Sur un malentendu - Réponse à Éric Hazan

Par Ivan Segré

Ivan Segré - paru dans lundimatin#84, le 5 décembre 2016

« Il en est pour te prêter une oreille attentive, jusqu’au moment où, sortis d’auprès de toi, ils disent à ceux qui ont reçu la science : ‘Que vient-il juste de dire ?’ Ceux-là sont ceux de qui Dieu a scellé le cœur. – Ils ne suivent que leurs passions. »
Le Coran. Sourate 47, v. 16. Traduction de Jacques Berque

Éric Hazan, et d’autres avec lui, s’étonnent du « virage » que j’aurais pris depuis quelques mois. Éditeur scrupuleux, et honnête homme, il ne renie cependant rien de l’aventure menée en commun, qui aboutit à deux livres publiés à La Fabrique en 2014. Il précise toutefois : « Lors de discussions à cette époque, Segré m’avait clairement fait entendre qu’il était en accord avec les positions que nous défendons depuis longtemps sur la question israélo-palestinienne  ».

J’ignore, à vrai dire, ce qu’il entend par « les positions que nous défendons ». À lire le corpus des éditions La Fabrique « sur la question israélo-palestinienne », il me semble en effet que de forts antagonismes traversent ce « nous ». Ce que je puis lui concéder volontiers, en revanche, c’est que je partage les positions défendues dans le livre qu’il a co-écrit avec Eyal Sivan en 2012 : Un Etat commun du Jourdain à la mer. J’ai moi-même exposé des idées semblables dans un livre paru en septembre 2015 aux éditions Lignes : L’intellectuel compulsif. La réaction philosémite II. L’ouvrage est intégralement consacré au film Route 181 de Michel Khleifi et Eyal Sivan. Un certain Alain Finkielkraut avait cru bon de juger que sa diffusion sur Arte était un « appel au meurtre des juifs ». S’en est suivie une drôle d’affaire, que j’ai entrepris d’éclaircir.

Éric Hazan conclut : « Certes, la vie est plus confortable et le terrain plus accueillant dans le camp des partisans de l’État d’Israël que du côté d’Alain Badiou ou de la Fabrique, mais j’ai trop d’estime pour Segré pour penser que son virage est purement tactique ». Si les « partisans de l’Etat d’Israël » auxquels il fait allusion sont du même bois que Finkielkraut et ses amis, qu’il lise donc mon Intellectuel compulsif. En fin lecteur qu’il est, il comprendra que, nonobstant son « estime », un tel « virage » serait suicidaire plutôt que « tactique ».

Il n’empêche, j’aurais depuis lors effectué un « virage », voire un « revirement ». Je passe sur « l’ironie » de Houria Bouteldja et sa critique de Descartes (que je n’aurais pas su apprécier à leur juste valeur), pour en venir aussitôt au livre d’Eyal Sivan et Armelle Laborie Un boycott légitime, au sujet duquel j’ai donc écrit un article intitulé « Israël : l’impossible boycott ». On me reproche de parler d’un livre que je n’aurais pas lu. Mais s’il est peut-être vrai que je ne l’ai pas lu, il est certainement faux que j’en parle. Mon article tient en trois points :

1. Si le boycott de l’apartheid sud-africain est le modèle à suivre, s’ensuit qu’il s’agit de dénoncer un apartheid semblable en Israël-Palestine, ce qui suppose de s’en tenir exclusivement à la situation qui prévaut dans les territoires occupés de Ci-Jordanie, de Gaza et de Jérusalem-Est.

2. Le boycott consistant à faire pression sur l’Etat d’Israël pour que cette situation d’apartheid cesse, s’ensuit que l’Etat boycotté dispose de deux options : ou bien le retrait des territoires occupés depuis 1967 ; ou bien la création d’un Etat commun sur l’ensemble du territoire de la Palestine mandataire.

3. L’appel à un boycott supposant une prise de position politique valable à l’échelle de la région, s’ensuit qu’il serait incohérent d’appeler au boycott des institutions universitaires et culturelles israéliennes sans appeler dans le même temps au boycott du PSG et de la coupe du monde bientôt organisée au Qatar.

Si Éric Hazan m’avait interrogé « à cette époque » sur la question du boycott d’Israël, ou sur la nécessité d’être cohérent, je lui aurais répondu la même chose. Il semble troublé que je développe dans le dernier article la vision de deux Etats, israélien et palestinien. Ma position est la suivante : il n’y a pas lieu de fermer l’une ou l’autre option, deux Etats indépendants ou un Etat commun ; il y a lieu au contraire de les ouvrir toutes les deux. Je n’en reste pas moins convaincu que l’avenir serait plus souriant pour tous ceux qui vivent en Israël-Palestine, arabes, juifs ou autres, si advenait un Etat commun plutôt que deux Etats. Et je crois que leur sourire m’importe tout autant qu’à Éric Hazan. Plutôt que d’un « revirement » de ma part, il s’agirait donc d’un malentendu entre nous, lequel devrait être à présent dissipé.

Ivan Segré est philosophe et talmudiste
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