« Jamais nous ne voulons être ailleurs que chez nous. » Ainsi s’ouvre l’Avis au lecteur qui sert de première partie à l’essai de Bloch (une première partie qui tient en un seul paragraphe). J’avoue que j’ai buté d’emblée sur cet incipit : que voulait-il dire par là ? Après avoir (re)lu [5] le livre, j’en suis arrivé à la conclusion que « chez nous », c’est le Royaume, soit le communisme, l’Éden de l’humanité enfin réconciliée avec elle-même, jardin dont nous sommes encore et toujours chassés, non par un Dieu jaloux, mais par nos oppresseurs. Une longue théorie de révoltes et d’insurrections ont tenté et tentent encore de « monter à l’assaut du ciel », suivant l’expression de Marx à propos des communard·e·s. Ce ciel, selon Bloch, ce n’est rien d’autre que « chez nous ». Un « chez nous » universel (catholique ! [6]), au sens d’« égalitaire ». Si ce « nous » comprend le genre humain dans son ensemble (voire, aujourd’hui, l’ensemble de ce que jadis on appelait la Création), alors, « il n’y aura plus ni persécution, ni souffrance, ni oppression, et […] il ne sera point permis d’élire un roi, parce que Dieu seul régnera, et que le royaume sera donné au peuple de la terre [7]. »
On comprendra peut-être mieux l’intention de Bloch en lisant cet extrait de la dernière partie du livre, tout aussi brève que la première, intitulée « Note éditoriale » : « Le livre qu’on vient de lire date de 1921. […] l’ouvrage reste le même, œuvre de jeunesse qui traite d’un important sujet. Il est comme un appendice à l’Esprit de l’Utopie paru en 1918 et réédité en 1923. Son romantisme révolutionnaire trouve mesure et détermination dans notre Principe espérance [8]. »
Personnellement, j’aime bien cette idée de romantisme révolutionnaire. Évidemment, elle n’est pas partagée par tous les marxistes. Engels d’abord, que l’on ne peut guère taxer de romantisme, et cela même s’il a donné une histoire de La Guerre des paysans en Allemagne – avec d’ailleurs une motivation de départ que l’on retrouvera chez Bloch et qui est bien exprimée dès le début de son essai : « Le peuple allemand a, lui aussi, ses traditions révolutionnaires. Il fut un temps où l’Allemagne a produit des hommes qu’on peut comparer aux meilleurs révolutionnaires des autres pays, où le peuple allemand fit preuve d’une endurance et d’une énergie qui, dans une nation centralisée, eussent donné les résultats les plus grandioses, où les paysans et les plébéiens allemands caressèrent des idées et des projets devant lesquels leurs descendants frémissent assez souvent d’horreur aujourd’hui encore. Le moment est venu, en face du relâchement actuel qui se manifeste presque partout après deux années de luttes, de présenter à nouveau au peuple allemand les figures rudes, mais vigoureuses et tenaces de la grande Guerre des paysans [9]. » Engels écrivait ceci en 1850, soit après l’échec de la révolution de 1848 [10]. Il s’agissait donc de rouvrir une perspective révolutionnaire. En tout cas, il me semble que l’on ferait bien de (re)lire cet essai avant peut-être d’aborder celui de Münzer – car s’il y a une chose que l’on ne peut guère contester chez Engels, c’est sa lucidité, et la clarté d’exposition qui en découle, quant aux enjeux en termes de lutte des classes de la guerre des paysans en Allemagne. En voici un aperçu : « Tandis que le premier des trois grands camps entre lesquels se divisait la nation, le camp conservateur-catholique, groupait tous les éléments intéressés au maintien de l’ordre existant : pouvoir d’Empire, clergé et une partie des princes séculiers, noblesse riche, prélats et patriciat des villes, sous la bannière de la Réforme luthérienne-bourgeoise modérée se rassemblaient les éléments possédants de l’opposition, la masse de la petite noblesse, la bourgeoisie, et même une partie des princes séculiers, qui espéraient s’enrichir par la confiscation des biens de l’Église et voulaient profiter de l’occasion pour conquérir une indépendance plus grande à l’égard de l’Empire. Enfin, les paysans et les plébéiens constituaient le parti révolutionnaire, dont les revendications et les doctrines furent exprimées avec le plus d’acuité par Thomas Münzer. »
À cette analyse, qu’il partage pour l’essentiel, Bloch – dont on n’oubliera pas qu’il était le contemporain de Walter Benjamin – ajoute la tentative de saisir ce qui donne sa force à l’élan religieux des pauvres, telle que le formule Münzer, soit son énergie messianique et la radicalité de son espérance : « Tout, tout de suite ! », comme on dira beaucoup plus tard.
