Time Over, sans point d’interrogation

Morceaux choisis de Time Over ? Le temps des soulèvements, d’Alain Bertho.

paru dans lundimatin#233, le 13 mars 2020

On trouvera ci-après des extraits du dernier livre d’Alain Bertho, Time Over ? Le temps des soulèvements [1].
Dans ce livre, les lecteurs réguliers de lundimatin ne risquent pas de se sentir dépaysés. Son premier mérite est en effet de nous offrir une excellente synthèse de l’époque.

Le raffinement constant et le développement exponentiel des techniques de domestication et d’exploitation ; l’effondrement en cours, qui est « d’abord politique et humain », et se transforme en « source de rente financière » ; les perspectives exaltantes qu’ouvrent les soulèvements, tout cela, qu’expose Bertho est au centre des préoccupations qui s’expriment en ce site.

Le second mérite de ce livre, mais pas le moindre, est qu’en plus d’être écrit sans jargon et en s’appuyant sur une documentation impressionnante (nourrie par le travail quotidien que l’auteur mène sur son site), il est l’œuvre de quelqu’un qui a su se mettre en jeu dans les récentes luttes et notamment dans le tourbillon des gilets jaunes. On a le sentiment parfois que son bouquin, parti pour être marqué par une vision plutôt noire de la situation, a été quelque peu éclairci par ce que l’auteur vivait.

De son ambition synthétique procède une forme d’œcuménisme qu’on peut trouver décidément trop poussé (mettre sur le même plan l’expérience des zad et un manifeste de maires de métropoles nous paraît bien abusif, et les soulèvements dont Bertho dresse la liste impressionnante sont de toute autre portée que les forums sociaux de la précédente décennie). Il faut dire qu’en renonçant à la fois à la notion de révolution et à la distinction entre amis et ennemis, il ne se facilite pas la tâche pour penser comment les soulèvements et les autres formes d’insubordination pourraient déboucher sur une transformation du monde. Ce qui me semble sûr, c’est que dans leur affrontement contre les ennemis de l’humanité, les partisans du renversement de l’ordre existant ont avec Bertho, un ami. Ce qui me semble sûr, aussi, c’est que le point d’interrogation dans le titre est de trop.
Serge Quadrupanni

Fin des temps

(…) « Sur le territoire de la Plaine Saint-Denis où j’ai longtemps arpenté les ruines du fordisme et du communisme municipal dans les années 1990, s’élèvent aujourd’hui plus d’une douzaine de « data centers ». Bâtiments cubiques mystérieux, ils ronronnent sans donner signe de vie humaine. Et pour cause : les seuls emplois ouverts à la maintenance sont quelques électriciens (et non informaticiens), anglophones qui font les trois huit pour à peine plus du SMIC. Qui sait ce qui se joue dans ces boites grises de la matrice ? Quelles statistiques ? Quels algorithmes ? Quelles décisions financières ou boursières américaines ou asiatiques ? Quelles gestions marchandes ou frauduleuses des identités personnelles sur les réseaux sociaux ? Quelles productions monétaires liées à un Block Chain [2] ? Avec quel contrôle humain ?

À l’abri de tout regard, y compris de l’agent de maintenance qui y travaille, dans tous les domaines utilisateurs de ces gigantesques bases de données interconnectées, il se joue là l’avenir de la planète et la programmation implacable du capitalisme financier. Nous croyons circuler sur les autoroutes de l’information, nous voici « transformés en fournisseurs de Data » [3], « désindividués par le fait même » que « nos propres données (…) permettent de nous déposséder de nos propres désirs, attentes, volitions, volonté … » [4] Nous voici addicts du spectacle déréalisé de la Matrice, mais aussi potentiellement surveillés, notés, classés : on commence par les restaurant sur Trip Advisor, puis c’est le tour d’Airbnb, des plombiers, des chauffeurs de taxi, des médecins, des employés dans les sociétés de service… À quand la notation des individus eux-mêmes dans leur comportement quotidien ? Ce projet est en cours de mise en place en Chine… »

(…)

