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Théophile Gürtin

paru dans lundimatin#325, le 7 février 2022

L’uniforme traîne, bleu sur le sol dans une flaque brunâtre. C’est du sang. Le corps de l’agent de police, face (écrasée) contre terre. De sa nuque une béance, trou noirci et oxydé, de laquelle on peut sans trop de peines présupposer de l’origine de la petite canardière nouvellement créée. De la béance c’est aussi un cratère que l’on imagine, d’où les jaillissements ont cessé, une périphérie arrosée de gouttelettes au diamètre et à l’espace de plus en plus dispersé. La surface d’arrosage équivaut plus ou moins à un mètre.

Pierre-Yves en est tout à fait recouvert. Son visage laisse à peine apparaître ses traits enduits d’une pellicule de sang séché. Seulement, Pierre-Yves tient dans ses mains des lambeaux de chair qu’il porte par saccades amusées à sa bouche pour en déchirer des parts d’un mouvement de la tête et de la mâchoire opposé à celui des mains. Il n’oppose aucune résistance. Une quinzaine de policiers le tiennent en joue. Il marmonne des sons rauques et inaudibles qui s’enfouissent dans la cale de la gorge. Pour les observateurs ces bruits sonnent comme une forme de râle bégayé, un bégaiement qui du dehors irait faire bredouiller les cordes vocales. La presse et les médias sont bien entendu déjà présents. Demain les hypothèses sur le geste de Pierre-Yves fleuriront. On appellera toute sorte d’experts, toute sorte de schémas psychocognitifs, d’explications causales, neurobiologiques et statistiques. Un commentateur de catch analysera lors du 20 heures de la première chaîne nationale la forme de l’attaque visible grâce aux caméras de surveillances. Une série de courbes mathématiques abreuveront les hypothèses à la manière d’une reconstitution balistique. On épluchera ses comptes et sa petite enfance, sa vie sexuelle et son historique internet, ses hobbies et ses relations de travail. Pourquoi Pierre-Yves, homme sans histoire, de classe moyenne, employé modèle et sans trop d’ambition d’une agence bancaire de quartier, s’est-il jeté sur un agent de police pour lui dévorer la moelle épinière ? Le seul accroc à son parcours est une demande récente de rallongement de remboursement de crédit à la consommation.

Demain les autopsies et le visionnage des caméras de surveillances de la galerie marchande relèveront que Pierre-Yves après avoir été pris d’une secousse d’une demi-seconde s’est arrêté net. Un bloc immobile dans le flux des passants. Un policier se trouvait alors en position d’observation, à l’arrêt, à environ cinq mètres de lui. Pierre-Yves prit son élan en se propulsant de sa jambe gauche pour directement enfoncer ses incisives dans la nuque du gradé. Les témoins, choqués, mentionneront lors de l’enquête que l’assaillant poussa un drôle de cri : entre lamentation et puissance bestiale, délivrée de toute humanité. Certains iront même jusqu’à affirmer que de sa bouche était sorti un hurlement proche phonétiquement de « mien » ou de « main ».

La veille, un peu nerveux, Pierre-Yves se couchait aux alentours de 10 h 30. Les jambes agitées de tics, la gorge sèche et la vessie inconfortable il se releva deux ou trois fois. Une fois pour aller aux toilettes, une fois pour prendre un verre d’eau froide, une fois il semblerait pour simplement se dégourdir les jambes. Alors qu’il pensait avoir trouvé une position qui lui donnait réconfort et apaisement, on sonna à sa porte.

Perplexe et embêté qu’on puisse le déranger un soir de semaine, Pierre-Yves, d’un naturel anxieux, cherche des yeux les chiffres projetés sur le mur par le cadran de son nouveau réveille-matin radio web intégré. Hagard de ne pas trouver le repos, ses yeux se plissent et il se persuade d’une erreur. Personne ne pourrait rationnellement sonner à une telle heure, qui est plus est en pleine semaine. Quelques heures, quelques minutes passèrent. Le son de la porte d’entrée continuait de résonner dans la tête de Pierre-Yves, une litanie. Habituer à l’obscurité, ses yeux désormais grands ouverts, la conscience en face des trous, nul repos de l’âme. Une heure entière encore passa, il se lève, descend les escaliers et ouvre la porte d’entrée sans même penser à zieuter le judas qui trône au milieu.

