Suspendre la destruction des forêts - Pistes pour une révolution décoloniale

Comité de défense et de décolonisation des territoires, Québec

paru dans lundimatin#302, le 30 août 2021

Pour beaucoup d’entre nous, le monde semble impossible à ressaisir. La destruction de la vie apparaît comme un train fonçant à toute allure vers le néant, tiré par la locomotive infernale de la modernité. Même les formes dominantes de contestation semblent périmées et incapables, ne serait-ce que pour un instant, de suspendre la progression de la catastrophe.

En 2017, dans le premier numéro du journal des Comités de défense et de décolonisation des territoires, nous avions proposé un plan d’action : enquêter, construire l’autonomie et bloquer les flux. Cette formule s’avère aujourd’hui toujours aussi pertinente. Nous l’avons d’ailleurs appliquée à plusieurs situations au cours des dernières années. 

En effet, avant de bloquer un projet, il faut tout d’abord enquêter, définir les intérêts politiques et financiers se cachant derrière la façade croulante du progrès économique. Il faut repérer les points d’entrée et de sortie des lieux ou des situations ; apprendre à reconnaitre les ami∙e∙s et les ennemi∙e∙s ; trouver une manière de se lier aux personnes qui habitent un territoire et qui luttent pour le défendre ; comprendre et partager ce qu’elles aiment, et haïr avec elles ce qui les menace. En même temps, il faut aussi construire l’autonomie. C’est-à-dire réunir les forces pour combattre le saccage des territoires, faire grandir les mondes que nous sommes. Rendre plus puissant le parti de la vie qui s’oppose à l’économie de la mort. Cette idée doit être comprise de manière stratégique autant au niveau des relations que des infrastructures. Cependant, afin de stopper définitivement la progression de la catastrophe et de saper irrémédiablement la souveraineté coloniale et son infrastructure extractiviste, il nous faut pousser plus loin notre réflexion politique. Le sous-titre d’un article du premier numéro de notre journal empruntait l’expression zapatiste : « Avancer en questionnant ». Il était alors clair pour nous que la mise en place de nouvelles propositions exigerait du temps. 

Chez les communautés autochtones zapatistes du « Mexique », il existe d’ailleurs trois formes de temps qui se superposent. D’abord, le temps exact, celui qui quadrille nos vies et tente de synchroniser le monde entier, le temps de l’horloge qui organise l’économie et les dispositifs disciplinaires. Il y a ensuite le temps juste que dicte la forêt et qui donne son organisation à la communauté. C’est le temps rythmé par le soleil et les saisons, le battement de la vie qui apporte une cadence à chaque corps. Enfin, il y a le temps révolutionnaire. Ce temps n’est pas encore advenu, mais il parcourt déjà les mondes. C’est un temps ancien dont on entend toujours l’écho. Et c’est ce temps-là dont on doit préparer l’avènement.

RECOMMENCER

La supposée « fin de l’histoire » néolibérale n’aura été qu’un moment historique déjà dépassé, mais dont le cadavre tente sans cesse de sortir de terre. Il faut s’employer à interrompre définitivement cette suspension mortifère. Il n’est plus l’heure de se convaincre comme des chrétiens millénaristes ou des écologistes nihilistes qui ne vivent qu’en regard de l’apocalypse ou de la fin du monde. Il nous faut plutôt redessiner l’horizon de nos existences.

Retourner. Recommencer. Refaire.

Recommencer n’est jamais reprendre quelque chose ou une situation là où on les avait laissés. Ce que l’on recommence est toujours autre chose, et ce mouvement est chaque fois inédit. On n’est pas entrainé par le passé, mais par ce qui, en lui, n’est pas advenu. C’est alors autant nous-mêmes qui recommençons ce que nous n’avons jamais été. Recommencer signifie sortir de la suspension. Rétablir le contact avec nos devenirs. Partir à nouveau, de là où nous sommes maintenant. Cette idée de recommencement doit s’inspirer du retour au futur contenu dans la résurgence autochtone.

Contre l’idée de réconciliation, fondamentalement asymétrique et instrumentalisée par les États coloniaux canadien et québécois, la résurgence doit être interprétée comme une décolonisation globale. Comme l’enseignent plusieurs ainés, cette résurgence s’appuie sur la tradition : langues, cultures, savoir-faire et modes d’organisation, comprenant une réparation des torts et de l’usurpation historique infligés aux communautés autochtones. Loin de l’idée de souveraineté nationale propre à la modernité, la souveraineté autochtone que propose la résurgence combine une réappropriation territoriale par l’usage et une affirmation identitaire comprenant une revalorisation culturelle et spirituelle. Il ne s’agit pas simplement de retrouver une identité perdue pour se comprendre « vraiment » soi-même, mais plutôt de réactiver des éléments de mondes perdus ou enfouis en recourant au savoir des ainé∙e∙s, au rattachement aux langues, à la terre, et à un engagement avec la communauté. Il y a dans le recommencement quelque chose qui précède le commencement lui-même, qui y retourne pour l’approfondir et en quelque sorte refaire le temps.

