voir et regarder, il faut penser les visibilités par montages et c’est ainsi qu’il y a de l’image, plus d’une image.
Ce que fit Bertolt Brecht dans son Journal de travail et son ABC de la guerre (1938-1955) au nom de ses « prises de parti », militantes et didactiques, auxquelles Walter Benjamin préférait des « prises de position », plus pédagogiques, formelles et esthétiques. En prenant le parti de Brecht depuis sa lecture par Benjamin, Georges Didi-Huberman reconnaît toutefois la puissance dialectique des dé-montages brechtiens puisqu’ils permettent de remonter le temps subi – des démonstrations pour des « remonstrations ». Démonter pour se déprendre de toute univocité au nom des apories, désordres et failles critiques, des effets d’étrangeté et des anachronismes. Démonter pour remonter le cours de l’Histoire qui s’accumule par couches dans le présent jusqu’à le saturer, et retrouver la curiosité de notre enfance face aux images.
Monter, c’est critiquer en répondant à la crise générale qui est aussi celle du partage du sensible et des visibilités. Monter pour déposer (les évidences) et reposer (les problèmes), pour disposer en recomposant les positions à distance de l’univocité des prises de parti, pour se déprendre de soi-même en luttant contre ses propres réflexes et automatismes, et se relever.
Ni une ni toute : l’image est pas-toute [29]. C’est pourquoi l’image est ouverte de toutes parts, hospitalière et disposée à la contradiction, accueillante des antagonismes et dédiée à jouer des battements du champ-contrechamp au nom du hors-champ qui en fait le sol et qui les triangule. Disposer des visibilités pour les opposer en construisant à partir de leurs oppositions des compositions dialectiques. Alors il y a non pas une image mais de l’image. Voir dans l’une ce qu’elle n’a pas et se donne dans l’autre est affaire de différences dans l’égalité, de gestes de réciprocité et de disputes qui ne craindront jamais la mésentente (Jacques Rancière), sans verser dans les apories du différend (Jean-François Lyotard) [30]. Parce qu’il faut rédimer la voix qui manque face à l’horreur et, ainsi, rouvrir un espace de paroles.
Les visibilités se veulent unes et toutes, narcissiques ou propagandaires, publicitaires et spectaculaires. Les images se font autres et pas-toutes, et n’adviennent que dans les intervalles, dans l’écart qui les sépare et redonne à respirer en retrouvant matière à parler. Les visibilités qui se succèdent en flux se remplacent ; les images en représentent la « dialectique à l’arrêt » (Walter Benjamin) [31]. Si la modernité est l’ère du monstrueux (Peter Sloterdijk) [32], passer des « monstra » aux « astra » (Aby Warburg) [33] tient à démonter les visibilités unes pour les critiquer en les recomposant en images autres pour les relever – et nous relever avec.
Les images diraient donc la relève des visibilités quand, montées, elles sont démontées-remontées. Leur rédemption par interruption comme par « déclosion » (Jean-Luc Nancy) [34].
Si nous sommes remonté-e-s contre l’époque qui nous mine et dont le spectacle nous démonte, c’est à démontrer qu’il faut opérer par montage des visibilités, à déminer ainsi les terrains de la cinématographie générale, actualité intégrale et spectaculaire intégré. Les soustraire des flux de leur interchangeabilité afin de les redisposer. Faire un pas de côté et voir autre chose en passant de la sidération à la considération. C’est encore faire un pas en arrière pour faire un pas au-delà, et ainsi remonter le cours de l’Histoire subie saturant le présent pour garder l’avenir ouvert et entretenir la possibilité de l’événement comme le sauvetage des potentialités utopiques du passé. L’interruption « katéchonique » du pire au nom de la bifurcation vers le meilleur qui cessera enfin d’être un moindre mal qui est encore un mal [35].
Le montage en pas de côté des visibilités pour les critiquer, dans la création des images et des regards qui répondent à leurs inventions avec autant d’imagination. Les avant-dernières choses pour sauter la fin des temps en s’aidant de l’après-coup pour viser le coup d’après.