Paraissant goûter modérément, lui aussi, le romantisme révolutionnaire, l’auteur d’Histoire et conscience de classe, Georg Lukács, contemporain de Bloch et comme lui réputé marxiste peu orthodoxe, le renvoie néanmoins à ses études de « dialectique marxiste » (c’est le sous-titre de son essai) : « Quand Ernst Bloch croit trouver dans [la] jonction de l’élément religieux avec l’élément de révolution économique et sociale une voie pour l’approfondissement du matérialisme historique “purement économique”, il néglige le fait que cet approfondissement passe précisément à côté de la profondeur véritable du matérialisme historique. En saisissant aussi l’élément économique comme une choséité objective à laquelle il faut opposer l’élément psychique, l’intériorité, etc., il ne voit pas que la révolution sociale réelle ne peut être que la transformation de la vie concrète et réelle de l’homme et que ce qu’on appelle d’habitude l’économie n’est rien d’autre que le système des formes d’objectivité de cette vie réelle. Les sectes révolutionnaires devaient nécessairement passer à côté de cette question, parce que cette transformation de la vie, bien plus, cette problématique elle-même étaient objectivement impossibles dans leur situation historique [11]. » Impossibilité objective, donc. Je me demande si toute l’histoire, dont les millénaristes pensaient, sinon voir la fin, du moins la hâter, comme d’autres l’ont cru après eux (Marx, Fukuyama…) ne serait pas tout simplement une longue suite d’impossiblités objectives. Mais je m’égare en un ciel théorique dont je suis bien loin d’être familier… Revenons à nos moutons enragés, enfin, à nos paysans qui ne supportaient plus de se faire tondre la laine sur le dos par, disons avant tout, les moines, les curés, les seigneurs et les premiers capitalistes marchands. Il faudrait nuancer, hein. C’est bien ce que tâche de faire Ernst Bloch dans « Vie de Thomas Münzer » et « Lignes de force de la prédication et de la théologie münzériennes », les deux parties qui occupent l’essentiel de son livre. Ces titres indiquent suffisamment que la première est consacrée, disons pour aller vite, à la pratique et donc la politique de Münzer, tandis que la seconde expose ses théories et les resitue dans le paysage idéologique et religieux de l’époque. Cette répartition est quelque peu arbitraire dans la mesure où il est très difficile de séparer ces deux aspects de la vie de Münzer telle que nous pouvons la connaître, soit une vie brève, à peu près entièrement consacrée à la Parole et à sa diffusion – donc à l’action.
Deux circonstances ont probablement déterminé son destin : la pauvreté d’abord et la cruelle injustice qui la suit telle son ombre. Son père ? pendu par la « justice » du seigneur local ; sa mère ? elle dut après cela subir « de mauvais traitements », dit Bloch. Thomas était né à Stolberg (en Saxe, dans le massif montagneux du Harz) en 1490, soit trois ans seulement avant le premier complot du Bundschuh en Alsace, en une période de sourd grondement des colères paysannes et ouvrières (le Harz était aussi une région minière). La guerre des paysans, qui connut son apogée en 1525, année du supplice de Münzer, couvait déjà [12]. Bloch rappelle aussi que des échos lointains des hurlements des flagellants devaient encore se faire entendre, ici et là – c’est dans les pays allemands que leurs processions sanglantes, souvent accompagnées de massacres de juifs, avaient été les plus nombreuses. Les dernières manifestations de ces sectes chrétiennes [13] qui prétendaient expier les péchés de ce monde ne dataient guère que d’une cinquantaine d’années. Lorsque l’on évoque cette période, on oublie trop souvent de mentionner aussi ce que l’on appelé la « peste noire », dont on ne sait pas encore tout du point de vue bactériologique, mais dont on connaît les ravages : entre 1347 et 1352, elle causa environ vingt-cinq millions de morts en Europe, soit entre 30% et 50% de la population totale ! Les persécutions des juifs dont se rendirent coupables les flagellants ne furent pas de leur seul fait – la rumeur courait à l’époque que les juifs avaient empoisonné les puits afin de causer délibérément les désastres de la peste. Si l’on garde cela en tête, on peut comprendre un peu mieux dans quelle ambiance de terreur panique vécurent beaucoup d’hommes et de femmes de ce temps. Terreur, mais aussi immense espérance : en effet les prophéties millénaristes qui se multiplièrent en ce temps-là, nourries par la lecture des prophètes de l’Ancien Testament ainsi que de l’Apocalypse de Jean prévoyaient, juste avant l’avènement du « Millénium » (mille ans de bonheur jusqu’au Jugement dernier, autant dire l’Éternité), un déchaînement de catastrophes de toutes sortes et la victoire (provisoire) de l’Antéchrist (que beaucoup identifièrent au pape romain).
