Tentatives d’organisation
À la fin de l’année 1982, le stationnement des missiles menaçant de se réaliser à l’automne 83, les camarades de Hambourg tentent de mettre en place une coordination interrégionale des groupes autonomes. Deux rencontres sont organisées à cette fin, à Hanovre en février et à Lutter en juin. Les débats qui ont lieu à Lutter tombent au moment où un affaiblissement des nouveaux mouvements sociaux (antinucléaire, anti-guerre, squats) se faisait ressentir. Les structures organisationnelles créées pour la préparation de la manifestation contre Reagan s’étaient par exemple totalement dissoutes peu après le 11 juin, avec pour conséquence un travail de solidarité et de soutien insuffisant en faveur des personnes arrêtées lors de l’action. Ce n’est qu’au prix de grands efforts qu’un minimum de soutien put être apporté aux prisonniers face aux procès qui se préparaient.
Cet état de fait s’inscrivait dans un contexte d’isolement croissant des autonomes au sein du mouvement pacifiste qui prenait de l’ampleur, rendant nécessaires une prise de position et une stratégie communes du camp autonome :
« La situation est la plupart du temps très similaire dans les différentes villes : le milieu de gauche vole en éclat, il n’y a presque plus d’assemblées unitaires ou de discussions politiques, les groupes se retrouvent lors des actions (le plus souvent des manifestations) et se perdent ensuite de vue. Nous ne faisons que réagir aux vacheries de l’État et allons d’une action à une autre, d’un sujet à l’autre… Il n’y a presque pas de liens et d’échanges entre les différents courants politiques, il n’y a pas d’analyse commune de la situation, pas de stratégie partagée à partir de laquelle choisir nos cibles et nos actions et développer des continuités… » (Vorbereitungsmaterialien)
Au sein du groupe de préparation, il fut proposé de discuter de ce que les autonomes avaient en commun, au-delà de tout débat stratégique sur les perspectives du mouvement anti-guerre. Voici ce qui fut dit :
« Aspirer à l’autonomie est avant tout lutter contre l’aliénation politique et morale de la vie et du travail – contre la fonctionnalisation des intérêts différents, contre l’intégration de la morale de nos ennemis – la tentative de se réapproprier la vie… Cette aspiration s’exprime lorsque des maisons sont squattées pour se loger dignement ou pour ne plus devoir payer des loyers exorbitants, lorsque les travailleurs se font porter pâle parce qu’ils ne supportent plus d’être surveillés au travail, lorsque les chômeurs pillent des supermarchés… Lorsqu’ils ne se contentent pas de rejoindre les revendications des syndicats pour plus d’emplois, qui ne signifient en réalité que plus d’intégration, d’oppression et d’exploitation. Partout où les gens commencent à saboter les structures de domination politique, morale et technique, un pas est fait vers une vie auto-déterminée. Notre aspiration à l’autonomie doit aller de pair avec des débats politiques ouverts à d’autres manières de penser… et des efforts permanents pour diffuser nos idées, qui sous-tendent notre vie et nos actions. »
Les débats lors de la rencontre de Lutter (du 18 au 24 juillet 1983) étaient cependant principalement marqués par les controverses sur la situation actuelle du mouvement pacifiste et les événements qui s’étaient déroulés lors d’une manifestation de groupes autonomes et anti-impérialistes à Krefeld.
La débâcle de Krefeld
Deux manifestations ont lieu à Krefeld à l’occasion de la visite du vice-président américain, George H. W. Bush. Le mouvement pacifiste appelle à un rassemblement dans un stade excentré contre le projet de déploiement de missiles de moyenne portée et auquel participent 25 000 personnes. De leur côté, les groupes autonomes mobilisent à travers toute l’Allemagne de l’Ouest sur une ligne clairement anti-impérialiste. Ils appellent à une manifestation indépendante, contre la doctrine martiale de l’OTAN, sans essayer d’intervenir dans l’organisation du rassemblement du mouvement pacifiste. La manifestation autonome devait passer à travers le centre-ville de Krefeld et se diriger vers le lieu où Bush était accueilli, mais presque immédiatement après le départ, les quelque 1 000 camarades se retrouvent bloqués par des commandos du SEK et se font attaquer. Il y eut plus de 60 blessés, dont plusieurs graves, 138 arrestations qui donnèrent lieu à plus de 50 condamnations allant d’amendes et de Strafbefehlen [1] jusqu’à des peines de prison de deux ans. La majorité du mouvement pacifiste se désolidarise de la manifestation le jour même.