Inséparés d’avec Gaza (nouvelle critique de la séparation)
Récapitulons alors notre idée : à l’heure du génocide à Gaza qui est aussi un front de dispute dans la guerre des visibilités, à l’ère de la cinématographie générale qui est actualité intégrale et spectaculaire intégré, à la fois très diffus et très concentré, à l’époque d’une saturation à laquelle nous sommes surexposé-e-s, nous savons que filmer et diffuser ne suffisent pas. Les archives réclament leur archonte et le principe archontique tiendra à monter-démonter-remonter les visibilités. Il faut donc réapprendre à apprendre, ne jamais désapprendre d’apprendre au nom du spectateur dont la place n’est pas faite d’assignation à résidence, mais de déplacements. La connaissance par montage opère ainsi dans les démontages qui sauvent les images des flux qui les rendent interchangeables, et par les remontages qui en sont la remise à disposition, leur monstration au nom des recompositions parant aux monstres qui nous décomposent incessamment, tout ce qui obstrue nos regards et qui réprime nos voix.
Du contrechamp, il en faut parce qu’il n’y a pas d’image ni une, ni toute mais des images pas-toute, des images autres. Du contrechamp au nom du hors-champ en réserve autant de l’impossible (le réel en excès à tout sensible) que du possible (l’interruption utopique). Le hors-champ est l’arbitraire de paix, le tiers qui nous soustrait des fausses équivalences parce que l’on ne nous fera jamais croire, jamais, à l’identité entre les victimes et les bourreaux.
Du contrechamp pour respirer entre les visibilités qui enserrent et encerclent, sidèrent et immobilisent, bouchent la vue et asphyxient. Une, deux, trois images : la première pour être dialectisée par la deuxième et la troisième qui revient au spectateur comme son secret, son intime désir de persévérer – sumud –, son pas de côté, il faut bien continuer même si l’on ne peut pas continuer. Pour que le contrechamp cultive le champ du hors-champ, le sol commun à la condition de toute image : « l’image-hors l’image » (Frédéric Neyrat) [36]. La connaissance critique par l’image dans les montages-remontages-démontages. Des prises de position comme autant de pas de côté. Des pas en arrière pour faire le pas au-delà, le coup d’après. Des avant-dernières choses pour bifurquer en franchissant la fin des temps, et ainsi s’en affranchir.
Serions-nous toutefois si séparés de ce qui arrive à Gaza en revenant dans le différé de son archive sans discontinuer ? Si ce qui sépare autorise à l’invention de nouveaux rapports, c’est aussi pour reprendre à nouveaux frais et depuis Guy Debord la critique de la séparation.
La difficulté à le comprendre est aussi existentielle que théorique. D’un côté, nous avons besoin en effet de la séparation pour retrouver à respirer en instaurant des rapports originaux, à la fois destituants des chaînes d’évidences et constituants de nouveaux sens, et ainsi se soustraire au confusionnisme intellectuel, et même cognitif, des fusions sans distance ni discernement. De l’autre, l’inséparation est ce qui mérite néanmoins d’être pensée quand, à la suite du philosophe Dominique Quessada, on refuse également de penser en termes d’essences et d’abstractions, d’isolats et de substances qui pavent le fond d’une ontologie de la pureté, dans la précédence de la séparation sur toute intermédiation. Le réel est alors enclos, l’entre aboli et les uns ne voient des autres qu’à la seule condition de pouvoir les dominer [37].
Vivre dans l’inséparation, c’est alors considérer qu’il faut penser que le mode essentiel est faux, et le mode relationnel vrai. L’être c’est l’entre et l’entre c’est l’avec. Interdépendances et co-appartenances l’emportent alors sur la métaphysique occidentale des grands partages catégoriques. Ce qui s’impose, et qu’intensifient nos réseaux télé-technologiques, est une communauté de destin interspécifique, autant qu’une impropriété générique et cosmique.
