« Tout ce qui est possible a d’abord été impossible »

L’Utopie Radicale d’Alice Carabédian

paru dans lundimatin#331, le 21 mars 2022

Sous-titré « Par-delà l’imaginaire des cabanes et des ruines » ce livre est à l’image de son objet : difficile à enfermer dans les catégories courantes. Ouvrage de critique littéraire, essai de philosophie politique ou ni l’un ni l’autre, il traite des liens entre science-fiction et utopie, et de la place de cette dernière dans la volonté de transformation du vieux monde. Le déplacement qu’il introduit, en nous invitant à prendre l’utopie au sérieux, au point de « ne pas subordonner sa puissance politique à sa seule réalisation future », en nous posant la question des images et des mots qui nous guident, nous ouvre sur des perspectives, telles celle d’un « temps non-linéaire », qui pourraient nous aider à sortir d’un présent où « la dystopie a quitté la fiction pour venir se fondre dans la réalité comme un horrible blob gluant et visqueux ». SF et utopie : l’interfécondité de ces deux imaginaires passe par l’appréhension critique d’auteurs comme Damasio, Le Guin, Iain M. Banks mais aussi Hanna Harendt ou Miguel Abensour.

Donner de l’envol à l’utopie par la SF en évitant à celle-ci de n’être qu’un réservoir de gadgets pour la Silicon Valley, et à celle-là une communauté refermée sur elle-même : un beau programme pour les raconteurs du blob où nous vivons.

Bonnes feuilles

Tout ce qui est possible a d’abord été impossible : que la Terre soit ronde et tourne autour du Soleil ; que l’homme ne soit pas le centre du monde ni que le moi soit maître en sa demeure ; que les rois ne soient pas de droit divin ; que l’humain descende du singe ; qu’à partir d’une bactérie se soit développée la vie dont on doit peut-être l’apparition à une pluie de météorites s’étant posées sur notre rond rocher avec grand fracas il y a environ quatre milliards d’années, trimballant gaiement dans leurs valises extraterrestres acides aminés, bases nucléiques et sucres.

Qu’en allant manifester des mains soient arrachées, des yeux crevés, des personnes racisées tuées lors de contrôles policiers ; qu’il soit interdit de filmer les forces de l’ordre alors qu’elles sont lâchées dans les villes comme des hordes de loups enragés ; que des citoyens et citoyennes soient noté·e·s sur leurs façons d’emprunter les passages piétons ; qu’en regardant un écran publicitaire dans le métro, son regard soit capté par une caméra qui permette la reconnaissance faciale ; qu’une femme meure tous les deux jours sous les coups de son conjoint en France en 2020 ; qu’on enchaîne les « black Friday  » et les « dry January  » ; que l’ex-président de la première puissance mondiale twitte que son « bouton nucléaire [...] est plus gros et plus puissant » que celui du président nord-coréen ; qu’en mangeant du quinoa ou des avocats on participe à la déforestation et à l’appauvrissement des pays producteurs ; qu’un gouvernement confie la défense de la biodiversité aux lobbys des chasseurs et que l’impôt sur la fortune ait disparu, que les frontières se ferment, que les camps se multiplient aussi vite que les milices privées ; que les états d’urgence durent ; qu’en réponse aux désastres climatiques présents et à venir on nous propose des trottinettes électriques, du tout numérique, des villes intelligentes, des voitures envoyées dans l’espace et flottant dorénavant parmi des débris de satellites, tels d’immondes sacs en plastique au milieu des océans ; que, même éteint, un téléphone soit assez « intelligent » pour écouter et enregistrer les mots-clés de nos conversations, les transmettre et que, comme par une sournoise magie, des publicités ciblées apparaissent sur nos différentes applications et sites internet ; qu’une capsule temporelle, renfermant tel un précieux trésor les traces de la vie ces temps-ci et une lettre affirmant que « [l]orsque la capsule sera retrouvée, cela voudra probablement dire qu’il n’y a plus de glace dans cette partie de l’Arctique », à destination des générations futures et déposée, donc, dans la glace refasse surface seulement deux ans après avoir été déposée au lieu des cinquante ans estimés.

Autant de choses insensées, étranges, aberrantes, paradoxales et illogiques, en un mot impossibles, qui sont désormais possibles et, pire, qui sont advenues. Il nous suffira de prendre un thème, l’argent, le travail, la technologie, l’éducation, les arts, l’environnement, la mode, la santé, l’amour, le tourisme ou la peinture sur soie, on peut être sûr·e que notre bonne vieille réalité aura rattrapé la fiction et qu’on trouvera des mesures, des décisions, des pratiques, des nouvelles à ces propos qui nous feront nous écrier : « Mais c’est de la science-fiction ! »

