Sur le désir de casser le temps

paru dans lundimatin#369, le 6 février 2023

Pourquoi la vie confinée à sa temporalité biologique (le temps du travail, le cycle de la dépense et de la réplétion, de l’épuisement et de la consommation), est-elle au sens strict invivable ? Pourquoi ne peut-on s’y maintenir sans désirer la briser ? Nous n’avons pas d’autre choix que d’admettre ceci : nous vivons d’une double vie. Derrière le désir biologique de multiplication, se cache une pulsion tout autre. Celle-là n’aspire pas au mouvement. Elle refuse absolument (sans raison, par un impératif catégorique) le cycle de la vie biologique et tente de lui substituer, dans des instants hétérogènes à la temporalité « quotidienne » de la conscience, une dépense improductive qui rompt avec le temps de la rentabilité (de l’urgence, de l’accélération, du présent coercitif de la valeur). Il y a une impuissance radicale de notre société à ramasser cette temporalité hétérogène dans celle de la rentabilité.

C’est dans la vie profonde, « l’arrière-vie » de la biologie, qu’il faut chercher, dans une structure infiniment plus LENTE que l’histoire, sinon éternelle, l’origine du « c’en est assez » proprement révolutionnaire. Là où la vie biologique aspire sans cesse à se reproduire et se distend dans le travail, dans la production, pour se retrouver dans la récompense, le repos et l’interaction sociale, cette autre vie, la vie maudite, veut dilapider les efforts de la première et dépenser sans compter : ses lieux sont l’amitié, l’amour réel, la religion, mais aussi l’émeute, le soulèvement, une certaine pensée philosophique, une certaine « littérature ». La dissolution de tout mouvement, voilà son « objectif ». N’est-ce pas cette vie-là, dans le fond, que nous jugeons proprement vivante, dans laquelle nous trouvons l’essence même de la vitalité ? La vie biologique peut bien se satisfaire entièrement… demeure encore ce « reste » inassimilable, hétérogène : désir d’ex-stase, de don, de dépense improductive, de destruction, désir d’échapper au mouvement – désir d’une altérité qui excède l’être extorqué et son royaume (l’accélération, l’identité, la sécurité triste du SUV). Sans doute faut-il souffrir d’une grande détresse pour affirmer que cette vie-là n’est pas la vie et la rabattre sur une pulsion de mort. Ce genre d’affirmation pressent bien la vérité, l’irréductible altérité de la vie vraie à l’égard du cycle biologique que le capitalisme épuise et transforme en mort. Elle ne permet pourtant pas de comprendre à quel point notre « vie », sous ses dehors affairés, sérieux, est triste, homogène, et creuse. C’est notre « vie » qui empeste la mort. Nos sociétés occidentales disposent d’une véritable puissance de dévitalisation. Puissance mortifère d’entasser des cadavres dans le métro, d’aligner des fantômes dans l’open-space – de briser, par une violence risible, tout ce qui ici et là désire encore affirmer sa propre puissance, celle-là même que le politique et l’économie doivent constamment refouler.

Nous sommes écartelés entre un désir de subsistance, de conservation, que le Capital exacerbe et exaspère jusqu’à l’inquiétude, et un désir de présence, mais privative, d’éternité c’est-à-dire d’interruption – non pas la restauration de l’harmonie mais sa destruction.