On pourrait alors tenter de dialectiser en montrant avec Frédéric Neyrat comment l’inséparation n’annule pas la séparation puisque elles passent l’une dans l’autre dans une dynamique de la réciprocité dont la relation est au fond toute la nécessaire condition. On le dit autrement : ce qui nous sépare de Gaza n’en sépare pas. Gaza en direct, Gaza à chaque seconde, le génocide à portée d’écrans domestiques et de connexion internet. Inséparés de Gaza, non moins que le cinéma. Le montage tient donc à séparer les images des visibilités en les rétablissant en autant de champs et de contrechamps, au nom du hors-champ. La troisième image qui les triangule dialectiquement est le champ commun – le hors-champ de l’inséparé.
Séparés en substance de Gaza, nous en sommes ontologiquement inséparés. Ici et ailleurs : contre Gilles Deleuze, la conjonction « et » dialectise, conjonctive et disjonctive. La conjonction disjonctive critique la séparation au nom de l’inséparé. Godard et Debord bord à bord retrouvés. À la connaissance critique de l’image, par montages dialectiques de le vérifier.
À deux bandes, une histoire asynchrone (la bande d’actualité et le tract en contrebande)
Une généalogie croisée du tract et de l’actualité filmés, comme une histoire asynchrone et parallèle du cinéma, aiderait peut-être à mieux percevoir les caractéristiques d’une époque où le pire est l’enjeu conflictuel d’un cinéma permanent, vainqueurs et vaincus, bourreaux et victimes, témoins ou observateurs, tous virtuellement acteurs et agents, archontes ou archivistes de la cinématographie générale à l’heure du crime des désastres du maintenant.
L’urgence nous y obligeant, la généalogie ne peut être ici que rapide, brossée à grands traits, la place manque pour en déplier toutes les strates. Le fil qui nous conduit à mener ce récit est, sur ses deux bords, l’actualité filmée qui l’est désormais par n’importe qui et dont le monopole est disputé, et la possibilité du recours au tract filmé pour en critiquer l’hégémonie.
Un premier moment reviendrait à l’invention du cinéma d’actualité, avec le Pathé-Journal en 1909, et son grand tournant à l’occasion de la Première Guerre mondiale. L’Héroïque Cinématographe (2002) d’Agnès de Sacy et Laurent Véray en propose un montage d’archives qui atteste autant des pressions de la propagande militaire et nationaliste partagée par les camps belligérants, notamment la Prusse et la France, que du recours à la reconstitution quand la violence des scènes de bataille rend impossible l’enregistrement documentaire. La fiction s’impose alors au documentaire en lisibilité orientée des actualités, ce qui avait toujours déjà été anticipée par Georges Méliès avec ses « actualités reconstituées » entre 1897 et 1902.
Un deuxième moment aurait pour figure emblématique le cinéaste et théoricien soviétique Dziga Vertov. Celui-ci initie pendant trois ans, entre 1922 et 1925, 23 courts-métrages d’une quinzaine de minutes afin d’explorer sous forme de vignettes didactiques les réalisations de la Révolution russe. Aidé par ses deux assistants, sa compagne Elisabeth Svilova et son frère Mikhaïl Kaufmann, Dziga Vertov met alors en pratique sa théorie du « kino-glaz » substituant aux imperfections ou limites de l’œil humain l’objectivisme révolutionnaire prêté à l’outil caméra. Sur le modèle journalistique donné par la Pravda de Lénine, le « Kino-Pravda » est donc né, une première tentative d’un « cinéma-vérité » qui veut associer descriptions documentaires et reportages sur le terrain, commandes à valeur propagandiste et expérimentations formelles (arrêts sur images et surimpressions, accélérés et ralentis). Les acquis de cette expérience conduiront à la réalisation de L’Homme à la caméra (1929).