PROVOQUER L’EMPIRE

À celles et ceux qui refusent à la fois la destruction du vivant et du sacré, tout autant qu’elles rejettent les formes de contestation inutiles contre cette destruction, leur rôle est de faire évènement. L’Empire est le système hégémonique mondial, l’immense toile de pouvoir que forment les dispositifs de domination modernes et coloniaux. C’est partout là où ça fonctionne, où ça circule, là où rien n’arrive, là où le vide-de-vie est roi. Provoquer l’Empire signifie mettre un frein au cours normal des choses. Là où le normal signifie exploitation quotidienne ; destruction tranquille ; atomisation progressive et silencieuse en un repli mortifère sur l’individu. L’avènement du temps révolutionnaire implique de faire surgir la confrontation, de s’attaquer aux symboles, aux infrastructures, aux ennemis qui menacent les formes de vie auxquelles nous tenons.

Il faut compromettre la poursuite et le redéploiement de l’économie capitaliste extractiviste jusqu’à les rendre intenables en métropole, dans les villes, les réserves, à la campagne, autant que dans la forêt. Il faut également anticiper le nouvel assaut du capital par l’économie verte où après avoir vendu la terre, vents et marées sont désormais monnayés pour étrangler l’avenir. La continuation de cette économie dépend de sa capacité (1) à extraire des ressources et (2) à les mettre en circulation. Nos considérations tactiques doivent découler de ces constatations en apparence évidentes, mais qui demandent une réflexion et des actions hors du commun.

Être à la hauteur de la situation demande de prendre au sérieux la question posée par le fait d’habiter un lieu dans le contexte d’une communauté. Il n’est pas ici question de principes ou de positions personnelles, mais simplement de manières de vivre. L’urgence dictée par la situation climatique mondiale et la façon dont elle remet en question nos conditions d’existence ne font que confirmer le recours nécessaire à des traditions beaucoup plus anciennes que celles qui persistent dans la vieille modernité.

Notre mode d’organisation doit nous permettre de soutenir efficacement les luttes qui ont cours sur les territoires par-delà les frontières coloniales, d’aider à leur prolifération et d’acheminer des ressources qui permettent leur durée.

FAIRE ALLIANCE

Que signifie une actualisation de la souveraineté ancestrale au-delà d’une simple reconnaissance ? Quel est le rôle de chacun∙e dans la fragmentation en cours du « Canada » ? Suffit-il d’insuffler de la puissance à la résurgence en cours ? Faut-il plutôt, pour chaque communauté, trouver ses propres manières de fragmenter le « Canada » et le « Québec », tout en se liant aux autres à partir de ces fragments de monde souhaitables ? 

Nous avons remarqué que la cohérence et la constance que nous partageons entre nous permettent une rencontre profonde avec d’autres groupes en lutte, alors que ceux et celles qui se présentent comme des allié∙e∙s individuel∙le∙s arrivent souvent avec des postures qui sont incompréhensibles aux yeux des communautés qui les accueillent. Beaucoup s’y présentent avec des discours individuels et prétentieux, affichant une supposée radicalité et une critique du « système »

exprimée avec une telle complexité qu’elle ne fait qu’afficher son impuissance.

Loin de ces attitudes individuelles, l’exigence posée par la décolonisation et le dépassement de la modernité réside dans la question du Comment vivre ? Non plus seulement la vie des individus, mais celles des communautés. Non pas des « contestataires », mais des protecteurs et protectrices des territoires. Non pas des citoyens, mais bien des habitant∙e∙s de leur monde Des groupes, des collectifs, des tribus, des bandes, des gangs et des réseaux liés par des pactes forgés dans des luttes communes et par la vie partagée.

Il nous faut nous rappeler que les allié∙e∙s sont ceux et celles, qui par définition, sont uni∙e∙s par une promesse d’alliance. « Un groupe qui apporte à un autre son appui, prend son parti ». Loin de la figure contemporaine de l’aide-soignant, l’allié ne peut être représenté par ce personnage effacé et poli. Il ne s’agit pas de step back, mais de step in et de stand up next to. Il s’agit de reconnaître la souveraineté ancestrale et de suivre les directives des ainé∙e∙s pour agir concrètement. À partir de nos positions forcément différentes dans l’organisation coloniale du vivant, il nous faut trouver les manières d’être et les chemins qui mènent à la décolonisation. Sur le terrain, faire alliance ne doit pas servir de prétexte à un effacement qui ne serait qu’une nouvelle forme de dissimulation. Il s’agit plutôt de devenir quelque chose qui mette un terme à la destruction. Quelque chose de si fort qu’il ne soit plus nécessaire de se prétendre anticapitaliste ou anticolonial puisqu’il en va de sa vie dans la guerre contre l’ordre moderne et colonial. Devenir enfin ce qu’il nous fallait être pour que l’immense machine impériale ne soit plus qu’un cauchemar du passé.

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