Thèses sur la communication

Frédéric Neyrat

paru dans lundimatin#307, le 4 octobre 2021

En réaction au lancement de notre rubrique cyber-philo-technique il y a quinze jours, nous avons reçu cette belle contribution de Frédéric Neyrat portant sur la communication, comme pour arracher cette notion à l’emprise de la cybernétique et, plus largement, des technologies contemporaines. Tirées d’un catalogue intitulé Virus, ces thèses philosophiques tentent de mettre en avant ce qui se joue réellement lorsqu’on communique, en-deça ou ou au-delà de la transmission d’informations.

« Si vous voulez des obscurcissements, vous pouvez compter sur moi ».
Samuel Beckett

Thèse 1 : Il n’y a de communication authentique que de l’incommunicable.

Explication : La communication ne consiste pas à transporter un message d’un point à un autre, à partir d’une identification préalable du destinateur, du destinataire, et des conditions technologiques de l’échange. Toute identification préalable résout par avance le problème de la communication, c’est-à-dire suppose établi ce qu’il s’agit de communiquer, et à qui. Or la communication authentique a pour conditions initiales l’incapacité à répondre aussi bien à la question « qui ? » qu’à la question « quoi ? », les personnes et le sens étant précisément ce qui se dispose au cours de la communication. C’est à l’instant de la communication que les personnes se révèlent et que le sens émerge ; mais ce qui se révèle alors du sens est son énigme, et des personnes leurs masques (cf. Thèse 3). Se révèlent l’incommunicable et ceux qui s’essayent à l’exprimer, à l’ex-communiquer du media lui-même et des églises où l’on cherche, brutalement, à re(a)ssembler.

Thèse 2 : Ne communiquant jamais, l’incommunicable se communique toujours.

Scolie : Par authentique, on entendra - avec Walter Benjamin – non pas vrai, garanti par la tradition, ou éternel, mais irrégulier : c’est l’« once de non-sens », le « saut » requis par la connaissance lorsqu’elle n’est plus gouvernée par le principe d’identité. L’authentique exerce dans la tradition des significations un plastiquage de l’origine dont les effets se font sentir jusque tard dans la nuit.

Explication : L’incommunicable n’est pas objet ou message, il est l’incommuniquant, force négative, frottements autonomisés – ce qui, à l’intérieur même de la communication, y résiste. C’est la résistance de la matière – des matériaux impliqués dans le processus de la communication, dans les supports technologiques comme dans les flux sonores, visuels, olfactifs, mais aussi les intentions signifiantes. Cette résistance se communique pourtant, elle ne cesse pas de cahoter, de bringuebaler dans la fibre optique, de hanter la supraconductivité, de se concentrer en zéros absolus pour dissoudre l’empire de l’Un-seul. Et les personnes ex-communiquent sans cesse cet incommunicable, qu’elles le veuillent ou non. Car si nous passons la plupart de notre temps à ne pas nous comprendre, cette incompréhension se fonde trop vite sur la certitude de savoir ce que l’autre ne comprend pas. Se débarrasser de cette certitude est la voie royale vers la libération de l’incommunicable ; laissé à lui-même, l’incommunicable n’est plus l’entropie périphérique, au bord externe du sens, mais – inversion fulgurante, mèche d’authenticité prenant feu vers le baril des mots – centre Noir expulsant les racines du dictionnaire ; élevée dans le ciel des Idées, la matière énigmatique met à sac le capital des signes. Ne pas se comprendre est ainsi faire l’épreuve de l’incommunicable sans s’y dérober. Car telle est la plaie : communiquer, communiquer à mort, à plein, à temps complet, pour que jamais n’apparaisse ce qui ne se communiquait pas dans ce qu’on communiquait.

Thèse 3 : La métaphore de l’incommunicable, c’est l’amour.

Explication  : Si la passion prend l’autre pour ce qu’elle n’est pas, l’amour donne le ce-qui-n’est-pas pour que l’autre soit rendu à elle-même. Dans l’incompréhension où l’autre n’est pas réduit à quelque trait parental - « tu es bien comme ta mère » (cf. Thèse 4) - mais défamiliarisé assez de soi pour que l’union persiste, s’ex(e)-communiquent des corps aux genres inassignables.