Un troisième moment concernerait la série des films militants produits par la CNT-AIT pendant la Guerre d’Espagne (1936-1939). Le cinéma change alors de camp en passant des mains des opérateurs missionnés par les groupes privés comme Pathé ou des états-majors militaires, à celles d’anarcho-syndicalistes qui profitent de la révolution sociale et de la collectivisation provisoire de l’industrie cinématographique pour produire, surtout au début de la guerre entre juillet 1936 et 1937, des films militants, reportages d’actualités mais des fictions également. Les franquistes n’ont pas été en reste mais ils ont produit moins de films que leurs ennemis, une cinquantaine contre deux cents. À la même époque, en Allemagne, Bertolt Brecht s’associe avec le bulgare Slátan Dudow pour la réalisation de Kuhle Wampe – Ventres vides (1932), unique film communiste produit sous Weimar. En France, Jean Renoir tourne La Vie est à nous (1936) pour le Parti communiste. On peut encore citer d’autres films, à la fois indépendants sur le plan économique et à vocation militante, ainsi Misère au Borinage (1934) de Joris Ivens et Henri Storck et Terre sans pain (1933) de Luis Buñuel.
Intermède. Avant la Seconde Guerre mondiale, la bande d’actualité est déjà l’enjeu d’une bataille inégale, dominée par les États et les industries collant à la roue de leur idéologie. Y répondent les forces politiques organisées pour en contester sur le terrain, y compris sur celui des images, l’hégémonie, communistes et anarchistes. Leurs films, s’ils n’ont toutefois pas encore la légèreté des ciné-tracts qui papillonneront dans la sillage de Mai 68, les appellent.
La Seconde Guerre mondiale représenterait un tournant critique considérable. L’industrie de l’actualité filmée y tourne à plein régime, toujours soumise aux agendas militaires des États belligérants. Mais l’actualité s’ouvre aussi en archive de témoignage et preuve juridique avec l’ouverture des camps de la mort nazis. Les armées alliées produisent les archives qui serviront lors procès de Nuremberg entre novembre 1945 et octobre 1946, avec la projection le 29 novembre de Nazi Concentration Camps de George Stevens à partir de bandes filmées par les armées anglaise et américaine. Le tout premier procès de l’Histoire durant lequel est examinée la catégorie juridique nouvelle de crime contre l’humanité, celle de génocide créée par Raphael Lemkine étant également utilisée mais sans apparaître dans le jugement, accueille aussi une séance de cinéma, anticipée côté fiction par Fury (1936) de Fritz Lang, et prolongée sur un versant domestique par The Stranger – The Criminal (1946) d’Orson Welles.
On se reportera aussi aux analyses de l’historienne Sylvie Lindeperg portant dans La voie des images sur quatre tournages très différents de l’année 1944 : deux films de propagande nazie incluant la participation des déportés juifs dans les camps de Westerbork et Theresienstadt, et deux autres commandités par la Résistance français à Paris et dans le Vercors, le second procédant par réécriture et scènes de fiction après coup quand le premier a été tourné sur le vif à l’issue des combats. On retient notamment cette phrase qui résonne aujourd’hui au sujet du devoir de mémoire, que l’autrice qualifie de « bienfaisant confort moral, clos sur lui-même, privé d’introspection sur le présent, dépouillé de sa responsabilité à l’égard du futur. » [38]
On n’oubliera pas, enfin, le caractère exceptionnel des quatre photographies prises clandestinement par un membre du Sonderkommando d’Auschwitz-Birkenau en août 1944, analysées par Georges Didi-Huberman dans son ouvrage majeur Images malgré tout (2003) [39] et au sujet desquelles est revenu le documentariste Christophe Cognet dans son film À pas aveugles (2021). En l’espèce, la série des photos dont il est question ici est l’acte de résistance par l’image photographique, peut-être le tout premier, faite par une victime d’un génocide.
