Territoires des marges

Sasha Lipovsky

paru dans lundimatin#300, le 16 août 2021

Qu’est-ce qu’une écriture illisible ? Quelle parole est inaudible ? Quel corps est invisible ? Quelles géographies symboliques, politiques, sociales, épistémologiques, quelles grilles de signification forgent les « marges » ?

La marge n’est pas le lieu d’enfermement, de la page blanche, de la nudité signifiante, du silence. Au contraire, elle est un lieu où se forme la contradiction de la raison dominante, le lieu du trop-plein signifiant où l’illisible peut ouvrir les possibilités du lisible, où l’écriture, en cherchant à sortir de la violence de sa propre illisibilité, marque culturelle de l’apostasie du statu quo, habilite le sujet à surmonter le système de légalité de la pensée, légalité qui repose sur des coups de force performatifs à chaque fois qu’il y a transgression. La marge est un lieu de révélation de la raison dominante, que celle-ci circonscrit depuis les remparts de ses signifiants.

La marge est un devenir-femme et un devenir-noir. Le devenir-noir et le devenir-femme partagent historiquement une profonde intimité des fondations, une inscription politique de l’économie des corps, l’épreuve d’une reductio ad absurdum de la raison : le corps-femme et le corps-noir sont historiquement le palimpseste de la déraison, de l’irrationnel, de l’impossibilité de prétendre à l’universel de la vérité (blanche, occidentale, masculine). Ce sont des corps que les savoirs eurocentrés, donc universels, excluent de leurs canons, exclusion de tout un pan d’êtres sans histoire – non pas en tant que sujets particuliers, mais comme catégories reléguées hors de la Raison et de la vérité. L’universalisation contemporaine de la « condition nègre » analysée par Achille Mbembe, qui, se référant aux fractures politiques, aux ravages de la technique, à l’intensification de la répression et au démantèlement des états de droit, remarque une « universalisation de la condition nègre, le devenir-nègre d’une très grande portion d’une humanité désormais confrontée à des pertes excessives et à un profond syndrome d’épuisement » [1], s’inscrit en réalité dans le cadre plus large d’un devenir historique réifié dont les dynamiques internes continuent à nourrir des déterminations qui s’auto-reproduisent.

On pourrait nous retorquer que les multiples démarches contemporaines qui se proposent de relire, voire de réécrire les récits de l’histoire, en interrogeant au présent ces dynamiques qui ont prédéterminé l’assignation à l’oubli et à la perte collective de mémoire, sont suffisantes et que des progrès considérables ont été réalisés. Mais les effets historiques sont toujours là, ils se révèlent à chaque fois que la pensée se saisit du passé sans sujet – ou bien dont le sujet est universel, ce qui revient au même –, pour examiner ce qui constitue le centre des savoirs, processus qui passe par une déstabilisation et une mise en question des superstructures qui maintiennent en place la légalité des canons, des institutions, des pratiques, des lois, des normes, de l’économie des corps, des langues. Ainsi, ces démarches, quand elles ne sont pas de simples mesquineries bourgeoises, autrement dit quand elles ne sont pas reléguées au rôle de soupape d’aération au système dominant, telles des purges discursives où la critique devient inoffensive, car faisant partie du « régime de santé » [2] du système, se voient marginalisées, censurées et punies, afin de maintenir la pérennité du système des dominations en place, qui se nourrit des vérités qu’il produit. Achille Mbembe soulignait qu’il n’y a pas d’histoire de l’être humain en général et que si l’on tentait de l’écrire, il faudrait alors écrire l’histoire « somme toute vulgaire d’un sujet dominant, d’un sujet-maître qui, comme par hasard, aura, dans l’histoire récente, souvent été blanc et masculin. » [3] Ces récits reposent sur une série d’exclusions, tout d’abord narratives, qui purgent les discours et les dispositifs du pouvoir de certains corps, de certains non-sujets. C’est aux marges que se déversent les contradictions, les paradoxes et les impossibilités du principe d’exclusion entre le vrai et le faux, historiquement constitué [4].