Bernard Stiegler nomme « entropie » le poison mortel de l’humanité généré par ces machines aveugles dont la capacité de calcul dépasse toute capacité cognitive humaine. C’est dans ce ronronnement rassurant que se joue la reproduction immuable des mêmes chaines de décisions déterminées par de seuls critères comptables. C’est bien là, sans nul besoin d’intervention humaine, que le calcul de probabilité a remplacé la recherche du possible pour imposer sa logique jusque dans les bidonvilles de l’Inde étudiés par Arjun Appadurai [5], de sorte que « la probabilité et la possibilité se sont dangereusement confondues dans nombre de compréhensions populaires ». Quand toute valeur et toute chose sont standardisées en items interchangeables, la gouvernance numérique abolit de fait toute possibilité de démocratie. Voici venu le temps de « la gouvernance par les nombres » analysée par Alain Supiot [6]. Le seul régime qui compte est celui du calcul. C’est lui qui finalement va structurer les débats publics comme l’imaginaire : calcul d’audience, calcul de likes, calcul de coût, calcul de risques, calcul de probabilité.

Oui Big Brother est d’abord un marchand, et cette gigantesque accumulation de datas ressemble à s’y méprendre à « l’immense accumulation de marchandises » décrite par Marx dès les premières lignes du Livre 1 du Capital. Ce dernier en pose immédiatement la double nature : une marchandise doit avoir une valeur d’usage pour pouvoir être une valeur d’échange, elle doit être utile avant d’être achetée et vendue. Dans le monde des Datas, la valeur d’usage des informations, affects, désirs volés aux internautes est transformée, mise aux standards du stockage et de sa mobilisation marchande ou politique. En la matière, « la standardisation des symboles est une désymbolisation » et « une prise de contrôle de l’imagination » [7]. On assiste à une perte de valeur d’usage sociale massive de ce qui fait le propre de l’humanité : sa capacité à penser au-delà du réel, à rêver des possibles.

Violence des pouvoirs

(…)On ne fait plus la guerre pour imposer sa paix à un adversaire. La paix n’est plus le but de la guerre, sa fin annoncée. Guerre et paix se confondent. Temps de la guerre et temps de la paix se confondent dans la réalité pratique. La guerre devient une façon de défendre la Paix. La paix suppose la guerre comme la sécurité suppose l’action incessante de la police.

Les occasions pour les Etats d’exhiber leur puissance de mort dans des conflits locaux ne manquent pas. De l’affrontement communautaire au pogrom, du pogrom à la guerre civile, les scénarios catastrophes se multiplient, notamment dans les zones du globe où la pauvreté progresse et où les effets du réchauffement climatique ont déjà des conséquences vitales.

Quand l’intervention militaire étrangère a été justifiée par la nécessité de maintenir la paix civile et de restaurer l’État, le bilan humain et politique est affligeant. L’opération Serval lancée au Mali par l’armée française en janvier 2013 s’est achevée en juillet 2014. Elle est suivie de l’opération Barkhane qui inclue toute la région du Sahel en partenariat avec la Mauritanie, le Mali, le Burkina Faso, le Niger et le Tchad. Les affrontements avec les groupes djihadistes s’enlisent dans un processus sans fin. L’opération Sangaris voit la France intervenir militairement en Centrafrique du 5 décembre 2013 au 31 octobre 2016 avec la promesse d’une efficacité record. La guerre civile officiellement achevée par l’accord de Brazzaville en juillet 2014 laisse la place au règne des milices et au maintien d’une violence communautaire endémique. En octobre 2018 trois camps de déplacés internes sont incendiés à Batangafo et les affrontements armés provoquent la fuite de 10 000 civils.

Au Soudan, de décembre 2013 à avril 2018 la guerre civile fait 380 000 morts [8], et on évalue à 4 000 000 le nombre de déplacés. Au Cameroun, la sécession anglophone qui commence fin 2017, plonge les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest dans le chaos. On compte plus de 400 500 déplacés. Les élections locales de 2019 se préparent au milieu des affrontements armés.