L’expérimentation vertovienne des années 1920 connaîtra un rebond, c’est notre quatrième moment, dans les années 60. La synchronisation de la caméra (l’Éclair-Coutant 16 mm.) et du son (le Nagra), à la suite des expérimentations héroïques de pionniers canadiens tels Gilles Groulx, Pierre Perrault et Michel Brault, y sera la formidable occasion d’une refondation du cinéma documentaire, plus léger et démocratique (Jean Rouch le nomme alors « cinéma-vérité », Mario Ruspoli « cinéma direct »). Ce temps est également celui d’une réinvention du cinéma militant des années 30, des ciné-tracts de mai-juin 68 aux films des collectifs d’alors, Groupe Dziga Vertov (avec Godard) et Medvedkine (avec Marker), Cinélutte et Cinéthique, de la fin des années 60 jusqu’au début des années 80. Jean-Louis Comolli en a donné l’histoire avec son Cinéma documentaire, fragments d’une histoire (2014). Le ciné-tract poursuit en cinéma l’aventure des tracts et papillons qui a commencé au 17e siècle, ces « papiers de l’urgence » qui ont connu un grand fleurissement au moment de la Résistance, tout en s’attaquant au nouveau monopole des actualités filmées établi par la télévision.
Pour nous arrêter un moment sur les ciné-tracts, ceux-ci sont lancés sous l’initiative de Chris. Marker et de sa productrice Inger Servolin. Ce sont des films courts et muets réalisés au banc-titre avec une caméra 16 mm., d’une durée moyenne de trois minutes. La production doit donc être la plus allégée possible afin d’en écourter le temps de fabrication, et coller ainsi aux événements de mai-juin 68. Elle facilite également la diffusion des films qui peuvent alors se dispenser du circuit contraignant des salles, en pouvant en effet être projetés dans n’importe quelle salle, usines occupées et salons d’appartement disposant d’un projecteur 16 mm. Si les films ne sont pas signés, on reconnaît quelques effets de signature revenant à Chris. Marker, Alain Resnais et Jean-Luc Godard. Les thématiques recouvrent la convergence des luttes entre la jeunesse et la classe ouvrière et la solidarité internationaliste des peuples en lutte, la critique du pouvoir gaulliste et des violences policières, ainsi que le rappel des luttes passées pour nourrir le feu des combats présents. La quarantaine de ciné-tracts conservés depuis l’ont été grâce à la société indépendante Slon (éléphant en russe) devenue en 1974 Iskra (étincelle en russe), puis la Cinémathèque française qui en assure la conservation et la valorisation.
Réinventé sous les auspices du cinéma-vérité ou du cinéma direct, puis sous celles du cinéma militant, le documentaire constitue un front de lutte qui, non seulement, conteste à la fiction son hégémonie sur la production du cinéma, mais encore se constitue en contrechamp de la télévision devenue à partir des années 1960 la principale pourvoyeuse d’actualités filmées. C’est avec le documentaire que le cinéma s’oppose à la télévision, avant que l’économie de la vidéo analogique à partir des années 1970, informatique à partir des années 1980 et numérique à partir des années 2000, bouleverse le champ intégral des visibilités filmées.
Le monopole télévisuel est d’ailleurs si bien assimilé qu’il sert aussi à médiatiser des actions armées : c’est significativement le cas de la séquence des Jeux Olympiques de Munich avec la prise d’otages suivie de l’assassinat d’athlètes israéliens par « Septembre noir », un commando palestinien en septembre 1972. Les premiers J.O. filmés par la télé sont ceux de Berlin en 1936. En 1960, ils le sont à Rome pour la première fois en direct et la mondovision embraie à Tokyo en 1964. Les Jeux Olympiques apparaissent ainsi comme une formidable entreprise industrielle de synchronisation mondiale des regards par les moyens de la télévision et l’action palestinienne représente une première tentative de parasitage de cette opération [40].