A ceux qui disent « le capitalisme, puissance malgré tout de progrès, a diminué l’extrême pauvreté par deux, a favorisé le féminisme, la liberté d’expression, de circulation, la sexualité épanouie, plus généralement les rapports sociaux libres, etc. », il faut répondre que le capitalisme, en lui-même, ne désigne rien que l’auto-valorisation de la valeur, mouvement que tous les lecteurs du Capital – et il y en a peu sur les plateaux tv – connaissent. En lui-même, le capital n’est que puissance d’accumulation indéfinie, déconnectée de la vie, de la nature, du monde (celui qu’on habite), du politique et de la liberté comme de l’égalité. Il n’a pas de valeurs : il est le mouvement par lequel la valeur d’échange se valorise elle-même en excluant d’abord toutes les autres, y compris la dignité humaine (la valeur absolue de la personne), y compris la liberté et l’égalité réelles. Prétendre que le capitalisme est responsable (et il faut entendre ce mot) du recul de la pauvreté dans le monde, d’un développement de la liberté d’expression voire du féminisme n’a pas de sens. Tous ces « progrès », s’ils existent bien au sein du capitalisme, sont autant de concessions que d’autres forces lui ont ou bien arrachées, ou bien lui ont présentées comme autant d’occasions de poursuivre sa seule et unique tâche : l’auto-valorisation indéfinie de la valeur marchande. En ce sens le féminisme est un marché ; la liberté : une légitimité ; l’égalisation des conditions : un « contrat social » ; la diminuation de la pauvreté : un semblant d’humanité. On pourrait continuer longtemps. Il faut donc entièrement rejeter cette position qui prête au capitalisme une puissance morale et humaine de progrès, comme une superstition, ou plus exactement une aliénation qui place, derrière une force aveugle et bête (qui n’est autre que la cupidité, chrématistikè dit Aristote, déployée en principe rationnel capable de discipliner l’ensemble de la vie), un authentique sujet au sens moral du terme. Le capitalisme n’est pas une conscience : il est pur mouvement frénétique de valorisation de valeur, il est la tautologie bête d’une vie, biologique, qui met en sûreté son excédent en le réinvestissant indéfiniment, là où l’économe qui thésaurise, qui tente d’empiler son temps dans son coffre, découvre qu’il est mortel, que le temps passe. Dans la fortune (fortuna, ousia) du capitaliste, dont il ne faut pas oublier l’origine puritaine d’une part, et de l’autre métaphysique, c’est le désir de présence de la vie qui trouve, mais de manière illusoire, aliénée, une profonde satisfaction : sans cesse la vie veut briser sa propre inquiétude animale et se confiner dans l’être, dans la présence. Or un certain présent se solidifie là où tout le reste, précisément parce qu’il faut solidifier le présent, s’accélère, se liquéfie : le présent de la valeur reste immobile, pendant que le lien social, les corps, la religion, l’amour et surtout l’amitié, fusent emportés par le fleuve du devenir. Ce fleuve : les eaux glacées du calcul égoïste dont parle Marx, et qu’il faut bien concevoir comme un cours inarrêtable au service de la piscine, étroitement cloisonnée et calme – immobile – de la valeur. Il faut courir : vite, vite, la vie presse, il faut en profiter. Les petites lueurs des hommes s’agitent et dansent pendant que l’étudiant, le chômeur, le « jeune » croupissent dans leurs mansardes, la gueule entièrement tournée vers l’avenir, s’abreuvant du vide de l’horizon, incapables d’habiter un présent. Ils sont inquiets : ils vivent d’une vie biologique frustrée. La présence s’achète, et cher : un peu de stabilité c’est « de la chance, des sacrifices »… pour à la fin, à supposer qu’il reste encore un peu de vitalité en nous, se voir échouer dans l’ennui. Si le fleuve des « eaux glacées du calcul égoïste » part d’une piscine, il se déverse dans une mer désséchée, pleine de cadavres, une fosse à déceptions où se côtoient crises de la quarantaine, incestes multiples, suicides et, dans le pire des cas, satisfaction béate dopée d’anti-dépresseurs… en attendant la mort.