Ces guerres tuent plus de civils que de militaires : depuis plus de vingt-cinq ans, l’immense majorité des victimes des conflits sont des civils. De ce point de vue, la politique israélienne dans les territoires palestiniens a sans doute été un laboratoire de notre nouvelle modernité. La répression militaire de la Marche pour le retour lancée sur la bande de Gaza, à la frontière israélienne depuis le 30 mars 2018 en est un exemple sinistre. Tous les vendredis, des manifestants pacifiques et notamment des enfants sont la cible des militaires. En un an, selon l’agence humanitaire de l’ONU, on compte 270 morts et 29 000 blessés, soit deux fois plus que lors de la guerre de 2014 [9].

Le théâtre irako-syrien, depuis 2012, nous fait changer d’échelle. La guerre faite par Bachar El Assad à son peuple dès 2011, bientôt appuyée par l’Iran et la Russie, a été ruineuse humainement pour les populations concernées. Il y a les déplacés : cinq millions d’exilés, six millions de déplacés intérieurs en Syrie. Il y a les villes détruites. Il y a les morts. Selon l’Observatoire syrien des droits de l’Homme (OSDH) en mars 2018, la guerre en Syrie aurait fait 353 935 victimes depuis le 15 mars 2011, dont 106 390 civils, et parmi eux 19 811 enfants et 12 513 femmes. La seule bataille d’Alep (19 juillet 2012-22 décembre 2016) menée contre l’opposition syrienne et non contre Daech aurait ainsi fait plus de 20 000 morts civils.

La guerre faite à l’État Islamique par la Coalition [10] et ses alliés supporte hélas la comparaison. La bataille de Raqqa (6 juin-17 octobre 2017) aurait ainsi fait 1 854 morts civils 270 000 déplacés selon le Réseau syrien des droits de l’homme (SNHR)https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_de_Raqqa_(2017) - cite_note-Airwars191017-7.

La bataille de Mossoul, en Irak, (17 octobre 2016-10 juillet 2017), a sans doute été la plus couteuse. On compte près d’un million de déplacés. Quant aux victimes civiles, la Coalition n’en reconnait que quelques centaines. Chiffre peu vraisemblable au regard des 5 805 avancés par Amnesty International (du 19 février au 19 juin 2017), des 9 000 à 11 000 estimés par une enquête de l’Associated Press (AP), voire des 40 000 annoncés par les services de renseignement du Kurdistan irakien.

Comment dans ces conditions parler de villes « libérées » devant les images de ces quartiers anéantis par les combats urbains et les bombardements d’une aviation ultra moderne, que ce soit sous commandement russe ou sur le front tenu par la Coalition. Les mêmes images nous viennent d’une autre partie du monde quand Le 17 octobre 2017 le gouvernement philippin annonce avoir gagné la bataille de Marawi engagée le 23 mai contre l’État Islamique. À la date du 1er juillet, 389 300 civils ont fui la ville selon les autorités philippines. Le nombre de morts reste incertain.

L’État Islamique a voulu cette guerre. Sa défaite, annoncée dans les écritures auxquels il se réfère, n’annonce pas sa fin. À Mossoul, à Raqqa, dans les villes qu’il contrôlait, mais jamais à Alep (aux mains des groupes de l’Armée Syrienne Libre qui le combattaient), Daesh a bien mis en place un État. Appuyé sur les cadres du parti Baas irakien, il n’a eu de cesse de reconstituer une administration, de faire fonctionner des services publics, de lever des impôts [11].

Mais Daesh a de l’État une idée qu’il a entièrement mise en œuvre : un État de persécution religieuse, de terreur et de guerre sans autre paix possible que jugement dernier. Guerre aux Yézidis de Sinjar, massacrés, torturés, réduits en esclavage en 2014, Guerre aux chiites. Guerre aux mécréants. Guerre à la terre entière. C’est vers la guerre qu’est tendu tout l’effort de l’organisation civile et des ressources. La monstruosité de Daesh est un reflet de notre temps, l’exacerbation jusqu’à l’absurde des logiques de l’État de guerre et de l’ennemi intérieur. Un « État de guerre » absolu, un miroir grossissant des logiques occidentales.