Le cinquième moment serait toujours en cours et il ferait encore très largement notre actualité, c’est l’autre face du pentagone contemporain. La coproduction d’internet, des réseaux de diffusion numérique et des télé-technologies a atteint en effet un nouveau seuil qualitatif au tournant des années 2000-2010. Avec les révolutions arabes, les peuples qui se soulèvent filment à l’aide de leurs téléphones portables leurs luttes et en diffusent les visibilités afin d’en accroître l’intensité, d’en accentuer la viralité rassembleuse et performative. La chanson de Gil Scott-Heron y trouverait une manière de démenti quand la révolution est télé-filmée, mais ailleurs et autrement que par le truchement des circuits dominants des chaînes de télévision officielles, à la différence de ce qui s’est passé en Roumanie du 21 au 26 décembre 1989 quand journalistes, cameramen et vidéastes amateurs ont filmé en direct la chute du régime de Ceaușescu pour en faire un « live » qui, au fond, répond aux standards de la télévision [41]. En 2011, le cinéma direct appartient désormais aux révoltés et émeutiers. La médiatisation des violences policières s’inscrit également dans cette séquence, trouvant l’un de ses pics avant et après la crise de la Covid-19, des Gilets Jaunes à Black Lives Matters.
Au milieu des années 2010, les terroristes commencent eux aussi à filmer les attentats qu’ils commettent au nom d’une médiatisation de la terreur qui aura été anticipée par les attentats du 11 septembre 2001 filmés par tous les genres de caméras disponibles, caméscopes domestiques et télévisions privées et publiques [42]. « L’insistance des luttes » (Dork Zabunyan) dès lors s’obscurcit par la perpétration de la terreur et sa médiatisation spectaculaire globale [43].
Le contemporain est partout déchiré et la guerre se poursuit dans les visibilités. L’actualité filmée est le fait des états-majors et des industries culturelles, il l’est aussi de tout un chacun qui a les moyens de faible coût de se faire lui-même chaîne d’info en continu. L’actualité filmée a perdu son hégémonie et l’autorité médiatique, disputée pour de bonnes et de mauvaises raisons, médias alternatifs qui soutiennent les luttes ou « fachosphère » bariolée de couleurs pop [44]. Les bourreaux ont leurs actualités filmées, les victimes ont les leurs et ces visibilités aisément disponibles sont difficilement regardables. Pour faire le pas de côté qui nous sauverait d’une désorientation aggravée comme d’une affliction saturée, le tract filmé retrouverait alors ses vieilles nécessités, non pas dans le didactisme univoque des prises de parti, mais dans l’éclairage
des prises de position au nom des images, diagonal et dialectique.
Le tact des tracts en relève de nos traits tirés, pour le cinéma et tout le peu qu’il peut, sa très grande et très belle impuissance, face au spectaculaire intégré qui massivement désintègre les regards, les désirs et les singularités. Tirer un tract comme on tirait la pellicule, pour remédier aux traits tirés des victimes des tirs meurtriers, pour ne pas tuer mais persévérer – sumud.
Le tirage des tracts s’évalue à leur tact – des bouts de ficelles retissant les regards et l’écran.
L’écran retissé, en poignées de mains amies (les Video Tracts For Palestine)
Des initiatives existent depuis les attentats perpétrés par plusieurs commandos dirigés par le Hamas le 7 octobre 2023 et la contre-offensive israélienne qui s’en est suivie en s’identifiant à à une guerre génocidaire. Des initiatives de cinéastes qui, issus pour la plupart du Proche-Orient mais pas uniquement, tentent le pas de côté des gestes qui redonneraient au cinéma sa capacité à construire des regards sur la situation quand la cinématographie générale relaie quotidiennement les visibilités d’un désastre qui nous arrive aussi, et pas qu’en spectacle.
D’un côté, la cinéaste algérienne Narimane Mari a lancé en mars 2024 le chantier de Some Strings : des « bouts de ficelles » directement inspirés du poème « Si je dois mourir » de Refaat Alareer publié cinq semaine avant sa mort, assassiné à la suite d’une frappe israélienne sur Gaza le 6 décembre 2023, le tuant lui ainsi que son frère, son fils, sa sœur et ses trois enfants. Plus de cent artistes originaires du monde entier ont alors répondu à l’invitation d’un work-in-progress toujours en cours, en proposant un film de cinq minutes maximum en forme de prise de position, non seulement par rapport à la situation du pire massacre de civils du 21e siècle, mais également par rapport aux flux de visibilités qui en amplifient l’intolérable jusqu’à la saturation. Ces films ont été montrés dans différents festivals et institutions, en Europe, au Maghreb et au Proche-Orient, en Amérique du nord comme du sud, en Corée.
