Tabor

Phoebe Hadjimarkos Clarke
[Bonnes feuilles]

paru dans lundimatin#295, le 6 juillet 2021

Apocalypse mélancolique, amours contrariées, magie, fantômes, alcool et autogestion un peu pétée : Tabor est une dystopie cruelle, une histoire d’amour queer incandescente, une rêverie révolutionnaire gothique. Quand Mona et Pauli fuient les mystérieuses inondations qui ravagent le monde, elles rejoignent Tabor, un village autonome et sauvage. Mais le monde d’avant a-t-il vraiment disparu ? D’étranges visiteurs et des désirs inopportuns viennent troubler cette certitude...

Il s’accoude contre un mur l’air de rien pendant qu’on est en train de trier les pommes de terre, qu’on creuse des canaux, qu’on répand du compost, qu’on tente de construire le métier à tisser (une idée de Valérie) ou encore qu’on se livre à d’autres activités plus occultes : choisir les bons cailloux, tresser ensemble des herbes et des fleurs, dresser des autels rustiques. Il s’accoude et il nous pose des questions. Personne ne pense tout de suite au fait qu’il ne travaille pas pendant que nous oui, d’ailleurs bien souvent les étrangers, enfin les visiteurs, ne travaillent pas ou pas beaucoup, ou pas comme nous. Ils aident comme ils peuvent, même s’ils ne connaissent pas le campement, ne nous connaissent pas non plus, même s’ils n’ont pas la conscience secrète que nous possédons de l’urgence, de l’ordre et de la logique des actions à accomplir, comment et pourquoi, tout ce genre de choses. Cela nous semble important et indéniable, il existe un ordre, institué par nous : nous, on a augmenté d’un sens occulte tous nos actes. Valérie, qui ne souscrit pas à la théorie de l’importance des manières mystiques de se comporter et qui aime faire des formules, dit que c’est pour avoir l’impression de vivre et non pas de survivre, ce qui est possible. N’empêche, l’expérience qu’on fait de l’existence est bien celle de la survie, mais on a commencé à se dire que si les choses ne s’améliorent pas c’est parce qu’on ne les fait pas encore efficacement, mais aussi parce qu’on n’a pas encore trouvé les protocoles magiques exacts leur correspondant. Ainsi le respect scrupuleux des rituels établis doit s’augmenter d’explorations toujours renouvelées dans le domaine des rituels possibles, de ceux qui sont véritablement efficaces ou qui, combinés aux rituels existants, pourront élargir le champ de notre puissance. On continue à essayer. On sait à présent pour sûr qu’on se trouve au seuil d’un lieu magique (qui est Tabor et qui ne l’est pas) où il nous est loisible d’exercer de nouvelles manières de faire car celles-ci sont devenues possibles. Ces choses qui autrefois n’avaient d’autre existence qu’imaginaire, des rêveries marrantes ou folles mais sans fondements, font partie de notre quotidien. On habite une planète désaxée et dansante, entourée de sphères nouvelles et d’étoiles aux pouvoirs discrets, on se recommande à leur force et on se soumet à leur empire. Les arbres même ont retrouvé leur voix, il nous suffit à présent, ce n’est pas rien mais c’est dans nos cordes, d’en apprendre la portée et les ondes. Jonas donc, n’accomplit pas ces tâches précises, mais comment pourrait-on lui en vouloir ? C’est pourquoi nous n’y prêtons pas garde et pourquoi, le visage tourné vers le sien qui nous surplombe, nous répondons à ses questions. « Comment êtes-vous arrivés ici ? », qu’il nous demande, ce qui est une question dont tout le monde ou presque souhaite avoir la réponse en arrivant à Tabor. Sa voix est comme celle d’un chat, presque grinçante mais néanmoins agréable. « Par des chemins et d’autres, lui répondons-nous donc comme à notre habitude. Nous récitons : Valérie est la première à avoir atteint les maisons, seule. Par une curiosité géographique, qui fait aujourd’hui notre force, par ici ça a presque complètement été épargné par les inondations du grand déluge. L’eau n’est jamais montée plus haut que le premier étage des maisons, et les arbres fruitiers étaient presque intacts quand elle est arrivée. Plus tard ils ont fleuri. Ici la descente des eaux a été plus rapide qu’ailleurs, et un chemin sec menait à notre colline, même dans les plaines inondées devenues des lacs et des marécages. Elle a découvert de la nourriture et des outils dans une ferme antique, plus haut un ruisseau fournissait de l’eau potable. Les jardins ont été semés, certaines plantes ont miraculeusement survécu à l’immersion. Elle a vécu seule ici un moment, elle était comme une exploratrice solitaire sur une île déserte, à tous points de vue une naufragée. Elle a réorganisé l’univers, tout doucement. A réapprivoisé les chats et les chèvres, a retourné la terre, a cueilli les fruits. On l’imagine assise le soir à regarder la vallée qui peu à peu s’assèche, à regarder l’horizon, attendant que nous arrivions. Qui sait combien de temps ça a duré ? Trois jours, trois mois, trois ans ? Qui sait ? Elle était seule et puis elle ne l’a plus été. Les autres sont arrivés. On a nettoyé, reconstruit, semé, planté à notre tour. On a partagé les premiers fruits. On partage tout. » Jonas sourit. Il tapote impatiemment ses cuisses de ses mains, mâchouille un brin d’herbe. Il veut savoir combien nous sommes. Y a-t-il eu des morts, des