La débâcle de Krefeld montre comment une offensivité politique et pratique mal préparée peut jouer en faveur du calcul étatique d’intimidation indistincte et de division politique. Les affrontements qui suivirent donnèrent des groupes autonomes l’image de victimes de la répression de l’État, mais aussi d’objet sans défense d’un « débat sur la violence » à charge au sein du mouvement pacifiste. À l’été 1983, ce « débat sur la violence » est de plus monté en épingle par des rapports officiels de différentes administrations de la sûreté d’État (Office fédéral de la police criminelle, le parquet général fédéral, l’Office fédéral de protection de la constitution, etc.), avec l’aide des médias de masse libéraux. C’est ainsi que paraît un numéro du STERN avec en couverture une main levée tenant un pavé, accompagnée du titre « Violence – non merci ! ».
Dans ce contexte des camarades d’Hambourg notent, avec autocritique, dans un article en vue de la rencontre de Lutter :
« L’objectif des groupes autonomes (l’abolition du système capitaliste, et pas uniquement du programme nucléaire) s’est souvent cristallisé dans la question des formes de résistance et a été monté en épingle à partir de la confrontation avec l’appareil policier. Surtout ces derniers temps, cette dernière est devenue le lien apparent entre des groupes très différents (squatteur.euse.s, groupes antinucléaires, groupes anti-impérialistes, etc.) et a, en plus d’avoir provoqué l’incompréhension et la méfiance de nombreux autres groupes, fait des “groupes autonomes” un concept que l’État utilise systématiquement et très consciemment afin de réduire nos positions à la question de la violence. »
Les discussions sur l’intervention dans le mouvement pacifiste voient émerger deux positions principales. La rédaction d’AUTONOMIE à Hambourg est plutôt sceptique :
« Les événements à Krefeld ont clairement montré à quel point les chances sont faibles que le mouvement pacifiste dans sa diversité soit favorable à un soutien mutuel entre différentes formes d’action et qu’il devienne un facteur déterminant contre le déploiement des missiles. »
À l’inverse, certains groupes autonomes s’expriment en faveur d’une participation aux actions d’automne, qu’ils conçoivent comme pouvant être un élément de « radicalisation » :
« Il nous semble important de combattre l’OTAN dans sa structure et ses installations militaires de toutes les manières possibles. Ce n’est qu’ainsi que les gens prendront conscience de la complexité de cet appareil de pouvoir militaire, et la résistance contre les missiles de moyenne portée peut elle aussi jouer un rôle stratégique de ce point de vue. Nous considérons notre résistance contre les trains transportant des bombes comme un pas dans cette direction. Elle offre la possibilité d’affrontements ininterrompus et concrets pour les groupes antimilitaristes… Une attitude offensive face au déploiement de missiles à l’automne ne sera in fine pas possible sans un travail antimilitariste au niveau régional et local. Les convois de matériel militaire auront leur importance dans ce contexte aussi. » (Autonome Gruppen aus Hannover in : Vorbereitungsmaterialien)
Les discussions à Lutter ne permettent pas de faire avancer l’organisation des autonomes par rapport à l’« automne des missiles ». Les autonomes avaient certes toujours réussi à s’organiser, même au-delà de l’échelle régionale, lorsqu’il s’agissait d’une action en particulier, mais les structures élaborées à cette fin se délitaient la plupart du temps rapidement après l’événement en question. Une des raisons était qu’une organisation nécessitant des rencontres fédérales régulières se retrouvait toujours confrontée au problème de la structuration hiérarchique, ce qui allait à l’encontre des principes de la plupart des autonomes. Ces tentatives devenaient par ailleurs souvent des substituts à l’absence de liens locaux et régionaux entre autonomes – ce qui compliquait le fait d’élaborer des analyses et des stratégies communes au-delà de certains événements. Après 1983, les groupes autonomes n’essayèrent plus de s’organiser au niveau fédéral – exception faite de la campagne contre le FMI.