Soulèvement de la vie

(…)L’émeute est un moment où le vivant se rematérialise et exige son droit [12]. Ces soulèvements sont d’abord des soulèvements des corps, ceux des places occupées, ceux des affrontements avec les forces de l’ordre que le monde vit ou regarde avec sidération en cette année 2019. Faute d’arguments et de légitimité, la réponse des gouvernements est toujours la même : une répression de plus en plus féroce. La disparition de la politique caractéristique ne notre temps ouvre à la possibilité d’une guerre menée par des pouvoirs contre leur propres peuples. Le président chilien Sebastian Pinera le déclare lui-même le 21 octobre : « Nous sommes en guerre contre un ennemi puissant, implacable, qui ne respecte rien ni personne et qui est prêt à faire usage de la violence et de la délinquance sans aucune limite » [13]. Sur le fond, le ministre français de l’Intérieur ne disait pas autre chose au plus fort de la mobilisation des Gilets Jaunes. La violence de la réaction des gouvernements face aux soulèvements de cette année 2019 est à la mesure de la peur panique qu’ils leur ont inspirée

(.…)Il ne s’agit pas d’un coup de tonnerre dans un ciel serein. Depuis près de vingt ans dans le monde, les actes remplacent les mots quand l’interlocuteur gouvernemental fait défaut. Comme « language of the unheard » (Martin Luther King), l’émeute est un langage des corps et des gestes, un langage de l’exposition du corps au danger au moins autant qu’un langage de violence active et destructrice. L’émeute est d’abord une mise en danger de soi pour exprimer l’inaudible sinon l’indicible. Elle est à la fois « simulation du chaos », « libération des formes de vie » et « objectivation » directe du pouvoir auquel cette vie se confronte [14]. L’émeute est un engagement politique des corps, une reprise de la puissance des corps sur la matrice fort bien décrite par Alain Damasio dans son roman Les Furtifs. Qualifiant les réseaux sociaux de « tissu de solitudes reliées » qui ne font surtout pas « communauté » car « nos corps y sont des îlots dans un océan de données », il nous décrit prisonniers de ces machines qui « au moins s’occupent de nous » et « nous rassurent » [15]. Mais quand vient l’insurrection, qui passe par la déconnexion, la communauté se crée : « ce qui me frappe chez les insurgés, ce n’est pas leurs idées, c’est leur corps. Sa densité, la pression palpable sous la peau. (…) Ils dégagent une puissance. (…) On peut discuter à l’infini de leurs convictions. Sûrs. Mais ça, ces corps vivants, ça ne triche pas. Et ça en dit beaucoup plus que toutes les AG du monde. » [16] (…)

Depuis des années, la stratégie de l’affrontements fut celle de quelques groupes connus sous le nom d’autonomes ou de Black blocs. Connue sous le nom de phénomène de « tête de cortège », dans les manifestations de la fin du quinquennat de François Hollande et le début de celui d’Emmanuel Macron, elle n’eut qu’un impact limité sur le reste de celui-ci lors des manifestations contre la « loi travail » dite « loi El Khomri » en mai 2016 ou contre les ordonnances en septembre 2017. Même massive comme au 1er mai 2018, cette « tête de cortège » semble sans effet d’entrainement. Il n’en est pas de même à partir du 17 novembre 2018, date à laquelle les beaux quartiers parisiens autour des Champs-Élysées connaissent des scènes d’émeutes que les puissants croyaient réservés aux banlieues. La réaction ultra répressive d’un pouvoir pris de panique ne fait qu’aggraver les choses. De novembre 2018 à juin 2019, 99 villes en France connaissent des affrontements d’intensité diverse, allant des échauffourées avec les forces de l’ordre à l’assaut et l’incendie d’une préfecture.