De l’autre, le cinéaste libanais Ghassan Salhab a initié en novembre 2023, d’abord de manière individuelle et spontanée puis de façon progressivement structurée en collectif ouvert, le principe des « Video Tract For Palestine » sur le réseau Instagram (@videotraceforplstn). À ce jour, plus de 200 films ont été réalisés sur le mode des ciné-tracts de mai-juin 1968, et tournés par des artistes majoritairement originaires de la région ou issus de sa diaspora.
Une plate-forme s’est alors mise en place, sans ni direction ni représentation. Elle ne présente aucune charte politique, ni aucun programme esthétique. Les contributions sont libres et horizontales comme le rhizome cher à Gilles Deleuze. Un collectif sans je. Un agencement collectif de production-circulation d’images par des gens qui les font, des réalisateurs mais pas des journalistes. Les films courts sont courts, libres de forme et tournés au smartphone.
La conviction partagée est celle d’un génocide silencié, son offuscation par les pouvoirs médiatiques et sa paradoxale obstruction par la communication saturée des flux informationnels. Du ciné-tract au vidéo-tract, des principes sont reconduits : la durée courte et l’anonymat, la production simple et la circulation facilitée. Ce qui a changé, ce sont bien sûr les outils de filmage (le smartphone) et les réseaux de diffusion (via des applications web).
Comme le disent certains auteurs anonymes de Video Tracts For Palestine dans un entretien publié sur le site de la revue Débordements, le copyleft est de mise ; aucun copyright sur l’inspiration de Jean-Luc Godard. L’image s’y affirme « envers, contre et pour tous. » [45] Un refus éthique est marqué, celui du remploi des visibilités produites par les victimes palestiniennes qui sont le hors-champ des vidéo-tracts. Seules, disent-ils, les victimes ont le droit d’exposer ce qui leur arrive. Même si ces visibilités peuvent relayer des codes et des formatages venus du cinéma et de la télévision, leur échappe cependant un double rapport au réel et à la terre, à l’intolérable de ce qui se passe là-bas en affligeant l’ici, irrémédiablement.
Si le désastre se joue aussi sur le front médiatique des visibilités, en étant celui de l’absolu et du relatif, alors on en arrive à la dialectique truquée de l’absoluité du relativisme. Quand l’Autre a aujourd’hui la figure de l’Arabe palestinien, il est absolument relativisé, séparé, voué à l’apartheid des représentations. Les Video Tracts tentent avec leurs bouts de ficelles de contrer la profanation et tous les déchirements consécutifs à cette effrayante relativisation, ces bouts qui font le marabout, tous les montages retissant les écrans de la dilacération actuelle.