Le contexte politique est par la suite marqué jusqu’à l’« automne des missiles » par le fait que le mouvement pacifiste – majoritairement dominé par de grandes organisations centralisées – parvient par une non-violence idéologisée à marginaliser toute dimension anti-impérialiste et révolutionnaire de la protestation. L’unique consensus portait sur des armes spécifiques et les actions visaient à exprimer auprès des dominants le souhait du maintien de la « paix », ou autrement dit du « statu quo impérialiste ». Ce faisant, les actions qui se voulaient protestataires se limitaient à des gestes symboliques de soumission à l’État et vides de sens, qui plus est prévisibles par la police. Les positions des autonomes gênaient le besoin d’harmonie du mouvement pacifiste et ces derniers devaient donc être écartés. Dans ce contexte, le mouvement pacifiste développe des formes nouvelles de collaboration avec l’État (discussions entre les flics et les « chefs du mouvement », ligne directe entre les flics et les organisateurs des manifestations), visant à contrôler les autonomes, voir à les livrer manu militari aux flics.
« Automne chaud » et café froid
Malgré toutes les contradictions, les autonomes participent massivement aux actions de blocage de Bremerhaven/Nordenham et du bâtiment des éditions Springer lors de la semaine d’actions du mouvement pacifiste, du 13 au 22 octobre 1983. Ils se reposent lors de ces deux événements sur le travail acharné des groupes antimilitaristes de la région d’Unterweser, qui s’étaient notamment réunis au sein du Komitee gegen die Bombenzüge (KGB), ainsi que sur les structures autonomes d’Hambourg.
Les forces bourgeoises et traditionnelles du mouvement pacifiste exercent cependant leur hégémonie politique tout au long des actions. Même l’approche régionale antimilitariste, contre l’infrastructure quotidienne de l’OTAN, des groupes du KGB fut intégrée par la stratégie d’alliance du mouvement pacifiste et put être rendue inopérante politiquement. Les autonomes réussissent à prendre la tête du cortège de la manifestation de Bremerhaven, mais une gestion habile de la manifestation isole le bloc autonome du reste des manifestant.e.s. Il se retrouve ainsi totalement seul, concrètement et politiquement, face à l’entrée du port qui est bloquée à la fois par les flics et des non-violent.e.s qui font un sit-in. Complètement désorienté, le bloc autonome erre pendant des heures, épuisé et fragmenté, dans la ville jusqu’à ce qu’il atteigne le soir les casernes américaines aux abords du port, dans une zone isolée, et devienne le jouet d’une police en supériorité numérique. L’ensemble de ce déroulé déprimant de la manifestation de Bremerhaven est caractéristique de l’impasse dans laquelle se trouvent les autonomes en ce qui concerne le mouvement pacifiste.
La « question de la violence », qui n’avait pas été résolue, est un point de blocage et les débats sur le fond qui avaient été évités ne peuvent plus être rattrapés. La participation des autonomes aux actions avait donc été perçue comme imposée au mouvement pacifiste, presque un putsch, ce que le déroulé de la manifestation démontre de manière on ne peut plus évidente. L’espoir nourri par de nombreux autonomes de tout de même pouvoir radicaliser le mouvement pacifiste rencontre un mur. Des autonomes de Berlin-Ouest commentent avec justesse et beaucoup de sarcasme : « Entre Brême et Bremerhaven, il y a 60 kilomètres et trois ans. »
Les craintes exprimées initialement d’un « piège de Bremerhaven » ou d’une « action de nettoyage à l’italienne » dans le cadre de l’automne des missiles ne se réalisent cependant pas non plus. L’isolement politique total des autonomes rend ce type de répression étatique superflue. Lorsque peu avant le rassemblement massif du 22 octobre à Hambourg, une manifestation de solidarité à la Hafenstraße [2] se fait attaquer par les flics et que 150 camarades se font arrêter, le mouvement pacifiste reste de marbre. La Hafenstraße n’avait rien à voir avec le désir de paix. Le mouvement exprima une dernière fois sa peur des nouveaux missiles nucléaires lors de sa semaine d’actions puis tout le monde rentra chez soi. Un mois plus tard, l’installation des missiles se fit sans résistance notable. En janvier 1984, Révolutionäre Zellen/Rota Zora constatent dans un article tonitruant intitulé « Krise – Krieg – Friedensbewegung » (Crise – Guerre – Mouvement pacifiste) :