Outre Paris même, certaines villes sont particulièrement touchées comme Bordeaux, Nantes, Toulouse, Rouen, Tours, Besançon, Dijon, Lyon, Marseille, Montpellier, Narbonne, Caen, Le Mans, Nancy, Saint-Brieuc et Saint-Étienne . Ni les 2200 blessés, ni les 262 blessés graves (contre 53 au total dans les opérations de maintien de l’ordre dans les 20 années précédentes) [17], ni les 8700 gardes à vue, ni les 1796 condamnations judicaires, ni les plus de deux cents peines de prison ferme prononcées ne viennent à bout de la colère déterminée de manifestants pour la plupart sans expérience des mobilisations [18]. Dans ma longue fréquentation des manifestations et des émeutes, en France comme au Sénégal, j’ai rarement vu une foule aussi indifférente à sa peur.

Quant à la stratégie classique du côté des pouvoirs de délégitimation du mouvement par son usage de la violence, son inefficacité est tout aussi spectaculaire. Le 5 janvier 2019, un ancien boxeur, Christophe Dettinger, est filmé entrain de frapper avec beaucoup de technique des CRS sur un pont parisien. L’homme, devant la violence des forces de l’ordre, notamment contre une femme tombée à terre, avait soudainement oublié toute peur et toute prudence. Le pouvoir y voit une occasion de stigmatiser les manifestants. L’opération après la diffusion de la vidéo tourne court. Une cagnotte en la faveur de Christophe Dettinger atteint 117 000 euros avec 7 500 contributeurs en deux jours. Son portrait figure dans la fresque géante (300 mètres) réalisée le 20 janvier par 25 graffeurs du mouvement Blacks Lines dans le 19e arrondissement de Paris. Son nom est mis en exergue par les manifestants, sur les banderoles comme dans les slogans, lors des samedis suivants.

Si la violence n’est pas souhaitée par l’immense majorité des Gilets jaunes, elle ne fait pour autant l’objet d’aucune condamnation morale de principe. Elle est aussi très présente dans le mouvement parallèle des Gilets jaunes en Belgique en novembre et décembre. L’acceptation de l’affrontement a une dimension stratégique de dévoilement de la nature du pouvoir et de la violence subie. Nelson Mandela disait : « C’est toujours l’oppresseur, non l’opprimé, qui détermine la forme de la lutte. Si l’oppresseur utilise la violence, l’opprimé n’aura pas d’autre choix que de répondre par la violence. » [19] La non-confrontation voulue, et obtenue, par le mouvement dans les rues de Paris lors du rassemblement du 19 janvier apparaît en retour comme une victoire des Gilets jaunes et non une victoire du pouvoir.

La violence est donc bien un langage de ceux qu’on n’entend pas et même dans le cas des Gilets jaunes de ceux qu’on ne voyait pas et qui soudain se rendent visibles. Violence acceptée et violence subie est alors un langage de partage, la possibilité d’une communication. Elle peut rapprocher des invisibles qui jusque-là vivaient dans l’ignorance des uns et des autres, voire qu’on avait soigneusement opposés les uns aux autres, invisibles des quartiers populaires et invisibles des ronds-points

(…)

En traitant le mouvement comme il traitait les banlieues depuis 30 ans, le pouvoir a ouvert des ponts subjectifs sans précédent. Ainsi, le 6 janvier, circule sur Facebook ce témoignage étonnant d’un Gilet jaune du nom de Cyril Perpina, relayé par un tweet de Houria Bouteldja : « Ah, ben écoutez si vous croisez des “jeunes” ou moins jeunes de banlieue défavorisées, vous leur direz de ma part que s’il y a une chose que ce mouvement m’a appris, c’est de reconsidérer complétement le regard que je portais sur cette “racaille” et sa violence supposée. Moi, ça fait 1mois et 1/2 qu’on s’en prend plein la tronche une petite fois par semaine, et je suis déjà limite à bout, alors je n’imagine même pas la colère qu’ils peuvent avoir en eux de subir ce qu’ils subissent ou disent subir. Bref, je crois bien que c’est la 1re fois que je me sens proche d’eux, et je me dis quasi tous les jours que j’ai été bien con, avec mes yeux de blanc moyen privilégié. Merci. »

(…)