Quoi qu’il en soit Münzer étudia. Beaucoup. Ainsi dira-t-il plus tard : « Avec tous les Élus qui m’ont connu dans ma jeunesse, je puis témoigner du zèle extrême avec lequel j’ai reçu ou me suis efforcé de recevoir le plus haut enseignement de la sainte et invincible foi chrétienne. » (Bloch p 48.) Parmi les nombreuses lectures de son temps d’initiation à la fonction sacerdotale à laquelle il aspirait, il faut noter particulièrement Joachim de Flore, dont les thèses millénaristes énoncées à la fin du XIIe siècle, accompagnées des imprécations des prophètes, « notamment contre les déviations des Puissants, des prêtres et des rois [14] », et pour le rétablissement de la Loi, qui implique droit et justice, le confortèrent dans ses convictions intimes. Car ici, il faut prendre garde au fait que les écrits, et particulièrement les Écritures saintes, sont prises par Münzer comme témoignages a posteriori d’une connaissance qui vient directement de Dieu éclairer le croyant. La révélation ne vient pas par les textes ! (Münzer méprise ceux qu’il appelle les « littéralistes », en premier lieu Luther.) Et d’ailleurs, il faudrait parler de révélation continue, ou continuée, comme Trotsky parlait de révolution permanente. L’une des principales avancées de Münzer et plus généralement des millénaristes, c’est de penser en termes d’« états » (d’âme, d’esprit) contre les « statuts » : où le « pauvre Conrad » se révèle tout aussi disposé à accueillir la révélation divine que n’importe quel ecclésiastique, fut-il mitré voire vêtu de pourpre [15]. Ainsi l’ordre des choses de ce monde n’est-il plus immuable, encore moins sacré : « […] réjouissez-vous, amis, vos campagnes se courbent, elles blanchissent pour la moisson. Le ciel m’a embauché au salaire de un sou par jour et j’aiguise ma faucille pour couper la récolte. » Cet extrait de l’Appel de Prague [16], premier texte connu de Münzer, montre assez me semble-t-il que le prédicateur ne se contente pas d’attendre la grâce – ou le Millénium [17] – mais qu’il s’agit bel et bien de faire advenir le Royaume, hic et nunc. Les grands seigneurs de Prague, déjà suffisamment gavés des biens de l’Église récupérés grâce à la révolte des hussites (surtout de leur aile radicale, les taborites), et qui ne voulaient plus entendre parler de quelque rébellion que ce soit [18], ne s’y trompèrent point : peu de jours après l’affichage de ce texte, quatre gardes prirent Münzer en filature, ne le lâchant pas d’une semelle qu’il n’ait quitté la ville. « Dès à présent, écrit Bloch (p. 57) alors qu’il suit la biographie de Münzer qui s’installe comme prédicateur à Allstedt en 1523, [il] se présente, de façon essentielle, comme un communiste doué d’une conscience de classe, révolutionnaire et millénariste. » Il serait trop long de revenir ici en détail sur les deux ans de prédication et de lutte (chez lui c’était à peu près la même chose) qui s’ensuivirent. « Qui a vu Thomas Münzer a vu le diable », tremblait encore quelques années plus tard celui qui s’avéra comme son pire ennemi, Luther, et ce alors que Münzer avait été l’un de ses disciples – peu de temps il est vrai, puisque déjà l’Appel de Prague révèle de graves divergences avec « la chair sans esprit qui mène la bonne vie à Wittemberg », ainsi que Luther sera nommé un peu plus tard dans le titre du « plus célèbre des pamphlets » de Münzer [19]. Il faut reconnaître que le gars n’y allait pas de main morte, qui signait un autre de ses brûlots : « Thomas Münzer au marteau » (depuis que j’ai lu ça, je me demande si Nieztsche pensait à lui lorqu’il déclarait vouloir « philosopher à coups de marteau [20] »).
