Tentative de se faufiler entre les discours

Sur Sars-Cov-2, la guerre, les parents, les bourreaux, les victimes, la Terre et la mayonnaise
Juliette Riedler

paru dans lundimatin#305, le 20 septembre 2021

Que la crise du sars-Cov-2 a réveillé un profond besoin de règles, manières d’être et de se tenir
Obéissance à des principes qui ont trait à la vie et à la mort
À des principes de vie qui tiennent la mort à bonne distance
Que si les mots et expressions « responsabilité », « se protéger et protéger les autres », ont si bien « pris » (comme une sauce) dans la population, c’est qu’il y a une soif de cela

Un besoin de parents, au fond, qui énoncent des limites : des lois
Comme si nos propres parents n’avaient pas rempli leur fonction, eux-mêmes enfants des victimes de la guerre ;
Dont les parents n’ont pas toujours vu leurs propres parents les élever – parfois ils les ont perdu, parfois seul le père, parfois seule la mère
Parents eux-mêmes enfants de parents touchés par la première guerre mondiale comme on l’appelle en Europe, celle de 1914-1918, « la grande guerre »
Puis la grippe espagnole
Le typhus dans les camps

Or à l’école, des traumatismes causés par la guerre
On parle comme d’une chose extérieure
Une somme de faits, déclarations, traités, batailles, mobilisés, morts
Les morts restent abstraits, ce sont « les morts »
Ceux qui signent les traités ont un nom, un visage, une histoire
En bas, en haut, pas les mêmes enjeux de représentation
On ne sait même pas pourquoi, le plus souvent, la guerre est déclarée
L’assassinat d’un duc, l’envahissement de la Pologne
Petites histoires de puissants : vengeances
Grandes histoires de peuples : massacres, traumas transmis de génération en génération

Faute de parents – puisque nos parents n’en ont pas eu non plus, et ça remonte jusqu’à loin –, on suit – par besoin – un vocabulaire de parents : on suit des formes en croyant que le fond suit
Que cela ne soit pas le cas est une grande affaire : difficile pour l’esprit à concevoir – il refuse.

Même si riches nous sommes pauvres – ainsi les riches au pouvoir ne supportent-ils pas la vue des pauvres : elle les ramène à leur intériorité, insupportable
Pauvres en amour
Pauvres en assises de fond, ces lignes de forces qui tiennent une personne, lui permettent de tenir dans la tempête, naviguer en eaux profondes
Pauvres victimes de parents qui n’ont pas su l’être
Ou qui ont disparu
Victime de la grande et de la petite histoire

Être victime au fond, c’est bien cela : se sentir désarmé·e par le mouvement de l’histoire, se remettre à qui parle le mieux, le plus fort, le plus nettement
La victime a besoin du bourreau qui l’abat comme d’une personne en qui elle remet sa croyance, sa foi
Le bourreau incarne alors la puissance dans une période d’impuissance, la certitude dans un moment d’incertitude
Le bourreau est le poids dans la balance qui vient lester le sentiment de manque (aussi bien le manque réel, car réel est notre besoin d’amour) caractéristique de la victime

Le bourreau aussi se caractérise par un besoin d’exercer sa puissance, lui aussi manque à être sans une victime
Qui est au bourreau l’incarnation de son impuissance, de sa fragilité, de sa vulnérabilité
Bourreau a besoin d’elle en se racontant qu’elle a besoin de lui
Bourreau est victime au carré : ignorant de son mal, imposant un discours
Le bourreau est comme une masse qui a besoin d’une autre pour se poser dessus
Si elle vient à manquer, il s’effondre – sensation inconcevable

Notre besoin de structures et de cadres mentaux, de moyens de ressaisie de la réalité et de notre être dans ce monde
Est infini
Se battre contre un ennemi en politique marque seulement cela : le besoin de s’appuyer sur un autre pour exister, déterminer ses propres contours, les dessins de sa vision du présent, du passé, de l’avenir
Notre ennemi nous donne un visage à son image

Je suis alors victime de mon propre positionnement, pourtant nécessaire si je veux me conduire un peu dans ce monde, le penser
Et mon propre bourreau puisque le penser me blesse. Voir que le monde va mal est douloureux, cela fait mal : je suis de ce monde, il me modèle, aussi.

Ce constat est momentané, il ne doit pas prendre toute la place, pense-je
Et de revenir à ma situation présente, concrète
Ma situation d’être vivante dans ce monde et d’avoir quelque chose à y faire – à y défendre ?
Par mon existence, quelque chose est défendu mais je ne sais pas encore quoi
Là git mon problème actuel : celui de souhaiter que ma vie soit plus grande que moi, qu’elle soit représentative de quelques un·es, de quelque chose
J’ai besoin de me donner une image de moi qui me valorise
Qui donne à mon existence de la valeur, non seulement à mes propres yeux, mais aux yeux du monde
C’est au-delà de la reconnaissance, même si cela passe un moment par cela.
C’est une question de foi.