naissances ? Des couples se sont-ils formés ? Comment se déploient la vie, les corps et leur distribution ici ? « Les premiers temps, oui, il y a eu pas mal de morts, récitons-nous consciencieusement (les questions sont toujours les mêmes, et par un hasard qui n’en est bien sûr pas un, elles sont toujours posées dans le même ordre, et nous n’avons qu’à dévider le fil de notre mémoire, systématiquement et calmement. Nous reprenons :) les plus faibles, les très vieux ou les très jeunes sont morts, mais pas seulement. Épuisement, maladie. L’été dernier il y a eu la sécheresse, et alors quelques-uns sont morts encore. On a enterré les morts là-bas, derrière la pinède. Quelques enfants sont nés, même si on contrôle les naissances. Si malgré tout, des bébés voient le jour, ils sont choyés et aimés de tous. On élève ensemble tous les enfants. Nos histoires d’amour sont multiples et belles, on aime qui on veut, parfois, parce que ça arrive, on aime plusieurs personnes en même temps, et on en est plutôt heureux ; et puis on se détache avec le temps de certaines histoires, de manière permanente ou provisoire, ou alors on s’unit dans un amour qui n’est pas toujours sexuel, on développe un répertoire de toutes les intensités possibles. L’amour est l’une de ces choses précieuses qui nous restent du temps d’avant, devenu plus profond, plus complexe dans l’univers nouveau. On ne prétend pas comprendre l’amour, oh non, mais c’est l’un des domaines où l’on applique le moins de règles, si ce n’est celle du respect des sentiments. C’est pas, jugeons-nous bon de préciser, qu’on soit des babas cool sur le retour, c’est plutôt qu’on essaye de faire mieux là où les choses ne fonctionnaient pas. – Il n’y a donc pas de jalousie ? », s’étonne à moitié sérieusement Jonas. Puis il ajoute, en riant et on comprend qu’il sait très bien que non : « J’ai déjà beaucoup voyagé, vous savez, vous n’êtes pas les seuls à avoir ce fonctionnement. » Les patates germées s’entassent d’un côté, beiges et terreuses, molles, les pousses sont des languettes dures, blanches et vertes, qui se tendent vers une lumière hypothétique. « Qui aurait pensé que le nouveau monde aurait les mœurs si légères », songe-t-il à voix haute. Tout cela nous amuse. La morale n’est plus tellement un enjeu, expliquons-nous (mais il le sait déjà). On poursuit : « Peu à peu l’idée de responsabilité individuelle a décliné en nous jusqu’à ne plus tellement exister du tout. » (Ça aussi, il le sait, mais on a envie de le lui dire, comme tout le reste, encore et encore, perdus dans un temps sans trame et sans fin.) À sa place ? Rien de particulier. On existe sans morale et sans culpabilité, du moins c’est ce qu’on s’affirme les uns aux autres, encore et encore ; mais si on se glissait dans les esprits de chacun, sans aucun doute y trouverait-on toujours les mêmes pincements, les vrilles, les trous, les fissures et les crevasses, ces choses et d’autres qui font que la vie, secrètement, demeure un enfer, même effacés les motifs, les êtres, les peurs qui la rendent détestable. On n’est pas exempts de souffrance. Ce n’est qu’à demi qu’on tente de la combattre. Parfois le désespoir nous gagne, lorsqu’on pense qu’il existe des conditions dont il est inimaginable de se dépêtrer, et qu’on a atteint les limites des possibilités de bonheur. Mais on est tous ensemble, et peut-être qu’on parvient vraiment à les repousser. Jonas reste songeur. Sans rien dire il prend une pomme de terre germée, et gratte de ses ongles les pousses, les brise, ôte jusqu’à leurs racines mêmes, méthodiquement, toujours du bout de son ongle. C’est malin, on peut plus la planter maintenant, mais elle servira à la soupe du soir, ou au grand processus de distillation que tente de perfectionner Kader. On le regarde sans rien dire. Il a l’air de venir d’un autre moment ou d’un univers parallèle. Ses mains sont fines mais fortes, elles nous semblent exprimer une vision volontaire du monde. Ses ongles sont bien formés et propres. Tout de Jonas est défini et présent, là où l’on commence, nous, à devenir des flottements indéterminés, des fragments de chair, des corps sans identité, qui se fondent les uns dans les autres. Cela ne nous dérange pas, ces fusions indénombrables sont des sources de plaisir, mais il est différent. Il n’est pas beau. Mais sa corporalité, dans cette pièce sombre, nous traverse comme une lame. Il est ce qu’on n’est plus, et cette manière d’exister le rend rayonnant et majestueux. On est tous un peu amoureux, peut-être. Ses mains sont maintenant dans ses poches. Cachées. Il esquisse quelques pas, revient vers nous. Il nous sourit avec les dents et pendant une minute cela nous semble une bénédiction. Évidemment qu’on l’acceptera et qu’on l’aimera, lui aussi, s’il veut se joindre à nous, puisqu’on l’aime déjà si profondément. On l’ingérera, on le fondra dans la masse, ses beaux membres dessinés et réels ne seront plus que certains des membres, utiles et discrets, de l’être communal que nous formons tous ensemble. Nous lui sourions à notre tour, discrètement. C’est lui qui nous fascine, mais nous qui savons ce qui l’attend. Qu’est-ce qu’on cultive ? Quels fruits, quels légumes, quelles graines ? Des pois chiches ? Des lentilles ?