Ces quelques choses impossiblo-possibles – choisies purement de façon arbitraire – se distribuent sur deux axes qu’on pourrait qualifier de centraux pour ce genre protéiforme qu’est la science-fiction. Le premier amène à s’interroger sur la place et le devenir de l’humanité mais aussi de la planète, sur l’évolution des sociétés humaines et non humaines, à remettre en question les normes et savoirs établis en proposant des arcs narratifs plus ou moins excentriques, aventureux, audacieux, ludiques – mais dont le sens est toujours très sérieux. En somme, de grandes épopées qui mettent un peu en branle ce que l’on juge bon d’appeler le réel. Le second axe, en extrapolant à partir de données issues d’un ici et maintenant localisé, situé, permet à la science-fiction de poser des hypothèses, d’en tirer les conséquences logiques et probables, et de dévoiler ainsi les craintes et espoirs social·e·s, politiques aussi bien que physiques, biologiques ou technologiques, suscité·e·s par nos sociétés contemporaines. Déplaçant ces espoirs et craintes dans d’autres espaces, que ce soient des « galaxies très, très lointaines » ou des dimensions parallèles, et dans d’autres temps, que ce soit dans le passé ou plus souvent le futur, la science-fiction nous invite à ouvrir nos portes bien trop verrouillées, à regarder au dehors, à changer de lunettes et plus encore à changer de chaussures pour, l’espace d’un instant, marcher dans les bottes cybernético-mutantes de créatures venues d’ailleurs et ainsi provoquer cette petite et si puissante question « Et si ? Et s’il en était autrement ? » En somme, la science-fiction nous propose de l’utopie, et malheureusement, plus couramment aujourd’hui, de la dystopie.

Mais déjà apparaît un problème, ou tout du moins un trouble. Ce qu’on qualifierait de dystopique, c’est-à-dire digne des fictions du pire, du « mauvais lieu », a une fâcheuse tendance à franchir les frontières dimensionnelles pour se réaliser, pour s’inscrire non plus dans ce futur lointain qu’il faut craindre et qui pourrait « devenir vrai » si on ne fait pas attention et qui hante les rayons science-fictifs des bibliothèques, mais bien dans notre présent, dans notre ici et maintenant. Que la réalité rattrape la fiction, c’est une lapalissade. Que la réalité rattrape la dystopie plutôt que l’utopie, c’est, osons le mot, une catastrophe. Ou pour reprendre une image de Susan Sontag, un désastre : « Car nous vivons sous la menace permanente de deux destins tout aussi redoutables, mais apparemment opposés : une banalité implacable et une terreur inconcevable2. » Banalité de la dystopie qui est devenue terreur réelle. Aujourd’hui ce n’est plus la terreur qui est inconcevable, cette terreur qu’Isabelle Stengers, dans un écho très marqué à ce texte de 1965 de Sontag, nomme « la barbarie qui vient3 ». Les choses impossibles, improbables, adviennent. Surtout les pires. Ce qui nous semble inconcevable est au contraire la sérénité, la joie, l’amour, l’égalité, l’attention à l’autre, la liberté, la pluralité, bref la vie bonne, non pas « l’imagination du désastre » donc, mais bien l’imagination du bonheur. Ce qui nous semble inconcevable, c’est l’utopie.

Comment faire pour que les choses impossibles, improbables, surtout les meilleures, adviennent ? Il faut se risquer à les imaginer. Particulièrement si elles sont impossibles. Pour redonner toute sa puissance de frappe à l’utopie (et celle-ci est plus vigoureuse que cinquante ogives à laser neuro-subatomique), nous devons interroger son rapport au réel et à l’histoire. L’utopie, bien plus qu’une île, est un océan et nous devons nous y plonger entièrement, vaillamment et nous laisser porter sur cet espace lisse. Car l’utopie n’est pas une destinée, un point au bout de la phrase, une fin à réaliser, un espace strié et codifié, normé et normalisant. À l’extrémité des désastres actuels et à venir répond l’extrémité de l’utopie. Cette extrémité, je la qualifie d’utopie radicale. Et en premier lieu, on la trouve dans la fiction. Voilà précisément la molécule H2O de cet océan : la fiction.

Alors il pourrait sembler bien naïf, douteux voire illogique, de vouloir opposer à la virulence des désastres actuels quelque chose d’aussi futile et superficiel que la fiction, ou l’imaginaire. Encore plus : il pourrait sembler même dangereux que cette fiction mette en lumière des récits irréalistes, illusoires et quasi inconnus tels que la vie bonne, où l’on imagine déjà d’aimables créatures innocentes courant gaiement dans les prés, ne connaissant aucun des maux qui accablent présentement notre planète. Qu’est-ce que ces créatures pourraient bien nous dire de notre présent, de notre avenir ? Quelle force pourraient-elles bien opposer face à l’utralibéralisme, aux totalitarismes, à la montée des eaux, au racisme, au sexisme, à l’homophobie, à la famine et aux pandémies, à l’autoritarisme et à la déforestation, à la colonisation et aux extinctions des espèces, aux injustices, aux massacres et génocides, à la surveillance généralisée et à la disparition sournoise de nos libertés ? Que pourraient ces créatures utopiques face à la violence des dystopies qui sont bien moins fictives que réelles ?

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