Sur la nécessité de déserter – 2

A propos de Non mi sono fatto niente, de Maurizio Gibo Gibertini

Serge Quadruppani - paru dans lundimatin#470, le 7 avril 2025

L’un des grands plaisirs que nous offre ce récit d’un ancien et malicieux ludion des batailles sociales en Italie, c’est de démentir le récit officiel des années dites « de plomb », tel qu’il est repris à satiété par les médias et les politiques depuis des décennies, c’est bien celui-là. Créé par le Parti communiste italien et la Démocratie chrétienne, et devenu avec le temps une doxa intouchable, repris à satiété par les médias, il raconte la révolte pathologique de quelques cinglés dans une Italie démocratique en pleine modernisation. De cette image, il n’est pas de meilleur démenti, peut-être, que celle que nous offre Gibo d’un cortège de tête de jeunes prolétaires des Circoli giovanili des quartiers, ouvrant une marche de milliers d’autonomes ouvriers et étudiants, manches de pioches ou clé anglaise en main mais dont les chants et les slogans étaient bien loin des schèmes marxiste-léninistes ou syndicalistes-démocratiques dans lesquels on prétendait les enfermer :

« 12 décembre 1972. Nous sommes en tête à chanter "Hare Krishna Hare Krishna Krishna Krishna Hare Hare, Hare Rama Hare Rama Rama Rama Hare Hare" et à charger au cri de bataille des Zengakuren japonais, adapté pour l’occasion "Schiaccetrà (celèbre vin liquoreux des Cinq Terres) Banzai Banzai Banzai" »

L’insurrection de cette jeunesse, entre autonomie ouvrière et influence de la contre-culture étasunienne mêlée de fascination pour les civilisations asiatiques, à travers musiques et cinéma, avait pour moteur non pas principalement une idéologie, mais deux émotions essentielles qui resurgissent à chaque explosion de révolte contre l’ordre mortifère du monde : la colère et la joie. Nous en connûmes quelques éclats ces dernières décennies, notamment durant les manifs contre la loi travail, pendant le mouvement des Gilets Jaunes ou le dernier mouvement contre la réforme des retraites. Mais en ces années du long mai 68 italien, prolongé jusqu’à l’orée des années 80, c’était toute une fraction de la société qui était en rupture avec la forme de vie capitaliste en plein boom économique.

Ce que la doxa des années de plomb tente aussi d’effacer, c’est que la jeunesse qui fut le moteur du mouvement de désertion des lois du capital était très loin d’être composée uniquement d’étudiants d’origine bourgeoise mais qu’au contraire, la composante prolétarienne en était le cœur battant et agissant. Le 68 planétaire a été souvent présenté comme une révolte contre les pères, et si cela était parfois vrai en certaines régions du monde, ainsi qu’on l’a vu dans la chronique précédente à propos du livre de Jorge Valadas (même si cette révolte n’était pas dépourvue d’ambiguïté), dans le cas de Gibo et de ses semblables, ce qui frappe c’est la continuité entre le soulèvement des jeunes et l’insubordination latente d’une classe ouvrière qui a connu l’expérience de la résistance. Sergio, le père ouvrier, venu au tribunal avec d’autres parents discuter avec le juge d’instruction des exploits de son fils lycéen, entend quelqu’un dire derrière lui, dans l’escalier du palais de justice, « on a trouvé une clé » et il répond : « si elle est anglaise, elle est à moi » : la clé anglaise, arme préférée des ouvriers dans les manifs. Wanda, la mère, ne sera pas en reste, puisque lors d’une perquisition au domicile familial, elle cachera dans sa culotte le pistolet de son fils. Quoiqu’en désaccord profond avec leur rejeton sur les orientations trop violentes, à leurs yeux, du mouvement, leur solidarité envers lui et ses camarades ne se démentira jamais.

« Sergio est parti peu avant que je décide de passer à la lutte armée. Je ne suis pas sûr de ce qu’il aurait dit. De ce qu’il aurait fait, en revanche, oui. Il ne m’aurait pas laissé tomber. »

C’est toute l’histoire d’une progressive désertion d’une bonne part d’une génération qui se déroule sous nos yeux : la désertion de cette légalité dont la post-gauche fera dans les décennies suivantes son mantra. L’agitation des écoles, au lieu d’être ralentie par la stratégie de la tension et l’assassinat de Pinelli par le commissaire Calabresi, est portée à son incandescence :

« fondation d’un collectif à l’école, Ligue des Etudiants démocratiques, dont l’acronyme LSD 25 n’a pas besoin d’explication : pratiquement y participent tous ceux du lycée, anarchiste, anarchoïdes, libertaires et ceux des premiers voyages en Inde revenus avec de la bonne fumette. »

Mais la désertion de cette jeunesse se doublera quelques années plus tard, d’une autre, celle de l’alternative « ou avec l’Etat ou avec les Brigades Rouges ».

