Sur les conseils d’1 ami

(À propos des conseils d’1 disciple de Marx à 1 fan d’Heidegger)
Louise Chennevière

paru dans lundimatin#365, le 9 janvier 2023

C’est un tout petit livre. C’est un livre qui m’a tiré d’une fort mauvaise passe. C’est un livre qui est arrivé comme un petit miracle, exactement au bon moment, au bon endroit, comme ils arrivent toujours les livres qui comptent dans nos vies (et les amis, mais de l’un à l’autre).

Putain quelle lune !
s’exclame le millionnaire en solitude
& malheureux en emploi
congédié d’hier parce que les courts-circuits
de la cafetière administrative
ne le passionnaient pas

C’est un tout petit livre. C’est un livre qui m’a tiré d’une fort mauvaise passe. C’est un livre qui est arrivé comme un petit miracle, exactement au bon moment, au bon endroit, comme ils arrivent toujours les livres qui comptent dans nos vies (et les amis, mais de l’un à l’autre). C’est un livre qui m’a été offert par un ami, un ami que je ne connais que peu à dire vrai, mais dont je sais qu’après cela pas de doute, c’en est un, alors que nous venions d’avoir une discussion un peu affolée sur ce que nous avions appelé la littérature sauvage, et dont nous constations le manque cruel aujourd’hui, aujourd’hui quand il semble que la plupart des livres écrits, même par des camarades, des alliés, même plein de bonne volonté, sont des livres sans risques et sans ombres, des livres qui ne laissent pas de traces, pas de marques à l’endroit de la conscience et des rêves, des livres que l’on oublie sitôt refermé, des livres sans nuit disait Duras. Les livres que nous offrent les amis sont des livres qui d’une certaine manière obligent, auxquels on ne peut se dérober. Et c’est cela qui a fait que j’ai ouvert celui-ci plutôt que l’un des cinq livres que je trimballais partout avec moi depuis plusieurs semaines, dans l’espoir de plus en plus vague de réussir à aller au bout de l’un d’eux, et, à chaque café où je m’installais je les sortais consciencieusement un à un sur la table, les feuilletais distraitement et les refermais pour de bon. Car il est des moments, parfois bien trop longs, où il semble que les livres, qui avaient tant faits pour nous, nous aient soudain abandonnés, qu’ils nous ignorent, ne s’adressent plus à nous. On ne désespère pas tout de suite bien sûr, on continue à en acheter, parce que c’est ce qu’on a toujours fait, mais rien n’y fait et peu à peu les livres qui avaient été face au monde de si bons alliés, deviennent de véritables ennemis qui nous défient méchamment depuis le haut de leur pile qui ne fait que croître juste à côté de notre lit, s’accumulant là comme autant de signes, de preuves de notre incapacité à, désirer. Ce lit dont nous avons, les matins de ces moments-là bien trop de mal à sortir. Et à quoi bon après tout ?

(& à quoi bon alors à quoi bon / l’ouragan la tombola des choses / qui te déshabillent et t’envahissent comme des amibes / à quoi bon si tu ne comprends pas pourquoi / surpopulation
/ pourquoi avortements / 1 femme enceinte te sourit / si tu ne piges pas si c’est de désespoir ou de satisfaction / qu’elle se palpe le ventre telle la Vierge parturiente de Pierro della Francesca
à quoi bon connaître la rosée qui perle / du gardénia / dans la brume du matin / à fond sur le bout des doigts
à quoi bon si certaines vies sont 1 automobile sans moteur / jouant désespérément du klaxon sans pouvoir partir)

J’étais bien loin de mon lit ce matin-là. Un jour d’hiver dans une capitale européenne où je me trouvais seule pour la journée en vertu de circonstances indépendantes de ma volonté, et où, de volonté je n’en avais aucune, non plus que la moindre idée de ce que j’aurais du faire de ces quelques heures dans cette ville-là, de comment profiter de cette belle journée sur terre. J’ai tout de même quitté l’hôtel miteux de la périphérie et j’ai marché un peu au hasard, vaguement en direction du centre où je savais devoir trouver à la même place que la dernière fois, à la même place que depuis des siècles et des siècles, ces monuments du génie humain, et je savais aussi que j’aurais du être enthousiaste à l’idée de me retrouver face à ces vieilles pierres qu’on venait voir de si loin, mais je ne ressentais rien, mais alors rien du tout, pire même, l’angoisse me gagnait alors que je me rapprochais dangereusement de ce centre, que la concentration de boutiques de vêtements standardisées et de chaînes alimentaires se faisait plus dense, et que je cherchais désespérément quelque café qui ne ressemblait pas à un hall de supermarché, où me réfugier. Ayant revu mes exigences à la baisse j’ai fini par m’arrêter dans un café qui avait pour seul avantage sur les autres que la télé n’y était pas allumée, bu trop vite deux expressos qui, je le savais pourtant n’arrangeraient rien à l’affaire, et rituellement, posai les livres devant moi. Et sur les conseils d’un ami ouvris donc le dernier qui s’était ajouté à la petite colonie, ce poème de Mario Santiago Papasquiaro qu’il venait de traduire.