Or dans une période où la crise touche évidemment à la vie et à la mort
Où les valeurs ont été inversées : interdire la vie pour se protéger de la mort
C’est cul par dessus tête que je dois me repositionner
Naissance en siège
Écriture

Or dans une période où l’on est environné de catastrophes : politiques et écologiques
Où la vie partout semble assassinée
Où je suis de toute part positionnée en victime, des ordres (diktats) politiques et d’un désastre écologique qui dépasse ma personne
Où je suis de toute part positionnée en bourreau, de ma grand-mère si je ne suis pas vaccinée, de la nature si j’achète une bouteille en plastique
Je peux être tentée de crier – c’est le bébé que l’on ne nourrit pas, mal ou pas soigné
Je peux être saoulée de pleurs – c’est mon histoire de vie et de morts mêlées
Je reste victime et bourreau de moi-même, douleurs, émotions et sentiments mêlées

S’ajourne une forme de discours, apocalyptique, dont la particularité historique est un ton commun, par delà les propos
« Ils ne témoignent d’aucun courant théologique spécifique et peuvent véhiculer des idéologies très éloignées, voire opposées »
Il s’agit de poser un enfer de mort sur la terre
Du au virus
Du à l’incurie écologique des gouvernements mondiaux
Et, de là, créer de l’effroi et de la gratitude ensemble
Le vaccin nous sauvera
Nommer les effets et les causes des catastrophes écologiques, offrir des solutions
Poser la fin du monde, assise « scientifiquement », permet de se poser réciproquement en son sauveur
Chaque point de vue se vaut, de ce point de vue

Et l’urgence
À donner des réponses, des solutions
À ouvrir des mondes, récupérer des imaginaires
[Je m’y tiens, aussi : vite, vite, penser, bricoler, s’en sortir
S’offrir à soi-même de belles perspectives]

Il paraît que les premiers chrétiens, au moment où le livre de l’Apocalypse fut rédigé, se tenaient dans l’imminence de la fin du monde
Apocalypsis, en grec, veut dire « loin de » (apo) et « voiler » (calupto) : dévoiler, révéler, rendre clair ce qui est obscur.
Dire l’apocalypse, c’est poser un endroit d’obscurité que l’on se propose de rendre clair – plus il est vaste, plus l’effet est redoutable : la Terre, de ce point de vue, est bien choisie –
C’est, dans la Bible, annoncer le retour de J.-C. et le royaume de Dieu sur terre, dire la manière dont cela se produit

C’est adopter la position de qui écrit l’Histoire
Déterminer une aire et un temps de catastrophes, ses causes, montrer une, la voie rédemptrice.

La position change tout

Elle n’est pas seulement spatiale, elle est affective et émotionnelle : ce part quoi j’accepte d’être touchée
Cela ne va pas toujours dans le « bon sens », celui qui domine et auquel pour vivre on se plie
Cela ne va pas non plus dans le sens de ce qui est facilement dicible
Ça n’est pas une position facile
C’est une entrée dans le trouble, la mayonnaise en train de se faire
Forcément pénible
Exposant
Fragilisant
C’est pourtant cette position, je crois, celle qui tourne et vibre de son « être en train d’être mélangé », en devenir, donc, que je dois, aujourd’hui, tenir, et énoncer.
Que je souhaite représenter.

Je voudrais toutefois être prudente
Toute époque n’a-t-elle pas le sentiment de vivre un renversement sans précédent ?
Peut-être que la particularité de la crise Covid est sa mise à égalité
Est-ce un besoin, là encore, formulé à l’envers – soigner n’est ni hystériquement vouloir piquer tout le monde ni l’enfermer – ?
Sans doute le mien, cela m’est aisé à concéder
Sans doute celui de quelques un·es
Celui de ma génération et de celle qui suit
De vivre la poésie
Et mettre en scène pour chaque imperceptible ces foules d’histoires et d’émotions qui nous traversent et nous égalisent sans égaliser nos existences singulières

Au fond, je ne veux pas remettre en politique mon intranquillité
Non par complaisance mais de fait : elle me caractérise
Je préfère me la coltiner pour tenter de fabriquer de la beauté
Que la placer en les mains de ceux qui massacrent par ignorance
Elle est mon lieu et me lie très intimement au monde
Non seulement politique, des manifestations extérieures, mais poétique ou écologique, des choses qui tournent et vibrent à l’intérieur
Intranquillité sans doute très bien partagée
Car sinon pourquoi aurions-nous tant besoin d’être rassuré·es ?

[to be continued]

Juliette Riedler

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