Écoutez voir ce qui suit : durant son séjour à Allstedt, l’ambiance se tend rapidement. Non loin de la ville il y avait les mines de Mansfeld. Le comte du même nom, fâché du tour par trop « social » des sermons de Münzer, qui avaient le don de plaire à ses ouvriers mineurs, non seulement leur interdit carrément de venir écouter le prédicateur à Allstedt, mais le traita publiquement d’« hérétique fieffé » et autres noms d’oiseaux, lesquels, en ces temps-là pouvaient coûter très cher – les hérétiques, on le sait, « sentaient le fagot ». À quoi Münzer, sans se démonter, lui répondit par une lettre dans laquelle il argumentait contre lui en s’appuyant sur un texte de Paul (Épître aux Romains, 13) pour discuter la légitimité du pouvoir temporel. Ce qui ne manque pas d’ironie car ce sont ces mêmes versets de Paul sur lesquels Luther fondait le caractère divin du pouvoir temporel… Münzer y déclare « que les souverains doivent gouverner de manière telle que les sujets ne craignent que Dieu seul ; autrement dit, qu’ils ne doivent obéissance que s’ils n’ont pas à craindre l’arbitraire du souverain [21] ». Il signe sa missive « Thomas Münzer, destructeur des impies » et, pour bien mettre les points sur les i, quelques jours après, il ajoute, dans une autre lettre adressée cette fois à l’électeur Frédéric, le suzerain du comte de Mansfeld, citant encore une fois Romains 13 : « Ce n’est pas pour une bonne action que les princes sont à redouter […] et s’il en est autrement, le glaive leur sera enlevé et sera donné au peuple en colère pour la ruine des méchants [22]. » C’est moi qui souligne : Münzer n’était déjà plus décidé à accepter quelque arrangement que ce soit. Il confirma ses dispositions rebelles dans un sermon prononcé en présence même du prince Jean, duc de Saxe, et de son héritier, ainsi que de quelques autres notables, venus au château d’Allstedt l’écouter « dans des dispositions plutôt sympathiques », d’après Ernst Bloch, qui ajoute derechef : « [Münzer] leur ôta aussitôt toute illusion [23]. » Voici des extraits, cités par Bloch (trad. de Gandillac) de ce qui est connu sous le nom de « Sermon aux princes » (il s’agit d’une exégèse d’une prophétie de Daniel sur le Cinquième Empire du monde [24]) : « Elle est en voie de se bien accomplir, l’œuvre qui mettra fin au Cinquième Empire du monde. Le premier est symbolisé par la tête d’or, et il fut l’Empire de Babylone ; le deuxième par la poitrine et les bras d’argent, ce fut l’Empire des Mèdes et des Perses ; le troisième fut l’Empire des Grecs, à la bruyante sagesse (symbolisée par le bronze) ; le quatrième fut l’Empire romain, conquis par le glaive et qui fut un Empire de contrainte. Mais le cinquième est celui qui s’offre à nos yeux ; il contient aussi du fer et voudrait bien imposer sa violence, mais il est mélangé d’argile, comme nous le voyons clairement, vaines attaques de l’hypocrisie qui grince et qui grouille sur toute la terre. […] On voit bien maintenant comment forniquent ensemble, dans leur entassement, anguilles et serpents. Les prêtres et tous les mauvais hommes d’Église sont des serpents, selon le nom que leur donne Jean, qui baptisa le Christ, en Matthieu [III, 7], et les seigneurs et potentats de ce monde sont des anguilles, selon l’image du Lévitique, au onzième chapitre, à propos des poissons. Ah, chers seigneurs, comme le Seigneur va joliment fracasser les vieux pots avec une verge de fer ! » Et voici le bouquet final (c’est moi qui souligne) : « Mais pour qu’elle [la fin du Cinquième Empire, soit la révolution chrétienne] s’accomplisse à présent de façon convenable et ordonnée, il faut que l’œuvre soit accomplie par nos chers