Par là ce temps qu’on cherche à nous imposer, et que bientôt peut-être plus personne ne pourra seulement concevoir, faute d’arriver à l’ob-jectiver, est celui d’un pur présent – d’un être ou d’une étance qui, comme écrivait Parménide, n’est que maintenant, où par maintenant il faut entendre l’éternel retour d’un même moment vide, sans qualité, s’ajoutant aux autres qu’il vient augmenter. Le temps de l’accumulation, voilà ce qu’on nous impose. Le drame n’est pas que le « rapport au temps » ainsi désigné efface les autres, efface le « vrai » temps, dit « authentique ». Le drame, ou plutôt la tragédie, vient de cela que la vie ne se montre que par le temps, ne se rend manifeste que dans une temporalité. Aussi réduire le temps au temps homogène et vide du rendement progressiste (pseudo-progressiste), c’est interdire à la vie et son désir de présence de s’apparaître à elle-même autrement que sous la forme, somme toute animale (car inquiète, angoissée), du désir de multiplication. Le capitalisme accumule le temps du « travail vivant », le temps qu’il quantifie et transforme en données fixes – capital technique, financier, numérique, marchand. Il est la rétention qui calme l’inquiétude (protention) du présent. Il est le calme immoral et placide de la vie biologique qui s’abreuve de l’inquiétude des autres – il est le règne abject du présent (qui prend la figure de la mort) sur des milliards de vies qui sans cesse échouent à coller avec elles-mêmes, et ne désirent dès lors que ça. Pour vendre des SUV, il fallait plus que des cons. Il fallait des vivants terriblement inquiets. Dire que le capitalisme est une puissance immense d’inquiétude convient en ce sens : on « n’aspire plus qu’à vivre » – être heureux trouver l’amour et toutes les sornettes du même acabit – que sous la pression d’une inquiétude grandissante, celle du présent lui-même de la valeur qui fait couler, fluidifie tout, pour se maintenir « dans l’être ». Plotin désirait l’au-delà de l’être (epekeina tès ousias). Sans doute les religions y ont aspiré. Nous – nous – n’avons plus que « l’être », l’ontologie faite monde. Monde désespérant. Monde mort, sans eau, sans air (Beckett). Contre cette vie que le capital nous fait, vie biologique qui secrète sa propre métaphysique – celle de l’être, de la présence confisquée –, seule la vitalité (aiôn) peut résister.

L’accélération, l’ultra-subjectivation, la privation de monde, la société de consommation, le nouvel esprit du capitalisme, le capitalisme de surveillance, le néolibéralisme, il faut les penser comme un katechon, dirait Paul (et Paul n’est-il pas proche de nous, pour le pire y compris ?). il faut les penser comme une puissance qui retient l’autre temporalité, celle de la vie vivante, celle de la vitalité antique, du nom d’aiôn. Le katechon retient de toutes ses forces animales, biologiques, la venue de « l’interruption messianique » où le cours homogène du temps du travail/capital/métaphysique se brise, se rompt et s’abolit dans cette rupture. Casser le temps : c’est ce qu’on ressent en brisant une vitrine HSBC – c’est inaugurer un instant hors-du-temps-commun, un instant suspendu, au-delà ou en-deçà du cours habituel de la vie. Le casseur casse, ou plutôt tente de casser, le temps qu’on lui fait – ce sale temps mesquin, spatialisé, qu’il interrompt. Casser le temps : l’inconcevable pour les morts qui nous dirigent, dont la vie s’est depuis belle lurette identifiée à la vie biologique, ramassée en elle – ce qui les rend, j’ose dire, explicables par la science, par les statistiques et même admiratifs de ces dernières, alors qu’elles n’arrachent qu’un « bien, continuez » indifférent aux vivants qui ici et là, restent. Casser le temps : contre toute cassure, le présent du capital se tend, s’agite, et pour se maintenir lui-même, pour s’éviter l’inquiétude, inquiète la société entière, fabrique des in-dividus, des hommes endettés, des névrosés abrutis dont tout ce qu’on peut dire tient ici : ils sont, vont, passent, sont (meurent). Il y a dans le temps du capital, tel que nous le vivons maintenant, une puissance de retenue de la retenue elle-même, d’interruption de l’interruption par l’accélération. Là se condense tout le paradoxe que chacun, aujourd’hui, a le privilège de souffrir dans sa chair. Entraîné vers le présent, entraîné vers le « rien de neuf » (Beckett), entraîné vers un parterre fâné et pourtant entraîné, secoué, ballotté. Car la condition du « rien de neuf » c’est que tout change, que chacun se traînaille de rue en rue, de boîte en boîte, jeté repris jeté, en simulant sa joie. Flexibilité au goût de mort : la mobilité n’est pas la vie, il n’y avait que Bergson pour y croire. La vie, la vraie, réside dans l’interruption de la mobilité : elle est la balayette, la coupure, la cassure – elle est l’interruption la destruction. La vie véritable ne surgit que dans la folie frénétique d’un casse, ne se montre que dans la fissure qui parcourt le temps des « hommes », qui le brise, le plie et le démonte. La vie véritable est éternité, non-temps, si le temps se réduit bien à ce qu’on veut en faire depuis au moins 2500 ans : une suite indéfinie de maintenants qu’il faudrait conserver pour être. Face au katechon, il ne faut pas, jamais, compter sur la vie biologique. Il faut ne pas compter. Et vivre dans un râle, aimer dans un râle (Bataille) l’altérité d’un instant où plus rien ne compte et où le temps des hommes éclate. Il faut éclater, par la pensée, par l’amitié, ou par des « casses », ou par l’amour du laid – il faut éclater le temps c’est-à-dire