C’est un tout petit livre et des les premiers mots Le monde se livre à toi en fragments tu sais que c’est le livre que tu devais lire ce matin-là, tu sais déjà qu’il parle de toi, toi qui a regardé, circonspecte, indifférente, pendant quelques longues minutes ces ruines devant lesquelles tu t’étais arrêtée, parce que c’est ce que l’on se doit de faire, coincées entre un magasin de téléphonie et un fast-food local, ces ruines dont tu ne sais pas quoi penser, ni ressentir, dont tu ne sais pas quoi faire, toi qui est rentrée dans une église parce que, tu en as fait le tour et puis tu es ressortie, voilà, voilà tout et à quoi bon, et que faire de tous ces fragments de monde écroulé, du monde qui n’a pas besoin de l’apocalypse pour s’effondrer, qui gît déjà ce matin-là, en morceaux tout autour de toi et tu ne sais pas comment les recoller, et tu ne sais pas si il le faut, tu ne sais pas où chercher, et tu ne sais plus même regarder, car partout autour rien d’autre semble t-il, que ces îles de verre qui tabassent avec un luxe de violence les zones les plus tendres de tes yeux, alors pour ne pas trop se blesser on ne lève pas les yeux, on regarde le sol, on avance sans savoir pourquoi parmi tous ces autres qui semblent tout autant avancer sans, cette foule des grandes villes au regard absent, et parfois cette absence généralisée rompue par un cri, par un geste individuel, sauvage et vain comme un refus, comme une attaque à ce gigantesque château de sable en apparence indestructible, car il y a dans cette foule les absents et les trop présents, il y a celui par exemple qui hier seulement s’est évadé de l’asile psychiatrique / & ne se lasse pas de faire le poirier & de galoper kangourou insensé en quête du sens de la vie / d’1 bétadine capable d’effacer ses bleus intérieurs / les éraflures de l’insuline / & les électrochocs, et qu’on laisse se promener là peut-être seulement pour qu’il nous rappelle que c’est ce qui nous guette, si on ne, file pas doux, marche droit, et tu avances tu avances à la recherche de quoi, et tandis que, la réalité s’éloigne comme un bateau à vapeur bruyant et trépidant, et que, malgré la prolifération de signes tout autour, de signes comme il n’y en a jamais eu tant, comme le monde en sature, on ne voit rien, et malgré le bruit incessant, c’est le silence, les visages et les murs sont muets - mais soudain, quelqu’un que tu n’aurais jamais dû connaître, depuis l’autre bout du temps, du monde, à travers l’épaisseur d’une autre langue, avec sa langue propre, singulière, son rythme, c’est-à-dire son souffle, son corps vivant, te parle, soudain tu n’es plus seule, juste de savoir que quelqu’un quelque part l’a été autant que toi, que ce n’est pas de ta faute cette solitude, que tu n’es pas responsable de ta propre inanité parce qu’

