Sur le vrai et sur le faux

Giorgio Agamben

paru dans lundimatin#241, le 4 mai 2020

L’orchestration rhétorique d’une « guerre » contre le virus semble permettre non seulement de mener mais aussi de façonner la masse selon de nouvelles normes de vie. Effet de la puissance de frappe du spectacle arrivé à son point d’achèvement ? La sidération collective révèle un possible inquiétant : gouvernement par le mensonge consenti, quand l’humain enchaîné en sa propre conscience, indifférent aux vérités de fait, accepte de croire aux simulacres. « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux. » Le mot de Guy Debord trouve ici un écho en forme de variation ; esquisse d’une humanité qui, perdant son souverain langage, se laisse régir par la falsification. Plus que jamais la vérité est le septentrion d’une résistance obstinée.

Comme il était prévu, la Phase 2 confirme par décret ministériel à peu près les mêmes réductions de libertés constitutionnelles qui ne peuvent être limitées que par la loi. Mais non moins importante est la limitation d’un droit humain qui n’est établi dans aucune constitution : le droit à la vérité, le besoin d’une parole vraie.

Ce que nous vivons actuellement, avant d’être une manipulation inouïe des libertés de chacun, est, en effet, une gigantesque opération de falsification de la vérité. Si les hommes consentent à limiter leur liberté personnelle, cela advient, en effet, parce qu’ils acceptent sans les soumettre à aucune vérification les données et les avis que les médias fournissent. La publicité nous avait habitués depuis longtemps à des discours qui agissaient d’autant plus efficacement qu’ils ne prétendaient pas être vrais. Et depuis longtemps, l’accord politique lui aussi se donnait sans une conviction profonde, étant considéré d’une certaine façon pour acquis que, dans les discours électoraux, la vérité ne fût pas en question. Ce qui arrive maintenant sous nos yeux, est, pourtant, quelque chose de nouveau, au moins parce que, dans la vérité ou la fausseté d’un discours qui est passivement accepté, il en va de notre mode de vie lui-même, de notre entière et quotidienne existence. Pour cela il serait urgent que chacun passât tout ce qui lui est proposé au crible d’une vérification au moins élémentaire.

Je n’ai pas été le seul à noter que les données de l’épidémie sont fournies d’une façon générique et sans aucun critère de scientificité. Du point de vue épistémologique, il est évident, par exemple, que donner un nombre de décès sans le mettre en relation avec la mortalité annuelle de la même période et sans spécifier la cause effective de la mort n’a aucune signification. Pourtant c’est exactement ce qu’on continue chaque jour à faire sans que personne ne semble s’en apercevoir. Cela est d’autant plus surprenant que les données qui permettent la vérification sont disponibles pour quiconque voudrait y accéder et j’ai déjà cité dans cette rubrique le rapport du président de l’ISTAT Gian Carlo Blangiardo où il est montré que le nombre de décès par Covid-19 s’avère inférieur à celui des décès par maladies respiratoires durant les deux années précédentes. Cependant, bien que sans équivoque, c’est comme si ce rapport n’existait pas, de même qu’on ne tient aucun compte du fait, pourtant déclaré, qu’est aussi compté comme décédé par Covid-19 le patient positif qui est mort d’un infarctus ou de toute autre cause. Pourquoi, même si la fausseté est documentée, continue-t-on à lui prêter foi ? On dirait que le mensonge est tenu pour vrai justement parce que, comme la publicité, il ne se préoccupe pas de cacher sa fausseté. Comme il était advenu pour la première guerre mondiale, la guerre contre le virus peut seulement se donner des motivations fallacieuses.

L’humanité entre à présent dans une phase de son histoire où la vérité est réduite à un moment dans le mouvement du faux. Vrai est le discours faux qui doit être tenu pour vrai même quand sa non-vérité est démontrée. Mais de cette façon c’est le langage lui-même comme lieu de la manifestation de la vérité qui est confisqué aux êtres humains. Ceux-là ne peuvent à présent qu’observer muets le mouvement – vrai parce que réel – du mensonge. C’est pourquoi, pour arrêter ce mouvement, il faut que chacun ait le courage de chercher sans compromis le bien le plus précieux : une parole vraie.

Traduction (Florence Balique), à partir du texte italien publié le 28 avril 2020 sur le site Quodlibet : https://www.quodlibet.it/giorgio-agamben-sul-vero-e-sul-falso
Illustration : Vincent Van Gogh, La Ronde des prisonniers, à partir d’une gravure de Gustave Doré.

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