« Alors Pierre-Yves, t’en as mis du temps. On fait attendre son patron maintenant ? Tu me fais rentrer ? »

Pierre-Yves bredouille. Bouche ouverte, le menton bien bas. Jean-Daniel est déjà dans le salon, entre le canapé IKEA et sa télé Samsung. Il en prend conscience. La pièce laisse à voir une soirée en solo devant la télé accompagnée d’un paquet de pâte pré-préparé à cuire au micro-ondes. Légère honte décuplée des boîtes de pizza qui s’entassent près de la poubelle. Pierre-Yves sans jamais avoir cuisiné pour ses collègues est connu comme étant « le chef-coq » du groupe. Il n’a pas de femme et leur a dit savoir cuisiner un chili con carne. Sa réputation risque d’en prendre un coup. À cela s’ajoutent les sacs en carton Deliveroo, non jetés à la poubelle. Conscience écologique oblige leur réutilisation. Les tickets-caisses agrafés témoignent de la répétition à l’identique du jour et de l’heure de commande. Les informations permettent de penser que chaque semaine, Pierre-Yves se fait livre un plat à l’heure d’un programme de grande audience sur une communauté qui doit apprendre à survivre sur une île déserte.

Goguenard, le patron déambule dans la pièce du salon, il laisse traîner ses mains sur le mobilier comme pour en sentir la texture. Il avance vers la cuisine.

« C’est la première fois que tu m’invites non ? »

Pierre-Yves n’a qu’une seule envie, retourner se coucher, mais quelque chose l’en empêche.

Son supérieur ouvre les tiroirs, inspecte la vaisselle, les appareils électroménagers le tout en poussant de petits rires très aigus, entre surprise et amusement.

Il voulut sortir son patron de son domicile qu’il se retrouva à nouveau dans sa chambre, la jambe gauche prise d’un tic, nerveuse. Allongé sur son lit, tétanisé, spectateur impuissant, Jean-Daniel, se penche sur son réveille-matin. La pendulette électronique, de marque Sony et choisie après une longue étude de marché sur les différences d’autonomie, les risques de bug, la taille des chiffres, la qualité du son. C’était la marque suédoise qui avait remporté le choix sur une marque coréenne. De plus le taux de remplacement des boutons était beaucoup moins élevé sur le modèle qu’il avait choisi. Facteur déterminant quand on sait que le consommateur préfère racheter un appareil neuf que d’en faire remplacer une pièce. Pour rien au monde il ne changerait de modèle

« Pourquoi tu as pris Sony, Pyv », au boulot tout le monde a un Samsung ».

L’appareil, sans pour autant changer de forme, changea de bannière pour celle de la marque coréenne.

On était de retour dans la cuisine équipée.

« Et puis là, mais sérieusement ? Un grille-pain Koester ? Dans quel monde tu vis Pierre-Yves ? Personne ne prend ça, personne ! T’aurais dû me demander conseil avant hein, mais t’en fais qu’à ta tête toi. Tu sais, au boulot tout le monde dit ça. C’est pour ça que tu ne seras jamais patron, tu penses qu’à toi ! ».

Dans un même mouvement flouté, le grille-pain tout en restant tout à fait identique changea de logo. Et ainsi de suite, sans que Pierre-Yves ne puisse rien faire ni rien dire.

Son patron après inspection de chacune des acquisitions mobilières ou électroniques de Pierre-Yves en changea la provenance, et ce jusqu’à la marque de son dentifrice et de sa brosse à dents, jusqu’à la marque de son détergent et de sa brosse à récurer les toilettes.