pères, les princes qui, avec nous, confessent le Christ ; s’ils n’agissent point de la sorte, le glaive leur sera arraché, selon Daniel, 7, car c’est en paroles qu’ils confessent le Christ, mais, par leurs actes, ils le renient (Tite, 1) […] S’ils refusent de compter avec la vraie connaissance de Dieu (I Pierre, 3), qu’on les rejette au-dehors (I Corinthiens, 5), mais je prie pour eux avec le pieux Daniel s’ils ne résistent point à la Révélation divine ; s’ils y font obstacle, qu’on les égorge sans pitié comme Ézéchias, Josias, Cyrus, Daniel, Élie (I Rois, 18) détruisirent les prêtres de Baal ; sinon, l’Église chtrétienne ne saurait retourner à sa source. Il est nécessaire d’arracher la mauvaise herbe de la vigne du Seigneur au temps de la récolte, alors le beau blé doré prendra durablement racine et lèvera droitement, selon Matthieu, 13 – mais les Anges qui aiguisent pour ce faire leur faucille sont les consciencieux serviteurs de Dieu, qui exécutent ce que, dans sa colère, a décidé la sagesse divine, selon Malachie, 3. […] Soyez hardis ; qui veut avoir le gouvernement, c’est Celui à qui toute puissance fut donnée au Ciel et sur la terre, selon Matthieu au dernier chapitre. Qu’il vous garde, mes bien-aimés pour toujours ! Amen. »
Quand je vous disais qu’il n’y allait pas avec le dos de la cuiller… Mais il avait affaire à (trop) forte partie : dans une autre conjoncture, les princes coalisés des États allemands auraient peut-être pu, sinon pardonner, du moins oublier ce genre de discours incendiaires – les prophètes, après tout, demeurent de gentils agités du bocal à la parole inconséquente tant qu’ils ne trouvent pas des oreilles ouvertes pour les entendre. Mais à ce moment-là, les choses sont bien différentes. Un premier signe en est donné par l’expulsion du territoire saxon, par le duc Jean, de l’imprimeur auquel Münzer avait confié son Sermon aux princes [25]… Déjà Luther s’était inquiété de ce que l’on ait traduit en allemand sa Disputatio pro declaratione virtutis indulgentiarum, en langue vulgaire, donc : « Dispute sur la puissance des indulgences [26] », plus souvent désignée comme ses quatre-vingt-quinze thèses, qu’il avait placardées le 31 octobre 1517 sur les portes de l’église où il officiait. C’est que le fond de l’air était rouge, si je peux me permettre l’anachronisme. Il ne faut pas se représenter la guerre, ou plutôt les guerres des paysans comme un seul feu de paille en 1525, vite éteint par la féroce répression des princes et de leurs mercenaires (on [27] parle de 100 000 morts, excusez du peu !). Il y avait déjà des années que la colère grondait parmi « la pauvre Chrétienté » – entendez avant tout les paysans, mais pas seulement, comme on a vu plus haut avec les mineurs de Mansfeld). Et Luther, soit qu’il se soit effrayé lui-même de son audace, soit qu’il ait été intimidé par les pressions qu’il subit lorsqu’il fut convoqué par les puissants à la Diète de Worms [28] en 1521, prit le parti des princes – et l’on verra par ce qui suit que lui non plus n’était guère modéré dans son expression : « C’est particulièrement l’Archidiable [Thomas Münzer] qui gouverne à Müllhausen et qui ne fait rien d’autre que provoquer au vol, au meurtre, au massacre, à l’instar de celui dont le Christ dit (Jean 8) qu’il est un meurtrier depuis le début […]. Ce sont trois péchés atroces contre Dieu et contre les hommes que les paysans ont commis [29], et qui font qu’ils méritent maintes fois la mort du corps et de l’âme […]. Quiconque le peut doit frapper, étrangler et poignarder, secrètement ou publiquement, et songer qu’il n’est rien de plus empoisonné, dommageable et diabolique qu’un émeutier, semblable au chien enragé que l’on doit abattre : si tu ne le frappes pas, il te frappe, et tout ton pays avec toi. […] Chers seigneurs, poignardez, pourfendez et égorgez à qui mieux mieux. Si vous y trouvez la mort, tant mieux pour vous ; jamais vous ne pourrez rencontrer mort plus bienheureuse, car vous mourrez dans l’obéissance au commandement et à la parole de Dieu, Romains 13, et dans un service de charité rendu pour sauver votre prochain de l’enfer et des rets du Diable [30]. »