Scolie : De la métaphore de l’incommunicable « s’aile amour », pour le dire avec Lacan : « L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre ». Il faut que quelque chose échoue (insu que sait = insuccès) de l’inconscient (l’une-bévue fait entendre le début du mot inconscient en allemand, l’Unbewusstsein) pour que l’amour (s’aile à mourre = c’est l’amour) advienne. Avant l’amour, l’inconscient est ce qui se résume à l’effort de répétition sans fin – de répétition réussie, donc terrible, car expurgée alors des différences - d’une jouissance que pour un : jouir d’un soi, pour qui l’Autre n’est que pour soi, c’est être sans-autre, et faire de l’Autre un simple Entre, un entre-soi. Mais dans l’amour, l’inconscient change et se sait – alors que l’inconscient avant l’amour n’est qu’« un savoir qui ne se sait pas » - et tel est le savoir absolu : que l’autre que j’aime est le lointain qui dans l’éclair de ses bras fait pont d’abîme.

Thèse 4 : La communication réussie, c’est la haine.

Explication 1 : Lorsque le message passe, la forêt dépérit.

Explication 2 : Le message est un obus tiré sur des populations palestiniennes sans défense.

Explication 3 : On abat une personne Noire (le fantasme racial).

Thèse 5 : Quelqu’un s’ex-communique de personne.

Explication : Issu du latin persona qui désigne d’abord un masque de théâtre, et intégrant le grec prosôpon, le concept de personne a pris le sens de « rôle attribué à un masque », un « type de personnage ». La personne emportée dans l’instant de communication authentique ne peut pourtant pas être dite jouer un rôle, sauf à perdre la force de l’incommunicable. On pourrait l’appeler : quelqu’un, quelqu’une, au sens d’une personne indéterminée ; mais je ne cherche pas ici à fonder l’ontologie du quelconque : mon objectif est de montrer comment la communication est elle-même le processus par lequel quelqu’un peut apparaître, et la personne perdre son masque. On pourrait dire – on pourra dire, après coup – personne a parlé, et quelqu’un s’est ex-communiqué de personne.

Thèse 6 : La correspondance est une communication entre deux personnes ex-communiquées.

Explication : Loin de conduire à une pure indétermination, la communication authentique crée une forme de communauté : avec (co-, cum) quelques uns, quand chacun est au plus proche de n’être plus personne, est portée une charge (-munauté, munus). Mais la charge est électrique, elle a lieu entre deux électrodes, établissant une communication sur fond d’abîme – de l’incommunicable.

Scolie : Les technologies de la communication – pensons à toutes les plateformes de vidéo-téléphonie et online chats – qui soutiennent les téléconférences, l’éducation à distance, et les relations « sociales » virtuelles, cherchent à produire un temps unique à partir d’espaces différents ; la correspondance part au contraire de l’idée que les temporalités sont irrémédiablement distinctes, créant un espace commun à partir duquel les temps vécus dans leur singularité irréductible trouvent un lieu pour que des personnes se rencontrent.

Thèse 7 : Lorsque les correspondances se multiplient et occupent un même espace saturé de temporalités hétérogènes, apparaît un communisme du lointain.

Explication : Le communisme du lointain condense en un lieu le disparate des temps, la Commune et Black Lives Matter. Au plus loin du populisme de Laclau et Mouffe, qui équivaut les demandes à partir d’un signifiant aveugle : dans le communisme du lointain, le signifiant politique éclate d’ambigüité.

Thèse 8 : Le proche est la cible des technologies de la communication dominantes.

Explication : Les technologies de la communication sont virales, elles perfusent le global – quel que soit le contenu, maladie ou Monsanto – dans chaque entité terrestre, transformant la Terre en globule auto-centré. Géo est une anagramme d’égo. Seules des technologies déviées de leurs cibles géologiques par un courant cosmologique pourraient rendre possible une communication de l’incommunicable préservant la distance, l’inaccessible attracteur des personnes ex-communiquées.

Bibliographie :

Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française

Walter Benjamin, « Brèves ombres (II) »

Jacques Lacan, L’étourdit ; Séminaire XXIV : L’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre

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