« Les nouveaux mouvements sociaux – ça, le mouvement pacifiste l’a rendu très clair – avancent de plus en plus à contre-courant de la question des classes, parasitent toute question sociale et prennent un virage à droite. Il devient plus que douteux de se rapporter à eux comme seule référence de pratique révolutionnaire. Ce “on y va” qui donne plus d’importance à la mobilisation en tant que telle qu’à ses positions et ses objectifs, ne peut plus suffire. »
La retraite des autonomes et la fin du mouvement pacifiste
Malgré leurs expériences déprimantes lors de l’automne des missiles, les autonomes continuèrent à s’organiser encore un certain temps dans le mouvement pacifiste, mais leurs actions n’auront pas permis de radicaliser un mouvement qui touchait déjà à sa fin. À l’automne 1983, le mouvement pacifiste a déjà dépassé son apogée et ne parvient pas à se défaire de son obsession pour la « politique de paix et de désarmement » menée par l’État. Alors que sa prophétie d’une guerre imminente (« Ayez peur, la mort atomique nous menace tous ! », « Il est minuit moins cinq ! ») ne s’était pas réalisée et que la tendance mondiale était au contrôle de l’armement, ce sur quoi se fondait la légitimité de sa politique catastrophiste s’effondre. D’autre part, le déploiement sans accroc des missiles avait démontré l’inefficacité de leur stratégie légaliste. La répétition d’actions de masse aussi inefficaces que ritualisées (marche de Pâques de 84, plébiscite) n’aura pas pu stopper le processus de délitement du mouvement.
Quand bien même les actions de Hildesheim et de la région de l’Unterweser n’étaient pas vraiment des échecs, ils marquèrent la fin des actions d’ampleur des autonomes dans le domaine du pacifisme, en raison de l’absence de résonance à large échelle.
(…)
Qu’est-ce que l’autonomie ?
Dans cette petite fenêtre sur l’histoire, le terme aux multiples facettes d’« autonomie » n’occupe qu’une place périphérique. Il y a deux cents ans déjà, une poignée de penseurs des Lumières tout sauf insignifiants, parmi lesquels Kant et Hegel, s’acharnaient sur ce concept. Je ne le savais pas encore à la fin des années 80, car ma curiosité ne m’avait à l’époque (malheureusement) pas encore poussé à remonter aussi loin dans le passé. Le préciser permet du moins de souligner qu’il faudrait un jour s’intéresser sérieusement au concept d’autonomie. Il semble depuis peu avoir été réduit de manière simpliste au lieu commun d’indépendance. Or, se référer en permanence à une indépendance imaginaire, sans jamais nommer clairement de quoi ou pour quoi, est tout simplement une entreprise vide de sens, construite sur des bases bien fragiles. Il faut en effet comprendre, particulièrement aujourd’hui à l’aube du 21e siècle, que nous vivons dans un contexte où nous sommes plus que jamais dépendants les uns des autres. Ne pas inclure cet état de fait dans les réflexions sur le concept d’autonomie et à l’inverse s’adonner à un culte aveugle de l’indépendance se limite alors souvent à des pratiques d’un individualisme exacerbé, égoïste et bourgeois des plus désagréables. Ce sont précisément ces formes de circulation et de socialisation qui sont très concrètement nécessaires au système capitaliste. Pour le formuler encore plus clairement : certaines formes de circulation considérées sans recul sous le label d’une soi-disant indépendance ont toujours été subies avec beaucoup de brutalité par beaucoup de personnes évoluant dans le milieu autonome des années 80.
Peut-être faudrait-il réfléchir à la définition provocante de Bodo Schulze, selon laquelle : « l’autonomie est une chose fragile – ou plutôt : l’autonomie n’est pas une chose, mais une forme de circulation entre des individus, qui s’associent en vue de détruire l’ensemble des rapports de domination. Cette forme de circulation ne peut pas être théorisée. Les théories n’ont pas de prise sur ce type d’objets, qui ont une existence propre – qui existent en eux-mêmes. L’autonomie est un tel objet. L’autonomie a une existence en soi. Elle est seulement dans la mesure où les hommes agissent en vue de la révolution ».