essayer encore de vivre un peu malgré tout.

Il devient alors possible de passer au deuxième moment de la réponse : si le capitalisme a fait dans le passé des concessions, et sans doute en fait encore, peut-on vraiment attendre de lui qu’il les multiplie dans l’avenir ? Car nous avons un premier obstacle sérieux : la « crise écologique » (évidemment liée à la métaphysique occidentale dont le capitalisme n’est qu’un moment, faux, du vrai monde où être et pensée s’équivalent dans la table ikea). A sa suite vient l’autre problème, lié au katechon même du capital : comment endurer l’endettement ? Comment maintenir encore un minimum du contrat social d’après-guerre, et ne pas verser trop manifestement dans l’autoritarisme ? Il n’est pas sûr que le capitalisme puisse surmonter cette contradiction par laquelle il accumule pour se préserver (crise écologique : c’en serait le dénouement tragique, c’est-à-dire non surmonté, sans Aufhebung) ; et cette autre contradiction par laquelle il achète le temps avec du temps (endettement qui donne austérité, culpabilisation, précariat, taux de chômage constant, lesquels donnent endettement). Sous-estimer la puissance de récupération et d’adaptation du capitalisme ? On ne le peut pas. Voir dans la « crise du covid » cela qui viendra à bout du capitalisme ? On ne le peut pas. Il est seulement permis de se demander si, dans cette possibilité encore ouverte pour nous de vivre en destituant le temps de la rente, il ne faut pas voir notre chance d’affirmer, encore, ce que nous sommes, nous les milliards d’exclus. C’est que du militant chevronné à l’auteur de ce texte, en passant par ces innombrables différents qui ne saisissent pas toujours bien l’étendue de leur force, une même vitalité (aiôn) bat. En elle, non pas l’espoir, non pas la lueur débile d’un horizon dont nous ne voulons pas – mais la puissance, occasionnelle, de casser le temps.

