Temps de la ruine et ruine des temps

« Les gorges sont sèches car la soif est morte »

paru dans lundimatin#474, le 9 mai 2025

Il n’est pas de révolte plus absolue que celle qui porte ces lignes. Une révolte vieille comme la Nuit accouchant du premier Jour. Et moi, maniant la plume acérée du scandale, je demeure esclave de cette fronde vengeresse.

L’Histoire, choisissant seule les supports pour sa propre reproduction, me pointe aujourd’hui du doigt, exigeant de ma personne le déversement d’un flot de vérité tiède. Mais l’atmosphère brûlante qui m’enveloppe l’esprit m’impose d’aller vite et fort, avant qu’il s’évapore.

Je dois tenir l’équilibre que je dénonce pour encore me faire entendre. Que voulez-vous… Infidèles, nous restons les enfants de la contradiction.

Aussi je crois que la pensée devrait rester liquide. Mais comment résister au blizzard qui fouette chaque mot, paralyse chaque pensée, écorche chaque langue ? Comment délivrer du givre la parole ? La Société est ce royaume de glace qu’il nous faut brûler.

Le symbole, si longtemps soumis à cette entreprise de pétrification des choses qu’on appelle « monde », survivra-t-il encore à ce lourd dévoiement ? Ici on ne peut qu’espérer. Espérer fondre en silence, d’abord. Puis, peu à peu, réentendre le langage comme art du possible : construction infinie de formes aux desseins fuyants, aux lignes fugaces, aux rêves fugitifs.

Entendez : je viens crever les tympans de votre curiosité muette ! Étouffer de mes mains son silence jusqu’à ce que retentisse, enfin, l’antique question — jusqu’à ce qu’elle explose ! Soufflés par ses couleurs vous saisirez alors vos pinceaux, caresserez de leurs poils souples chaque angle cadrant vos vies et, désormais avertis, n’attendrez plus que cela sèche.

*
BASCULEMENTS

I

Quand le gris des murs se cherche une compagnie
Le ciel lui répond de son plus beau silence

Partout le neutre avait vaincu les âmes
Nous l’abritions comme un enfant sans vie

Aujourd’hui sonne le dernier jour
Demain est révolu

À l’unisson les cœurs tordaient un grand sourire
Témoin d’une peine fatiguée de mentir

Le semblant avait quitté les gestes
Nous avions épousé nos ombres et les arbres riaient

Aujourd’hui sonne le dernier jour
Demain est révolu

Nous n’irons plus glaner les vices du grand spectacle
Cramer nos cigarettes au seuil des bars
S’excuser poliment de notre retard — à qui ? pourquoi ?
Quand on y pense… Il fallait être fous !

La rumeur s’évapore
Ses rues sont muettes
Le mal ne fait plus peur

Le soleil de l’avant lavera nos fautes
D’ici là on ne peut que sentir
Et pour la première fois nous allions innocents

Aujourd’hui sonne le dernier jour
Demain est révolu

La mer s’épand comme un linceul sur le cours des vies
La voûte est de marbre
Les galets se préparent au repos

Dans un ultime élan le mouvement se fige
Un creux s’est emparé du monde
La suite ne se paye plus

Aujourd’hui sonne le dernier jour
Demain est révolu

Les vagues respirent encore et les montagnes attendent
On y marche au bord et la terre est fauve

Mon souffle ondule avec tes cheveux
Je joins mes mains à jamais
Priant le vent qu’il nous balaie

Nous commettions notre dernier espoir

Aujourd’hui sonne le dernier jour
Demain n’existe plus

II

À la fin tout est calme
Le ciel est mou
Et l’horizon retient ses larmes

Ma vie comme une aquarelle mal exécutée
Aux nuances grossières
Sous le feu d’un réverbère qui noircit mes manches

Un curieux s-o-s scintille depuis la lagune
Qu’importe !
Aujourd’hui j’ai choisi d’écouter

Le fatras tant attendu n’est jamais venu
On dit « c’est bien commode »
Mais le langage pleure encore les pluies de la veille

Le paquebot crache son épaisse fumée
Tout le monde attend
Personne ne coule

À la fin tout est calme
Le ciel est mou
Et l’horizon retient ses larmes

Des franges d’écumes qui lèchent la roche
Le temps devrait être à la fête
Mais on a tout dépensé

Je voudrais encore flotter
Longtemps
Jusqu’aux confins du souvenir

La magie y jouerait ses tours et nous
Heureux
N’aurions plus rien à dire

Le mauve étend sa menace
Maintenant
Il est temps de partir

À la fin tout est calme
Le ciel est mou
Et l’horizon retient ses larmes

III

Si la lumière de feu succède au pastel
Non
Ce n’est pas pour aujourd’hui

Le météore avait gémi tout près de mon oreille
De sa caresse je conserve la cicatrice

Mille pépites de lune constellent mon corps
Depuis demain le jour est multiple

Mais pour le temps on refusait d’y croire
Ce n’était pas de saison

Si la lumière de feu succède au pastel
Non
Ce n’est pas pour aujourd’hui

Le bruit change de matière dans la douceur d’un craquement d’écorce
Le jour est immobile
Il baigne dans la soie

Sur mon épaule repose une mésange
Qui ne partira plus

La nuit a disparue
La vie défie le sol
Le souffle a sévi

On ne voguera plus face au vent

IV

L’allégresse a quitté les masques

Nos lueurs s’épaississent

La pénombre évacue le mal qu’elle tenait de ces vilains démons clamant leur innocence

Les gorges sont sèches car la soif est morte

Chaque suspension produit les drames qui la conduisent au-delà de toute fin

V

Sa frange qui galope en avant vers le bord
Déroule une sombre humeur

Elle gronde

Les failles du récif
Sensibles à ces saillies
Déversent en continu leur torrent de larmes

À l’arrière
Paisible
Le visage d’un lac

Tempérance hautaine ? Authentique hauteur ?

L’azur demeure immense et les nuages rares
Dans le creux d’une crique un festin se prépare

Photo : Louis Maurel

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