En bloquant des ronds-points et non des entreprises, en revendiquant une baisse des dépenses obligatoires et non une hausse des salaires, les Gilets jaunes se sont attirés foudres et railleries. Les militants chevronnés du mouvement social et syndical n’ont pas manqué de leur renvoyer la nécessité, pour bloquer l’économie, d’occuper les entreprises, seuls lieux à leurs yeux pertinents du face-à-face avec le capitalisme. Allez dire cela à des salariés de petites entreprises, à des retraités, à des chômeurs, à des précaires, à des artisans voire à de petits entrepreneurs ! Allez dire cela à de jeunes ouvriers qui en France sont massivement des ouvriers de la logistique et des transports ! L’injonction n’était pas seulement inefficace. Elle était non pertinente car elle ignorait ce qui fait justement de ce mouvement, comme de tant d’autres depuis vingt ans contre la vie chère, un analyseur lumineux du capitalisme contemporain et de l’exploitation par les mécanismes rentiers non productifs dont nous avons vu les logiques au chapitre 1. Rappelons l’articulation infernale des outils cette logique rentière : l’imposition d’une rente financière de 15 % pour les actionnaires qui conduit à la réduction drastique des coûts de production et à la fermeture d’entreprises viables et au rançonnement des services publics privatisés comme les autoroutes en France [20], la prise de monopoles nationaux voire mondiaux de l’information, du commerce et des services notamment par le « capitalisme de plateforme », la rente sur les dettes souveraines qui fait des Etats les agents de captation du profit financier par le truchement de l’impôt, la généralisation de la dette privée par laquelle on fait de l’endettement des pauvres un produit financier au risque de crise comme en 2008 avec les subprimes.

En dénonçant non le niveau de salaire mais le rabotage régulier du « reste à vivre » après la hausse des loyers, des carburants, des taxes, des abonnements incontournables (téléphones, internet), les Gilets jaunes mettent en lumière la logique financière du capitalisme contemporain et son lien étroit avec l’État. Le profit ne se fait plus seulement sur l’exploitation rationnelle du travail salarié, il se fait de plus en plus par des mécanismes de rente sur tous les aspects de notre vie.

(…)

Cette révolte contre la rente éclate sur tous les continents. En octobre 2019, les Libanais se soulèvent contre un projet de taxe sur les communications numériques, les Équatoriens contre la hausse du prix des carburant, les Chiliens contre l’augmentation du ticket de métro comme l’avait fait les Brésiliens en 2013-2014. Cette révolte contre des mesures ponctuelles s’accompagne toujours d’une critique plus ou moins radicale de la corruption des politiques et des gouvernants.

C’est pourquoi le mouvement des Gilets jaunes n’est pas un mouvement poujadiste et antifiscal mais bien un soulèvement contre les formes modernes de l’exploitation globale et contre les effets d’annonce écologiques qui ne remettent pas en cause le modèle de développement.

(…)

Cette puissance populaire qui allie une pensée en construction et la proximité des corps [21], ne peut en effet se dématérialiser dans la représentation et le vote. La politique contemporaine, de l’émeute à la place, est une politique du corps, son organisation est d’abord une organisation des corps, une visibilité corporelle, celle des gilets ou des K-ways noirs plus que celle des banderoles. L’esthétique des Black blocs [22] est leur principal message politique, leur organisation est une organisation des corps, ainsi que le décrivent les auteurs anonymes de Maintenant en 2017 : « on aura vu, dans le conflit du printemps 2016, la naissance d’une forme (...) : sur le pont d’Austerlitz, le 31 mars 2016, un courageux petit groupe avance sur les CRS et les fait reculer : il y a une première ligne de gens masqués et porteurs de masques à gaz tenant une banderole renforcée, d’autres gens masqués qui les retiennent en cas de tentative d’arrestation et qui font bloc derrière la première ligne, et derrière encore et sur les côtés, d’autres gens masqués armés de bâtons qui tapent sur les flics. » [23] Le 1er mai 2018, sur le même pont, elles et ils étaient environ 2000, compacts, précédés de la banderole « cette fois, on s’est organisé ».