Il ne s’agit pas seulement de prétendre que « le capitalisme » entretient une faim continuelle pour écouler ses marchandises. Ce serait un truisme qui ne nous emmènerait en tant que tel pas bien loin. Il faut plutôt prendre la mesure d’un système économique qui enferme les êtres, par une gouvernance ambiguë, dans une forme de vie où la faim, et non le désir ou l’amour, devient le principe de la presque totalité de l’activité psychique et physique. Le paradigme, c’est le jogger, prisonnier de la temporalité cyclique de la faim où la réplétion succède à la dépense, et qui sans cesse doit entretenir – pour ne pas sombrer dans la dé-pression – sa propre roue de Tantale, son propre supplice de Sisyphe. « Société de travailleurs sans travail », comme dit Arendt. La puissance terrifiante de l’économie ne tient pas d’abord à sa quantification du réel, pas plus qu’à son mépris épistémologique pour toutes les autres « disciplines ». L’économie tire sa puissance de sa gouvernance sur la vie qu’elle emmure dans une forme non seulement avilissante, pseudo-animale et pleutre – mais surtout faible. Réduite. Nous vivons d’une vie réduite à une qualification qui ne dépasse qu’à peine ce que les Grecs appelaient le « vivre ». Entre la vie pure, telle qu’on la voit chez le poumon marin qui expire inspire, inspire expire c’est tout – entre la vie pure et la vie économique, il n’y a que l’individualité. Nous sommes des poumons marins individualisés à l’extrême : moi personnellement j’aime, je veux, je pense, j’achète, je joue, je bois, je vote, je baise et raisonne en cherchant à remplir le tonneau du mieux possible – c’est moi personnellement qui me vide et me remplit, me dépense et me détends dans la philosophie, le water polo, le jogging, l’amour, l’art, la branlette et la lecture. Notre faim est totalitaire. Or elle ne déploie pas grand-chose : derrière l’affiche de nos personnes, nos voyages, nos goûts, notre CV et nos actions, il n’y a qu’un pauvre petit fil conducteur qui a pour nom « la vie », et que Platon comparait à un oiseau qui fiente et mange en même temps. Vivre en dehors de ce principe devient si compliqué que la seule idée d’une activité « inutile », entendre qui ne régénère ni ne dépense la force vitale, nous dégoûte. Ce que Bataille appelait la « dépense improductive », telle que les peuples que l’Europe a colonisés la pratiquaient, est devenu impossible – l’impossible même. Vivre dans l’instant souverain d’une perte de soi, voilà l’impossible : nous refusons de qualifier notre vie d’une autre manière que zoologique. Toute autre prétention devient si suspecte qu’on se sent soi-même fasciste rien qu’à l’idée. Or le fascisme réel qui grouille, monte, s’élève précisément depuis ce terreau auquel le principe économique a réduit depuis belle lurette nos vies qualifiées (humaines). Le sol et la terre, la race, les origines, la couleur du visage ne sont des valeurs que pour celui qui a perdu tout le reste – qui a perdu sa souveraineté sur sa propre vie, son pouvoir d’ex-sister en surplombant la forme de vie du pluvier, du tonneau, de Sisyphe. Le fascisme n’apparaît comme une solution que depuis l’Enfer du libéralisme. Car comment situer sinon un régime d’existence qui place l’humanité dans le mouvement circulaire d’une accumulation infinie – Marx définissait le Capital comme l’auto-valorisation tautologique de la valeur économique –, dans le cycle de la dépense et de la réplétion ou, ce qui revient au même, dans la croissance ? La dépossession de nos qualités par l’économie fait de l’histoire elle-même un cycle : les vieilles horreurs pourront toujours réapparaître tant que la seule proposition que l’homme fera à l’homme sera Ou bien le chaos, ou bien « la vie ».