D’un point de vue politico-historique, l’histoire des autonomes de RFA doit se pencher sur la position de certains camarades, selon lesquels l’autonomie serait une « exportation italienne » qui aurait en RFA et à Berlin-Ouest perdu son caractère prolétarien au profit d’une « expression petite-bourgeoise individualiste typiquement allemande ». Qu’en est-il ?
Peut-être une définition de l’autonomie de Johannes Agnoli, formulée précisément à l’intersection des expériences italienne et ouest-allemande, autour de 1975, peut-elle nous éclairer :
« L’autonomie dont je parle c’est l’autonomie de classe… à la fois en tant que mouvement de classe, le mouvement des ouvriers contre le capital, le mouvement du travailleur en tant que sujet de la production contre celui du travailleur en tant qu’objet de la mise en valeur ; et, au-delà de l’usine en tant que tendance ou mouvement des masses indépendantes contre la tentative du capital de les considérer comme des objets de la transformation de la plus-value en profit, comme des objets de consommation. Dans les deux cas, l’autonomie est la tentative… de la classe, dans la lutte pour son émancipation, de s’autonomiser du mouvement du capital, du mouvement cyclique du capital… L’autonomie de classe signifie… que le mouvement de classe en tant que mouvement d’émancipation, en tant que processus de prise de conscience, évolue de manière totalement indépendante du cycle économique… Si en RFA le soulèvement des ouvriers contre la mise en valeur est encore très en retard… dans la reproduction de l’ensemble de la société, le soulèvement en faveur de la valeur d’usage contre la valeur d’échange a plutôt pris des formes assez concrètes… L’autonomie du mouvement du capital peut s’exprimer, tel qu’en RFA, comme le refus que tout un chacun soit pris dans le processus de réalisation sur le marché… L’autonomie signifie… non un refus du principe d’organisation, mais bien un refus d’une quelconque organisation qui développe un intérêt propre qui n’est plus l’intérêt de classe… Ce que je veux dire c’est ceci : l’autonomie de classe n’est pas contre l’organisation. Ce sont bien plutôt les organisations traditionnelles qui ne sont plus en mesure de représenter les intérêts de classe. » (Langer Marsch, février 1976)
Peu importe. Lors de discussions, en particulier sur le passé, avec d’anciens camarades, ou d’autres encore actifs, il faut garder à l’esprit qu’ils ont parfois tendance à généraliser leurs expériences, qui sont parfois terminées depuis longtemps, dans tel ou tel jardin ouvrier. C’est une façon de faire : s’attribuer du moins a posteriori une grande importance. Or, ce qui réveille chez certains un souvenir agréable n’a aucune raison d’être pertinent pour d’autres personnes et encore moins dans un contexte différent. Celui qui résume donc l’histoire des autonomes d’aujourd’hui à un simple produit d’export italien, doit à juste titre accepter de se voir poser la question suivante : ces derniers n’existaient-ils pas déjà dans la société allemande des années 50 et 60, même s’ils ne s’appelaient eux-mêmes pas ainsi ? Remémorons-nous à ce titre simplement les émeutes des Halbstarken [3] dans les concerts de rock des années 50, ce qu’on appelle les Schwabinger Krawalle [4] à Munich en 1962 et les militants de la Subversive Aktion [5] du milieu des années 60. Ces cas montrent que l’esprit de l’autonomie dans ces contrées n’est pas uniquement d’origine italienne, mais en réalité bien plus ancien que ce que l’extrait historique que je vous propose laisse à penser. Cet esprit semble depuis un certain temps déjà avoir hanté les nuits des dirigeants et leur avoir provoqué des maux de tête. S’il s’agit cependant de l’influence politique réelle de la gauche radicale dans la société allemande, il semble plus pertinent de représenter l’histoire des autonomes comme résultat de conflits et d’affrontements politiques depuis 1967.
La description des autonomes des années 80 présente cependant une autre difficulté : l’utilisation indiscriminée de termes tels que « mouvement des autonomes », « radicaux de gauche », ou « puissance politique des autonomes ». Dans l’« étude » qui suit, il a ainsi été renoncé à une définition figée de l’objet mouvant que sont les « autonomes », notamment pour éviter de lui faire violence par l’usage aussi autoritaire qu’arbitraire d’un seul terme.