Cette politique du corps organisée a autorisé des femmes et des hommes en Gilets jaunes à aller à la confrontation en décembre 2018. Elle s’est imposée comme une composante du mouvement, de sa puissance et de sa visibilité, au point de se dissoudre dans la foule des plus de 40 000 manifestants du 1er mai 2019, au milieu des Gilets jaunes et des syndicalistes. La tête de cortège perturbatrice de 2016 est devenue en trois ans une des composantes naturelles du cortège principal. Et en fin d’après-midi, ces milliers de manifestants sont montés sans hésitation vers la Place d’Italie où les attendaient le nassage, le matraquage et le gazage dont ils avaient eu des avant-gouts significatifs tout au long de l’après-midi.

(…)

On aurait tort de penser que cette puissance subjective est purement émotionnelle. Elle s’adosse au constat partagé non seulement du mensonge et de l’impuissance des États mais aussi de leur incompétence . Or ce constat d’incompétence devient de plus en plus « opposable ». Celles et ceux qui font savent plus que ceux qui commandent.

[1Editions du Croquant

[2Technologie de stockage et de transmission d’informations, sécurisée, sans organe central de contrôle. C’est la technologie utilisée pour le Bitcoin créé en 2008. Autrement dit pour une création monétaire non seulement sans État mais sans intervention humaine.

[3Bernard Stiegler, Dans la Disruption, comment ne pas devenir fou ?, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2016, p. 23.

[4Ibid.

[5Arjun Appadurai, La condition de l’homme global, Paris, Payot, 2013.

[6Alain Supiot, La gouvernance par les nombres, Paris, Fayard, 2015.

[7Bernard Stiegler, Dans la disruption, op. cit., p. 83.

[8Rapport de la London School of Hygiene and Tropical Medicine.

[9« Grande marche du retour : un an après, un lourd bilan humain », RFI, 29 mars 2019, http://www.rfi.fr/moyen-orient/20190329-grande-marche-retour-an-apres-lourd-bilan-humanitaire.

[10La coalition contre l’État islamique (et le Front al-Nosra) intervient à partir d’août 2014. Elle rassemble 22 pays : Albanie, Allemagne, Arabie Saoudite, Australie, Bahrein, Belgique, Canada, Danemark, Espagne, Estonie, Emirats Arabes Unis, Etats-Unis, France, Italie, Jordanie, Maroc, Pays-Bas, Pologne, Portugal, Qatar, Royaume-Uni, Turquie.

[11Hélène Sallon, L’État Islamique de Mossoul, Paris, La Découverte, 2018.

[12Romain Huët, Le vertige de l’émeute, Paris, Presses universitaires de France, 2019.

[13« Émeutes au Chili :« Nous sommes en guerre », affirme le président Pinera, LCI, 21 octobre 2019, https://www.lci.fr/international/emeutes-au-chili-nous-sommes-en-guerre-affirme-le-president-pinera-2135466.html.

[14Selon des expressions de Romain Huët, qui mène un travail essentiel de phénoménologie de l’émeute. Romain Huët, le vertige de l’émeute, op. cit.

[15Alain Damasio, Les furtifs, Paris, La Volte, 2019, p. 277.

[16Ibid., p. 505.

[17Émile Massemin, « Le terrible bilan de deux mois de violences policières  », Reporterre, 19 janvier 2019, https://reporterre.net/Le-terrible-bilan-de-deux-mois-de-violences-policieres.

[18Chiffres de mai 2019.

[19Nelson Mandela, Un long chemin vers la liberté, Paris, Fayard, 1995.

[204,7 milliards d’euros de dividendes pour l’année 2016, selon l’Autorité de régulation. 

[21Judith Butler, Rassemblement. Pluralité, performativité et politique, Paris, Fayard, 2015, chapitre 2 « Alliance des corps et politique de la rue ».

[22Maxime Boidy, « Le black bloc, terrain visuel du global », Terrains/Théories [En ligne], n° 5, 2016, http://journals.openedition.org/teth/834.

[23Comité invisible, Maintenant, Paris, La Fabrique, 2017.

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