Le cri des bêtes qui hurlent à la lune dans une montagne libanaise, victimes de l’écocide ; un poème de Marwan Makhoul offert aux oiseaux dont le chant est anéanti par les missiles et les drones, et que soutiennent les ailes d’une musique planante du groupe Oiseaux-Tempête ; un mot de Giorgio Agamben au sujet des microphones spéciaux utilisés par des biologistes de l’université de Tel-Aviv pour enregistrer le cri inaudible des plantes qui souffrent, et ces mêmes microphones qui manquent pour les souffrances des Gazaoui-e-s ; la « longue patience révolutionnaire » évoquée par Jean-Luc Godard à l’époque de Loin du Vietnam (1967), et qui se prolonge dans la vie mutilée du peuple palestinien ; le poème de Refaat Alareer auquel s’associe une histoire issue des Grands courants de la mystique juive (1941) de Gershom Scholem rapportée par Giorgio Agamben dans Le Feu et le récit (2015), que l’on entend aussi dans Histoires d’Amérique (1988) de Chantal Akerman et Hélas pour moi (1993) de Jean-Luc Godard, pour convenir que Gaza est le lieu même de la poésie en tant qu’elle est la mémoire de ce qui résiste à la mort ; des corbeaux dévorant un drapeau israélien tandis que résonne le poème « Les Corbeaux » d’Arthur Rimbaud chantée par Léo Ferré ; contre toute sidération, quelques méduses dont les soulèvements ont pour ponctuation finale le mot d’intifada ; deux jeunes lanceurs de pierre dont les danses sur le fil rappellent celles de Mohamed Ali, et la voix d’Otis Redding clamant « I’ve Been Loving You », en variation de la séquence d’Intervention divine (2002) d’Elia Suleiman avec la reprise par Natacha Atlas de « I Put a Spell on You » de Screamin’ Jay Hawkins ; une route courant sur une terre qui tremble, remuée d’incandescence, le travelling en guise de relevé sismographique ; nom et images de Palestine revenus d’Ici et ailleurs (1974) d’Anne-Marie Miéville et Jean-Luc Godard, mais passés au négatif qu’irradie la face cachée de la lune ; l’évocation du massacre de Deir Yassin du 9 avril 1948 dont les auteurs, parmi lesquels de futurs dirigeants israéliens, étaient qualifiés de fascistes par Albert Einstein et Hannah Arendt ; des tirs de roquette illuminant la nuit d’un avenir qu’embrase, d’entre les cendres, le rêve d’un peuple Phoenix...
Les vidéo-tracts sont des gestes de peu, des élancements de presque rien – des signes de vie.
Ce sont en effet d’autres bouts de ficelle qui pourraient faire écho à l’étrange Odradek, cette petite créature de presque rien et au nom intraduisible imaginée par Franz Kafka dans la nouvelle inachevée « Le souci du père de famille » (1917). Une bobine apparente de fil à coudre en forme d’étoile, en fait mêlée de plusieurs fils de couleurs variées, et traversée en son centre d’une baguette à laquelle une autre s’ajuste perpendiculairement : Odradek, cette vie de bouts de ficelles sans raison d’être est le rebut qui parle et rit et dont on ne sait que faire, le machin chose sans domicile fixe, rieur et impossible à capturer. Et son énigme fait si mal à son observateur au point qu’il ne supporte pas l’idée qu’il puisse un jour lui survivre.
Odradek serait alors l’ami d’impuissance qui répond à distance au poème de Refaat Alareer. Les bouts de ficelle y font en effet un cerf-volant protégeant tel un ange l’espoir des vivants. Dans l’impuissance, l’insistance filée à ne pas mourir. Avec leur pluriel, les bouts de ficelles, non seulement disent la « phraternité » des métaphores et des images qui se répondent à distance [46], mais encore délivrent l’image de vérité des montages qui exigent plus d’une image parce qu’aucune image n’est ni une, ni toute. Les images pas-toutes : des bouts de ficelles.
« À quoi bon des poètes en un temps de détresse ? » demandait Hölderlin dans Pain et Vin. Le cinéma en un temps de détresse : les tresses d’une longue traîne – l’écran retissé, un keffieh.
Notre souci, un parmi d’autres et il y en a tant, et d’autres sûrement plus urgents, consiste ainsi à retisser la voile dilacérée des écrans par tous les flux saturés de la cinématographie générale et du spectaculaire intégré, petits et noirs ou grands et blancs. Et comment, sinon dans le montage des bouts de ficelles et le tact des contacts à distance entre Odradek et les Gazaoui-e-s, comme des poignées de mains amies même si pleuvent les coups de poings ?
« La flamme brûlante de l’esprit, une douleur puissante la nourrit aujourd’hui.
Les descendants inengendrés. »
(Georg Trakl, « Grodek », 1914,
Œuvres complètes, éd. Gallimard/NRF, 1972 p. 161)
Saad Chakali & Alexia Roux