« Pourquoi tu veux appeler la Police ? C’est toujours moi que tu appelles quand tu as un problème. C’est un peu moi ta police non ? Qui t’a eu ton crédit ? Moi. Qui a fait changer ton ordi de bureau ? Moi. Je continue ? »

C’est moi ta police, c’est moi ta police, c’est moi ta police. La phrase percutait en boucle dans la cage cérébrale de notre homme. Il crut entendre son réveil matin et d’un sursaut se réveilla fourbu d’une réalité toujours aussi sourde. Seuls des sons de voix se faisaient entendre dans sa cavité faciale. À la surface de sa conscience épuisée, la texture des mots et des images se répétait entre les logos du mobilier hier encore malmenés par Jean-Daniel. Ces marques prenaient un son dans le lobe frontal de Pierre-Yves, un son qui ne cessait de vaciller pour un autre, hanté par une forme de texture granuleuse qui s’imprimait juste au-dessus de l’entre-deux yeux.

Sur le chemin du travail, attaché-case de cuir rouge et chaussures péniblement cirées, cravate bleue, trop large, imitation sérialisée d’une grande marque de mode portée par des patrons du CAC, Pierre-Yves sue sa chemise blanche toute juste lavée repassée. Il dénoue sa cravate tout en continuant sa marche forcée de tous ces matins. Le stylo, qu’il croyait de marques Pellican s’avère être un stylo-branding du nom de sa « boîte », le dérange dans son rythme corporel. La pointe tournée vers le bas, frappe contre la partie supérieure de son plexus gauche. Non pas que cela lui fasse mal, ou que la sensation ne soit asphyxiante, mais elle lui fait l’effet d’une saccade consciente, d’un tic sorti du rythme de son objectif journalier : arriver au travail à l’heure. Le bic, qui n’est plus un Pellican, bat mal la mesure. Il le jette à la première poubelle venue. À nouveau il se sent comme dépossédé, Pierre-Yves n’a jamais détenu de chemise blanche de marque italienne, c’est pourtant ce que désigne la couture de sa poche avant. Décidément.

Récupérer son rêve, récupérer son rêve, récupérer un rêve. Encore fallait-il savoir : à qui ? Qui appeler à l’aide ? La police ? Est-elle habilitée à poursuivre les prises de rêves ? Avec quelles preuves ? Comment témoigner de cette prise de rêve ? Il s’était laissé prendre dans le rêve d’un autre. La police ne pourra rien pour lui. Peut-être pour séquestration ? Mais la police, de quel rêve faisait-elle partie ? Tout cela se floutait dans la tête de Pierre-Yves. Jean-Daniel, le rêve, la police, qui était qui ? Était-ce son rêve ? Un autre rêve ? Quel rêve reprendre ? Voulait-il de son rêve ? De celui de Jean-Daniel ? Celui de la police ? Mais Jean-Daniel, n’était-il pas le même rêve que celui de la police ? Qui lui avait pris son rêve, il lui fallait lui reprendre. Coûte que coûte. Comment vivre dans le rêve d’un autre ?

Alors que toutes ces questions perturbaient le pas de conscience de Pierre-Yves, son mouvement mécanique de marche ne s’arrêta pas. La galerie commerciale dans laquelle il se trouvait était déjà noire de monde. Les enseignes restaient floues à ses yeux, il se massait compulsivement la nuque et reconnu presque au loin le lieu de son travail. Au fond à gauche, se trouvait ce qu’ils appelaient tous « la boîte », en fait une petite agence bancaire franchisée d’une banque internationale aux multiples scandales.

Sa nuque le lance, à chaque décharge des images de la veille, de Jean-Daniel, lui reviennent. Il veut appeler la police, incapable de le faire. Ses yeux fermés bourdonnent des néons de lumières commerciales, traversés par les lignes scintillantes du mouvement aperçu des foules déjà présentes. Les magasins ouverts aveuglent de leurs chromatiques éclairées différentes sur des jaunes lampes halogènes. Îlot dans une marée encore vivante, se remue le corps de Pierre-Yves toujours lancé par sa nuque de décharges cérébrales que les badauds de leurs bousculades empressées ne ménagent pas. Statique Pierre-Yves surprend et énerve. Improbable cette immobilité d’un homme dans une galerie commerçante à l’heure de pointe, un policier de service l’interpelle : « Monsieur, vous gênez le passage. Ce n’est pas un endroit pour rêver » pour faire demi-tour aussitôt et reprendre sa ronde.

Théophile Gürtin

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