L’on peut tout de même dire, avec prudence, que le terme de gauche radicale est compris dans les années 60 et 70 comme ce qui se situe résolument à gauche des organisations du mouvement ouvrier classique, sans tout à fait se recouper avec les formes et les théories traditionnelles de l’anarchisme. Son sens a évolué dans les années 80 : à cette époque il décrivait plus précisément ce qui se situait à gauche du parti des Verts. Il existait dans les années 80 toutefois d’autres groupes qui se définissaient eux-mêmes comme de gauche radicale, mais qui se distinguaient volontairement des autonomes.
Ce livre n’a pas la prétention d’être une représentation exhaustive de toute l’histoire de la gauche radicale allemande. Il manque ainsi un chapitre, initialement prévu, sur l’histoire de la gauche radicale à Berlin-Ouest. Cette ville a été, avec Francfort, l’épicentre de l’agitation et de l’action de la révolte étudiante de 68. Cela est notamment perceptible à travers le foisonnement de la culture des revues – qui se poursuit depuis Linkeck, 883, Fizz, Info-Bug, Radikal jusqu’à Interim aujourd’hui. Il est encore possible de nos jours de lire avec enthousiasme certains passages du livre Die Gücklichen de P. P. Zahl, dans lesquels il décrit en détail l’organisation et le déroulé des « manifestations de lutte » massives de mai 1970 contre l’invasion des impérialistes américains au Cambodge. Ici et là, lors de manifestations, on chante encore quelques phrases percutantes de la chanson légendaire Rauch-Haus des Scherben. Et il y a aussi le Blues, le Tommy Weisbecker Haus, les procès d’Agit, la lutte pour des maisons des jeunes autogérées, la présence sur le terrain contre la destruction de logements et les loyers exorbitants et la présence sur le terrain tout court…
Le milieu de gauche radicale des années 70 et 80 n’a à aucun moment disposé d’un organe de communication commun et transversal, par exemple sous la forme d’un journal ou d’une organisation contraignante. Certains aspects d’événements offensifs-spontanéistes et anarchistes-individualistes sont ainsi difficiles à retracer chronologiquement, comme le serait l’histoire d’une organisation, et donc à retranscrire. Nombre de camarades qui prenaient part à tel ou tel conflit ou telle ou telle lutte dans les années 70 avaient mieux à faire que de s’enfermer dans un bureau pour faire un bilan bien propret de leurs efforts politiques. Et comment généraliser dans un récit le fait qu’il arrivait constamment qu’à un endroit des camarades laissent tomber la politique par frustration et qu’à un autre endroit, au même moment, d’autres camarades commençaient quelque chose de totalement nouveau ? Peut-être que cette sorte de désorganisation a justement permis une grande diversité d’initiatives et de tentatives qui n’instrumentalisaient pas la politique. Face à cela, le désir de systématiser cette histoire dans un récit historique est secondaire.
Pour des raisons de logique et de lisibilité, des idées seront développées, qui n’ont peut-être jamais existé telles quelles en pratique. Par ailleurs, la répartition en trois blocs temporels – la révolte de 68, les années 70 et les années 80 – est simplement une béquille choisie arbitrairement pour mieux identifier certains axes de développement. Dans ce contexte, on ne peut suffisamment souligner que tous les liens existent 1. « en soi », 2. sont « complexes » et 3. « contradictoires », et qu’ils sont bien entendu toujours étroitement « liés », de la même manière que toutes les frontières sont difficiles à tracer.
La rédaction de la première version de Feu et Flammes était motivée, entre autres et de manière sous-jacente, par la volonté de faire une liste des nombreuses erreurs de départ, accompagnée d’une description précise du lieu, voire même de l’heure où ces erreurs avaient été commises. Avec un recul que seul le temps permet, je dirais aujourd’hui que les dispositions petites-bourgeoises de ma conscience antiautoritaire m’ont parfois poussé à traiter le royaume de la liberté comme une petite propriété privée, faisant ainsi mien le principe douteux du droit de possession d’un territoire sans maître. Qu’on veuille bien me le pardonner, et tout particulièrement Hans Jürgen Krahl qui m’a inspiré cette réflexion. Cette nouvelle conclusion m’encourage pourtant à en appeler aux lecteur.ice.s : reconstituons aujourd’hui notre histoire, non comme anecdote ou événement particulièrement héroïque, mais en tant que processus animé et à tout point de vue surprenant, afin que demain notre intervention dans la société soit plus pertinente encore.