IL N’Y A PAS D’ANGOISSE ANHISTORIQUE

crie le poète, et cette chose que tu sais il t’arrive pourtant trop souvent de l’oublier, et alors l’angoisse se referme sur toi comme un piège, et il est bon qu’un ami te le rappelle ce matin-là, que ce que tu ressens est inscrit dans la forme même qu’a prise cette ville, ce monde, et que ce n’est pas si facile d’y échapper, de trouver la voie de sortie, mais voilà qu’elle s’ouvre à même ces lignes, voilà que le livre et l’ami, par une opération magique, te confèrent quelques secondes 1 Pouvoir / que les bétonnières te dénient chaque jour / comme si tu étais un papier d’emballage, voilà que cette chose si fragile, ce mince livre, cette voix qui circule à travers ses pages, peuvent ce que rien d’autre semble-t-il n’aurait pu, ce qu’aucun cachet car ce qu’il te donne, ce n’est pas la force par l’oubli, mais la force en dépit de la lucidité, la force par la lucidité elle-même. Et tu souris en pensant à ce titre, à ce titre qui se déjoue lui-même, car de conseils il n’y en a point, point de petites recettes toutes prêtes comme on trouve dans les pages de tous ces ouvrages sous lesquels croulent les tables des librairies, des conseils pour ceci pour cela, des trucs et astuces pour se maintenir bien à sa place, pour ne pas finir par faire le kangourou au beau milieu de la rue à une heure de pointe, car les livres qui nous aident le plus sont toujours des livres lucides, implacables, des livres tranchants, qui ne nous ménagent pas, qui ne dissimulent rien. Ce que les livres qui comptent nous disent, ce n’est pas, mais non mais non, vous n’êtes pas seul, il est en votre pouvoir de le réaliser, il suffit de descendre dans la rue et de profiter de ce rayon de soleil, du sourire d’un inconnu, et regardez vous dans la glace, comme vous êtes beau, beau d’être vous-mêmes, oui profiter, il faut profiter de chaque petit plaisir de la vie, il faut se faire plaisir, offrez-vous chaque jour de petits moments de plaisir, un petit gâteau, une gourmandise, et respirer profondément, avec le ventre, oui mais, manger un gâteau ne fera jamais passer la pilule et la crainte de la mort, car la santé mentale et la vie n’ont rien à voir avec la cuisine.

Non ce qu’ils disent, c’est la solitude implacable, insupportable, et la douleur qui ne se partage pas et pourtant, dans cette instant où tu la lis, tu sais qu’elle n’est pas la tienne propre, dans cet instant où tu es constituée par le texte comme sujet poétique tout autant que l’auteur, tu sais que c’est Toi/Moi/Nous, tu sais que Bien sûr tu n’es pas le seul / pour qui le parapluie rouillé de la vie / refuse de déployer ses ailes / Tu n’es pas le seul pour qui le monde ressemble / - dans 1 moment pessimiste - à un ghetto sans ponts sans issues, et ce que ces livres là vous disent, c’est que toutes ces choses qui vous heurtent et vous blessent sont encore des choses que l’on peut vivre, que d’autres ailleurs quelque part les ont vécues et qu’ils ont trouvé les mots pour les dire, et ce que ces mots font, ce n’est pas, donner du sens à ce qui n’en a pas, ce n’est pas réparer, ce n’est pas pardonner, ce n’est pas effacer, ce n’est pas produire une réconciliation factice avec le monde, tout ce que ces mots font, c’est dire, malgré tout, nous sommes encore en vie, et cette petite phrase cachée là au coeur du poème, arrivant par surprise, sans logique, cette phrase posée là comme en suspens, dans sa simplicité désarmante, cette phrase peut plus pour toi que des tomes & des tomes de théorie ou qu’aucun conseil prodigué par des docteurs ès réconciliation. Nous sommes encore en vie et tout de même, là dans cette ville saturée, cette ville impossible, là où tout étouffe et tout se rétrécit, il y a parfois, et cela il faut y prêter attention, et cela il faut le créer, certains instants, certains agencements fragiles de choses, soudain quelque chose dans l’air, un air peut-être entendu en loin, un regard que l’on accroche et qui s’allume, soudain le ciel tout au bout de l’avenue, un ciel pour lequel Van Gogh rendrait grâce en six langues, et toi sous ce ciel-là cet instant, tu apprends à dire Non / avec toute l’énergie d’un karatéka ceinture / noire / ou à dire Oui / avec la certitude / que bientôt les étoiles seront d’1 couleur / que nous mettrons 1 bon moment à comprendre. Et que tous ces évènements là, il faut s’efforcer toujours de les voir, les consigner et les dire, il ne faut pas cesser de les inventer dans une langue qui n’est pas, celles des flics des administrateurs et des communicants, il faut continuer à tracer les voies de sorties pour que s’y engouffrent aussi, d’autres que nous & pour

que la vie soit toujours ton atelier de poésie

Louise Chennevière

Le 26 janvier 2023, le traducteur et l’autrice de ce texte proposeront une lecture du poème suivie d’une discussion amicale à 19h30 à la galerie Javault, près de l’église de Ménilmontant. Cet événement sera suivi, le 31 janvier 2023 à 19h, d’une présentation bilingue du poème à la librairie Cariño, près de la place Saint-Marthe.

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