Après la partie plutôt biographique, Bloch passe à un examen plus théorique (théologico-politique, en fait) des idées de Münzer. C’est un exposé vraiment passionnant, car il s’attarde non seulement sur les thèses qui donnèrent naissance à l’évangélisme et à l’anabaptisme, mais aussi, en un long « excursus », sur les « compromis des Églises entre le monde et le Christ », où sont analysées en détail les doctrines de Calvin, Luther et aussi celles de l’Église catholique et romaine. Ce qui est capital, si j’ose dire, pour penser le développement du capitalisme : comme le dit Thierry Labica dans sa Préface (« Un contretemps nommé Münzer »), ce livre « peut être lu en lien avec l’ensemble des débats de l’époque sur la naissance du capitalisme et de la place occupée par la religion dans ce processus », citant entre autres auteurs, Max Weber – L’Éthique protestante et l’Esprit du capitalisme. Je ne m’y attarderai pas ici, ce serait trop long (et peut-être que cela excéderait un peu mes capacités d’exposition et de synthèse, dont la première partie de cette recension montre qu’elles ne sont pas optimales, loin de là). Je voudrais simplement mettre l’accent sur ce qui me semble être un point nodal de l’irréconciliable désaccord d’un Thomas Münzer et de tant d’autres avant et après lui avec les Églises, réformées ou pas : toutes s’en tiennent à la sagesse de Tartuffe – « Le Ciel défend, de vrai, certains contentements ; / Mais on trouve avec lui des accommodements [31] », ce qui se traduit avant tout par une séparation entre le spirituel et le temporel et, pour aller vite, par une morale à deux vitesses. Et finalement, c’est toujours le temporel qui gagne – après le temps des Apôtres, l’Église catholique devient la « grande prostituée » de Rome-Babylone, avec à sa tête l’Antéchrist. Ses princes se révèlent tout aussi crapuleux que les autres (ducs, empereurs, rois et tout ce qu’on veut) et tous vivent sur le dos des pauvres, ce qui est parfaitement résumé par la célèbre question posée par John Ball, autre guide spirituel d’une autre guerre des paysans, en Angleterre celle-là (au XIVe siècle) : « Quand Adam bêchait et qu’Ève filait, où était le gentilhomme ? »
Je terminerai (comme le fait Thierry Labica) avec les premières phrases de Bloch, auxquelles je trouve un fort parfum benjaminien :
« Jamais nous ne voulons être ailleurs que chez nous. Même ici notre regard n’est point rétrospectif. Nous nous mêlons nous-mêmes au passé de façon vivante. Et, de la sorte, les autres revivent, métamorphosés ; les morts ressuscitent ; avec nous leur geste va derechef s’accomplir. Münzer a vu son œuvre brutalement brisée, mais son vouloir s’est ouvert sur de très vastes perspectives. Lorsqu’on le considère en homme d’action, on saisit en lui le présent et l’absolu, de plus loin et de plus haut que dans une expérience trop vite vécue, et cependant avec une égale vigueur. Münzer est avant tout histoire au sens fécond du terme : lui et son œuvre, et tout passé qui mérite d’être relaté, sont là pour nous assigner une tâche, pour nous inspirer, pour étayer toujours plus largement notre permanent projet. »
franz himmelbauer, pour Antiopées, août 2022