Des courges, des pommes ? Où trouve-t-on notre bois de chauffage ? Et où est-ce qu’on va dénicher nos condiments et nos épices ? Les chèvres, on en fait quoi ? Et leur viande, la mange-t-on ? Possède-t-on un pressoir à huile ? Notre eau ? (et pourtant on sait bien que Pauli lui a montré le réservoir il y a quelques jours. Pourquoi nous redemande-t-il ? Il veut être tout à fait certain, répond-il). Il semble fasciné, émerveillé par notre vie et notre organisation. Les conditions sont dures mais la vie est belle, qu’on lui affirme, à moitié pour crâner. Il a plutôt l’air d’acquiescer. En vrai, mais on ne se le dit pas, même à nous, on a du mal à faire pousser ne serait-ce que des tomates, les céréales pourrissent sur pied, on ne sait pas irriguer, tout est trop sec ou noyé dans une boue liquide, les feuilles brunissent avant l’heure, les légumes sont infects. On les mange quand même, on mange tout, on nettoie la moisissure et on enfourne dans le gosier, on réfléchit plus, on a faim, on déteste être ici, on en a marre des conserves distribuées mais on veut pas mourir de faim, on est des incapables mais on progresse, c’est sûr, on réussit tout de même à produire quelques trucs mais tout est bancal et décevant, c’est compliqué – là-dessus on se tait. Procède-t-on à des échanges avec d’autres communautés ? Est-ce qu’il est possible de vivre dans plusieurs communautés à la fois ? Il y a d’autres moyens de transport à part nos pieds et nos vélos pour atteindre les autres villages et procéder aux échanges ? Possède-t-on des livres, est-ce qu’on lit ? Une bibliothèque ? Des artisans et des arts ? Il est toujours aussi fasciné, et c’est flatteur, même si ses questions sont fatigantes. Ses yeux bleus sont comme des gemmes dans son visage un peu mou. Cette mollesse même est adorable. Il nous félicite pour notre ingéniosité, notre richesse. « Mais on a seulement eu de la chance ! s’exclame-t-on avec un étonnement théâtral. – La chance n’existe pas, lance-t-il en éclatant bruyamment de rire. – Pourtant si, désolés, on a eu de la chance d’être arrivés ici, répond-on, histrioniques, de mauvaise foi, déclamant un peu trop fort. Découvrir ce pli de terre épargné c’était de la chance, déso, on aurait pu atterrir n’importe où et crever la gueule ouverte, qu’on proteste. On a eu la chance d’arriver ici avec des gens aimables et des ressources en quantités suffisantes, et pas de pollution, ça aurait pu être n’importe où, on aurait pu tomber en enfer. Il paraît que dans certains coins, très loin d’ici (nos voix chuchotent bruyamment et on regarde de tous les côtés pour se prémunir d’oreilles ennemies complètement imaginaires), il existe des lieux où les êtres sont réduits en esclavage, enchaînés, tués à la tâche. Ils doivent nettoyer des usines chimiques, ou cultiver des terres, ou reconstruire des villes et ils ne sont pas libres. On a entendu ça. Gare à toi Jonas ! (Son visage exprime l’inquiétude). Ici, on a aussi la chance d’être cachés. » On ajoute, comme si c’était la conclusion inévitable de notre petit discours (car c’est la conclusion que nous atteignons à chaque fois) : « On vit libre, quoi. » Alors que le tri des pommes de terre est déjà bientôt terminé, Jonas s’accroupit à nos côtés et commence à les manipuler. On n’est pas tellement sûrs que ce soit une bonne idée, mais on le laisse faire et il travaille vite.

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