L’économie comme gouvernance impose un mouvement infini – que Condillac appelait « progrès indéfini » et Benjamin catastrophe – à la vie. Cette identité du mouvement et de la vie nous a tellement pénétrée que nous avons spontanément tendance à rejeter dans le néant de la mort tout ce qui a trait au repos ou à la simple subsistance. Un homme oisif, paresseux, peu soucieux d’accroître sa propre puissance (d’agir, de penser, etc.), ou pour dire les choses peu soucieux d’accroître son capital humain, nous semble mener la vie d’une pierre, ou d’une plante – c’est un légume. Nous n’arrivons plus à comprendre le sens du désir d’éternité, que les Grecs attribuaient à tout ce qui vit sous le ciel : quand Aristote affirme que tout moteur tend à l’immobilité, à rejoindre le premier moteur non-mû ; quand Platon décrit la vie comme une genesis eis ousian, un « devenir vers l’être » ; ou quand Epicure explique que le désir de bonheur, comme ataraxie (absence de troubles, calme), est « conaturel (sungenos) à tout vivant », nous ne comprenons pas, ou plutôt voyons « là-dedans » un désir suspect de mort – une « volonté de mort », disait pseudo-Nietzsche. Or n’est-ce pas pourtant aller dans le sens de la vie que de désirer l’éternité, l’interruption du mouvement et même, pour dire encore une fois les choses, la présence, l’être, mais non extorqués, non confisqués par le Capital, ce grand Vampire ? Freud établissait qu’un « principe de constance » régit l’être vivant, désireux de stabiliser son excitation en atteignant un état d’équilibre. Il assimilait ce principe de constance à un « principe de Nirvâna » et concluait, du fait que toutes les activités du vivant convergent vers la présence – la constance –, à une fin commune à la pulsion de vie et à la pulsion de mort. Posé en ces termes, la sexualité qui assure la reproduction de l’espèce, donc sa permanence à travers le temps, se rapprochait dangereusement de l’œuvre de Thanathos, dont sont coutumiers les dépressifs, les alcooliques, les névrosés et autres « cas pathologiques » qui s’auto-détruisent pour réaliser la fin de la vie. Que le vivant détruise ou crée, qu’il développe des unités ou travaille à les dissoudre, il visait dans les deux cas la fin de la vie, le but caché des instincts : la présence.

Plus fin que pseudo-Nietzsche sans doute, Freud refusait d’identifier la présence parménidienne à la mort comme de la rabattre sur une vie dépressive, en « détresse », qui a cédé sur sa propre volonté d’accumuler la puissance. Si le vivant, comme Freud le remarquait, vise dans toutes ses activités la présence, « pulsion de mort » et « pulsion de vie » ne sont que deux déclinaisons d’une même tendance fondamentale : le dépressif qui s’auto-détruit s’accorde avec le père de famille fécond sur la fin – tous deux veulent la constance, son calme, sa plénitude. S’affaiblir ou travailler à subvenir sont deux manières de se satisfaire, d’être, non pas heureux « ça jamais » disait Beckett, « mais souhaitant que la nuit ne finisse jamais ni ne revienne le jour qui fait dire aux hommes, Allons, la vie passe, il faut en profiter ». En ce sens, Freud reste grec, bien davantage que pseudo-Nietzsche dont la « volonté de puissance » et le « ce qui ne me tue pas me rend plus fort » situent, selon la lecture la plus évidente aujourd’hui, la vie dans l’accumulation indéfinie de puissance vitale, dans le mouvement incessant d’un auto-accroissement. La vie ainsi conçue, tout est prêt pour loger la vitalité dans l’accélération de la mondialisation capitaliste : fast and furious est l’écho de l’Occident à (pseudo-)Nietzsche. D’où la séduction que ce penseur, pourtant exécrable à bien des gauchistes, exerce sur nous immédiatement (ou presque) : nous sommes d’accord, et ce qu’il dit (encore une fois ainsi résumé) semble bien connu.

Il faut pourtant examiner si notre époque ne se trompe pas violemment en tenant pour acquis que la vie, la vraie, se trouve dans le mouvement indéfini d’une valorisation de soi. Plus qu’une erreur, il y a même là sans doute le symptôme d’une réduction de notre vitalité à une seule de ses formes : le mouvement de conservation et son double, la croissance (la reproduction). La vie ne peut apparaître comme volonté de puissance en ce sens d’auto-accumulation et de croissance qu’à une vie elle-même réduite, dépossédée de la présence d’un casse. La « détresse » de pseudo-Nietzsche se laisse alors interpréter d’une autre manière, non plus comme étiage d’une vie lassée, ou fatiguée quantitativement – mais comme amputation. Nos vies réduites ont bien été amputées et amputées d’une qualité, d’une forme. C’est bien, avec l’économie et le discours qui s’ensuit, une forme de vie qui a été prise d’assaut. La vie présente, la vie éternelle – la vie qui court-circuite le mouvement d’apocatastase de l’être –, cette vie-là fut exclue du monde de la productivité et du rendement. On a cantonné le vivant dans le mouvement sans plus chercher du tout à le satisfaire : on a abandonné le désir de saboter la course du temps pour le progrès vers