(...)
Appendice : « Thèses autonomes 1981 »
En 1981, à l’occasion d’une réunion dans la ville italienne de Padoue, des militants autonomes ont formulé huit thèses visant à identifier les dénominateurs communs entre les différents groupes qui commençaient à se faire appeler « autonomes ». Ces thèses n’ont jamais été vraiment formalisées, et différentes versions remaniées et actualisées ont été publiées – par exemple dans le n° 97 extra de radikal (août 1981) ou dans le livre de 1995 Der Stand der Bewegung (voir la postface) – mais les idées et les sentiments mentionnés dans le texte original restent à ce jour au cœur de l’identité autonome, bien que chacun de ces points ait été âprement débattu et parfois rejeté avec conviction par certaines branches du mouvement.
1. Nous nous battons pour nous-mêmes, d’autres se battent pour eux-mêmes, et ensemble nous devenons plus forts. Nous refusons de prendre part aux « luttes par procuration ». Nos activités s’appuient sur la participation de chacun, « la politique à la première personne ». Nous ne nous battons pas pour une idéologie, ni pour le prolétariat, ni pour « le peuple ». Nous nous battons pour une vie autodéterminée dans tous les aspects de notre existence, en gardant à l’esprit que la liberté de tous est la condition de notre propre liberté.
2. Nous ne dialoguons pas avec le pouvoir ! Nous ne faisons que formuler des revendications, auxquelles le pouvoir peut décider de répondre, ou non.
3. Nous ne nous sommes pas rencontrés sur nos lieux de travail. Le travail reste pour nous une exception. Nous nous sommes rencontrés à travers le punk, la « scène » et la sous-culture qui l’entoure.
4. Nous nous reconnaissons tous dans un « anarchisme diffus » mais nous ne sommes pas des anarchistes au sens traditionnel. Certains d’entre nous considèrent le communisme/marxisme comme une idéologie d’ordre et de domination – une idéologie qui désire l’État, tandis que nous le rejetons. D’autres ont la conviction que la véritable idée communiste a été dénaturée. Quoi qu’il en soit, le terme de « communisme » nous pose tous problème, en raison de son affiliation avec des expériences comme la RDA ou les K-Gruppen.
5. Le pouvoir pour personne ! Ni « pouvoir ouvrier », ni « pouvoir au peuple », ni « contrepouvoir », le pouvoir pour personne !
6. Sur le fond, nous n’avons rien à voir avec la « scène alternative », même si nous empruntons ses infrastructures et ses moyens techniques. Nous sommes conscients du fait que le capitalisme utilise la scène alternative au service d’un nouveau cycle de capital et de travail, comme champ d’activité pour la jeunesse au chômage, mais aussi comme champ d’expérimentation pour tenter de résoudre les difficultés économiques et de pacifier les relations sociales.
7. Nous n’avons pas tranché entre nous si nous sommes une révolte ou si nous voulons une révolution. Certains appellent de leurs vœux une « révolution permanente », mais d’autres pensent que cela reviendrait de fait à une « révolte permanente ». Ceux qui se méfient du terme de « révolution » pensent qu’il contient l’idée qu’adviendra un jour le règne de la liberté, chose à laquelle ils refusent de croire. Pour eux, la liberté ne peut exister qu’un court instant, entre le moment où le pavé quitte la main du lanceur et celui où il atteint sa cible. En tout cas, ce que nous désirons tous en priorité, c’est abolir et détruire, et non pas formuler quoi que ce soit de positif.
8. Nous n’avons pas d’organisation en tant que telle. Nos formes d’organisation sont toutes plus ou moins spontanées. Réunions d’occupation, chaînes téléphoniques, assemblées autonomes et plein de petits groupes, qui peuvent se former à court terme, le temps d’une action ou d’une manifestation, ou à plus long terme pour des projets comme radikal, Radio Utopia ou des actions plus illégales. Il n’existe aucune structure plus solide que cela, rien qui ressemble à un parti, et aucune hiérarchie. Le mouvement n’a par exemple produit aucun représentant à ce jour, comme Negri, Dutschke ou Cohn-Bendit, etc.