Les savoirs des marges sont fondamentalement portés par un souci moral. Conquérir les généalogies des chaînes discursives, à la recherche des points temporels où la cohérence a été rompue, les réagencer en des formations des sens cohérentes, non pas à partir d’un point de vue originaire, mais à partir des faisceaux, de morcellements, d’un point de vue situé, vivant de par sa nécessité interne organique, et surtout susceptible de se remettre constamment en question en tant que point de vue — il s’agit là d’une pensée creusée dans la vie, dans le corps, dans la situation, qui se nourrit du caractère essentiel de la recherche de vérité.

Cette pensée du soupçon interroge le statut du langage lui-même. C’est peut-être l’une des tâches les plus importantes de la littérature, de contaminer le langage des dissonances qui émanent des marges, de démembrer le signe, de le mettre à nu, de le reconstituer sur ses propres ruines. Creuser le langage de vérité pour chercher d’autres demeures possibles pour la pensée et les mondes à venir.

Ce soupçon est en réalité un poétiser. La lisibilité ne puise jamais dans un objet saturé de signification qu’il s’agit de dévoiler, la lisibilité est une décision, tout comme l’illisible ou l’inaudible. Aux marges, la décision survient comme impératif vital, une décision entre le silence, l’inénarrable, la barbarie, d’un côté, et le poème de l’autre.

Ces enjeux concernent aussi une éthique de la parole, au fondement de nos institutions – enjeux à la fois intra-européens et extra-européens. Interroger les phénomènes de marginalisation dans leur complexité historique, institutionnelle, sociale, culturelle, pluraliser la pensée, ne signifie pas seulement chercher un renouvellement critique des savoirs sur des lieux d’emblée exclus des partages du pouvoir occidental, mais signifie aussi questionner en acte les savoirs sur leurs lieux d’origine, pour excaver les fictions sur lesquelles ils reposent, creuser leurs fondements et annihiler les prétentions hégémoniques.

L’émergence critique des marges, que ce soit dans l’art, dans l’ordre des savoirs, dans la parole politiquement engagée, se fait au risque de la rationalité dominante, et par là, il ne faut pas l’oublier, au risque du sujet lui-même, en tant que fondé par cette rationalité. C’est au cout de ce risque fondamental que l’accès à une autre signification survient. La remise en question de ce qui fait vérité, des lieux d’où émane la vérité, passe par une remise en question de la signification de ce à quoi on a accordé le privilège de la vérité. Mais le sujet qui émerge, de par la conscience de la marge, de sa marge à lui, de sa marginalité singulière, de ses impossibilités donc, refuse de se constituer en tant qu’effet de ces hiérarchies, par un travail de dépouillement de la signification, afin de parvenir à ce qui pourrait tenir lieu d’un autre savoir, d’une autre vérité, par le biais d’un engagement dans la multiplicité de contre-points réels ou possibles qui se négocient autour du noyau structuré par le pouvoir. Les marges agissent comme un mouvement autoréflexif constant, comme une tour de vis.

L’écriture et la parole des marges sont profondément anti-ontothéologiques. Elles démasquent les limites, le caractère autoritaire et les sujets impossible de la Raison, au profit d’une parole vivante, d’une écriture qui ouvre le corps social et politique depuis les territoires des marges. Cette critique jaillit sur des vestiges, mais c’est grâce à cette destruction nécessaire (à ne pas confondre avec une déconstruction, qui, détournée, peut devenir dangereusement proche d’une rhétorique de purgatoire) que tout lieu, tout territoire, toute pensée, toute langue devient un lieu qui se prête à la création de monde.

[1Achille Mbembe, Brutalisme, Paris, La Découverte, 2020, p.11

[2Herbert Marcuse, L’Homme unidimensionnel, Paris, Les Editions de Minuit, 1968, p. 38-39

[3Achille Mbembe, Brutalisme, Paris, La Découverte, 2020, p. 51

[4Michel Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 16-17

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