Le « progrès vers… », voilà une figure du mouvement sans fin. Dans les deux sens : pas de but, pas de terme, et pas de terme parce que le but fait défaut. La « fin de l’histoire », que Kojève identifiait tantôt à Napoléon tantôt à la révolution française tantôt au communisme, ne correspond à aucune « post-modernité » ni à aucune date précise. Elle coïncide avec la modernité elle-même, dont le « progrès » se conçoit lui-même comme « indéfini », comme jaillissement ininterrompu de nouveauté donnant sur… rien, ou tout, c’est selon. Proposer comme seul horizon le progrès indéfini revient au même que d’inviter tout le monde à attendre Godot. Depuis que nous sommes modernes, nous vivons dans le temps de la fin, dans le mouvement d’une attente potentiellement infinie dont la procrastination, chez l’individu, n’est qu’un des innombrables symptômes. Nous vivons pour demain tout en sachant que demain n’existe pas.

Pour amener des hommes à vivre dans le temps de la fin, il fallait d’abord destituer ce qui en eux voulait davantage que le « toujours davantage ». L’économie fut cette force de destitution : toute prétention hétérogène au mouvement vital de croissance fut concrètement détruite. Les Kwakiutl, indigènes du Nord-Est de l’île de Vancouver, se virent confisquer leurs objets rituels et, pour certains d’entre eux, arrêtés et emprisonnés en 1921 par les britanniques pour s’être livré à un potlatch. Une économie du don, une vie satisfaite dans la dépense improductive et la pure décroissance – ou dilapidation –, voilà l’insupportable pour des Européens à la vie réduite. Toute dilapidation qui n’obéit pas au principe de jouissance, au mouvement d’une réplétion qui compense la dépense, ou régénère la force de vie, doit être anéantie ou ravalée dans l’antre obscure et abstraite du musée. Une vie qui ne soit pas puissance, mais acte ou fête, une vie qui ne s’épuise pas en jouissance de son auto-mouvement, une telle vie n’a pas droit de cité en Europe, c’est-à-dire presque partout.

Nous en avons fini avec la philosophia. Nous sommes en plein dans l’auto-mouvement, dans l’inertie, et depuis belle lurette. Nous satisfaire ? Établir ici un paradis, vivre dans la présence non biologique, non extorquée c’est-à-dire non inquiétée ? C’est mainstream. Nous ne désirons plus que bouger, tout le temps, partout, que dépenser et recharger, à l’infini, pour croître, pour s’augmenter.
C’est pourquoi le cyborg nous attend. Il y aura toujours un type pour dire, même enfermé dans son bunker depuis 200 ans, à 99% robotisé, nourri de gelée et de sexe virtuel, pour dire : « mais c’est la liberté ».
L’économie a tellement détruit nos vies que nous sommes presque des vies nues. Presque.
Il reste évidemment l’espoir que le monde s’auto-détruise assez vite pour qu’un Dieu puisse encore nous sauver. Dans cette voie s’engouffrent les théoriciens de l’effondrement, quand ils ne répètent pas, dans l’idéologie du survivalisme et du man vs wild, le principe même de l’économie et de son mouvement indéfini.
A moins que ce Dieu soit nous-même, depuis toujours, et que personne n’ait été assez éclairé pour le comprendre et – ce qui sans doute revient au même – pour l’être.

« Nous ne voulons pas être sans fautes ; nous voulons êtres dieu », disait pourtant Plotin. Simplement. La croyance que la pensée « ancienne » fut peu à peu ravalée dans le moderne ne peut que s’écraser contre cette phrase, écrite par incidence, sans raison apparente – sans contexte particulier. En elle se condense tout ce que nous devons réintégrer : le désir d’un au-delà de l’être ou, ce qui revient au même, le désir d’être dieu. Qu’on n’entende pas par là un culte de la personne ou le clonage. Être dieu revient simplement à affirmer sa souveraineté sur la vie et sa logique propre, le désir de multiplication et de reproduction. Vivre d’un mouvement qui ne soit pas manque, mais plénitude ; vivre d’une vie qui ne soit pas l’alternance réglée de l’ennui et de la souffrance, le pendule de Schopenhauer ; vivre d’une présence qui exige le débordement, la dépense pure, sans arrière pensée, ce que Kant appelait le désintéressement – ou, plus prosaïquement, la « volonté bonne » –, voilà sans doute un projet tenable. On ne demande à personne de vivre en souffre-douleur, en martyre-à-la-con. On ne demande rien d’ailleurs. On veut comprendre et faire comprendre que dans ce simple syntagme, Être dieu, se manifeste une forme de vie désirable, qui nous fait épouser le mouvement pur de la vie – d’un « laisser-vivre » qui ne soit pas un « laisser-faire » avilissant, c’est-à-dire économique. Être dieu, c’est assumer pour l’humanité le paradis, c’est arracher les dieux de leur ciel pour les établir ici, en toi d’abord, en nous, et puis partout, au maximum, pour que se répande la présence et le vrai bonheur. Être Dieu, c’est en d’autres termes le mot d’ordre d’une révolution qui interrompe le cours du temps, l’accumulation des catastrophes et des inégalités – c’est le mot d’ordre d’une révolution qui soit une véritable balayette. Entre le collégien brutal et l’insurgé qui tire sur les horloges, un même désir d’éternité court. Il n’y a que le temps qui puisse aujourd’hui nous réunir, relier les espaces, tisser ensemble un espace et un autre, Pékin et le Lidl de Dieulouard, le corps bodybuildé et le corps chétif du geek. Notre désir porte sur le bonheur là-présent. Qu’on jette dehors les tatouages carpe diem et autres slogans du monde-mouvement, c’est l’évidence. Mais la présence comme casse, le mouvement qui se nourrit de sa propre satisfaction pour se poursuivre – l’être en route, qui n’est pas la faim en marche –, il faudrait n’être plus du tout humain pour les repousser. Affirmer sa souveraineté sur la vie, casser le temps qui fuse, briser tout ce qui résiste à l’oisiveté, la solidarité, la dépense pure, voilà le désir secret de nos vies doubles, écartelées entre la logique de la reproduction et celle, irréductible, du sacrifice, du don, de la perte de soi qui constitue encore notre reste d’humanité et de culture. Nous hisser jusqu’à cette vie et l’affirmer pour et par tous, voilà l’objectif.

Cet objectif ne se dresse pas devant nous, à l’horizon, dans un lointain que l’espérance meuble de fantasmes. Cet objectif coïncide avec une vie en nous, ouverte au maintenant, que l’impulsion de l’économie décourage au jour le jour, chaque heure qui passe, au fil des instagram, tiktok, médias-à-la-con, télé-réalité, repas de famille, conciliabules de trottoirs, opinions et autres démotivateurs. Vivre d’une manière qui ne soit pas rentable est un mot d’ordre qui suppose de rompre, non pas d’abord, mais dans l’instant même d’une affirmation souveraine de la vie, avec ce qui s’oppose à la présence véritable et nous épuise dans le mouvement incessant d’une quête qui n’est pas la nôtre, qui n’est celle de personne. Ne pas embrasser le mouvement, s’en déprendre violemment et lui mettre, depuis un minuscule îlot d’extériorité, une balayette de collégien – voilà l’objectif.

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