« Et puis, malgré tout, l’idée de tuer quelqu’un ne me convient pas du tout. C’est justement ça qui sera une des principales limites quand je choisirai la lutte armée. »

Tandis que le coup d’Etat de Pinochet qui démontre l’impossibilité d’une révolution par les voies électorales popularise le slogan « jamais plus sans fusil », les affrontements avec les fascistes, qui laissent bien des morts derrière eux, l’obligent à une première expérience de clandestinité. Et le voilà, réfugié chez des camarades, obligé de conduire leurs enfants au parc et de « faire la nounou pistolet en poche »  : les souvenirs de Gibo abondent ainsi de détails loufoques qui montrent l’heureuse folie du temps, mêlée aux détails terribles de la répression.

« Les Cercles de jeunes prolétaires ont comme pratique centrale l’autoréduction : factures, concerts, cinéma, spectacles. Droit à la culture et devoir pour les artistes de contribuer à une générique ”caisses des luttes” .
 (…) Désormais, j’en suis convaincu : l’antifascisme militant, aussi radical qu’il soit dans les pratiques, reste tout entier à l’intérieur de la dialectique démocratique. Il fait de nous la première ligne de la République née de la Résistance, de fait, il ne la met pas en discussion.
Les luttes ouvrières elles-mêmes, qui, dans leur autonomie, refus de la hiérarchie de fabrique, blocage des marchandises, etc, expriment une rupture nette de la logique capitaliste, sont ensuite ramenée à la défense constitutionnelle dans les moments de ”synthèse de masse” [les grand-messes syndicales] »

Puis arrivent les premières perplexités, suivies des désaccords décisifs face aux actions des BR :

« Arrivent les "procès" et les "sentences" [prononcées par les BR], et aussi les condamnations à mort [idem]… Pour moi, le mal absolu n’existe pas. Et puis leurs "négociations". La reconnaissance réciproque : "Vous devez admettre notre existence, vous devez traiter avec nous, vous ne pouvez nous ignorer." Nous qui ? Et à quel titre ? Qu’est-ce qu’elle a de différent, la société que ces hérauts de la lutte prolétarienne veulent construire, de la société actuelle ? On n’en a pas déjà assez des dérives du socialisme réel, des "tribunaux du peuple", des "sentences" ?

Mon communisme est "ici et maintenant", une expérience collective dynamique de ce que je veux et que nous voulons. Les armes, si nécessaires, mais fonctionnelles, pour défendre élargir les espaces construits et constituée. »

C’est ainsi que Gibo se retrouvera à faire partie des groupes clandestins issus du milieu autonome autour de la revue Rosso. Braquages pour alimenter la caisse de la cause, en évitant soigneusement de tuer ou blesser qui que ce soit, interventions contre le travail au noir et les heures supplémentaires non payées, et plus tard, durant les fabuleux festivals du Parc Lambro, chasse aux leaders d’héroïne.

Puis, quand l’atmosphère deviendra plus pesante et qu’avec elle viendra la conscience que l’insubordination ne touche pas la majorité de la société, Gibo et sa bien-aimée entreront dans une vaste parenthèse sud-américaine au cours de laquelle il lui faudra bien admettre que le féminisme qu’il soutient depuis le début implique une liberté féminine qui, à l’occasion, peut briser le cœur du mâle latin qu’il est resté…

Au retour en Italie, le vent a tourné, c’est la grande répression post-77, qui touche aussi bien les autonomes que les membres des organisations armées léninistes et militarisées qui n’ont pas hésité à tuer. Dans l’expérience de la prison, Gibo et ses camarades démontreront encore leur inventivité pour lancer des mouvements de désobéissances collectives. Comme ce jour où, après avoir banqueté dans la cour de la prison, et refusé de rentrer dans leurs cellules, et alors que les matons en tenue de combat les encerclent, ils parviennent à échapper au tabassage en mimant une fanfare de jazz. Ou quand, un autre jour, lors des fouilles au corps destinées à les humilier, ils renversent la situation en se tortillant en disant « oui, oui, vas-y, plus bas » au point de faire rougir les matons. Plus tard, bien sûr, viendra le temps des affrontements, à coup de cafetières explosives de leur côté et de tabassages de masse de celui des matons.

Et viendra aussi le temps du procés :

« Nous mesurons tout de suite qu’il y a une grande syntonie entre nous pour affronter le procès. La lutte armée – pas seulement "l’attaque au cœur de l’Etat" [des BR] qui ne nous a jamais appartenu, mais aussi les pratiques armées visant la pré-insurrection, a été définitivement vaincue. Sur la scène, il y a une nouvelle composition sociale, une gigantesque révolution médiatique, et l’ennemi sais gérer le changement, étendre sa domination, obtenir du consensus, mettre en jeu de nouveaux instruments de contrôle raffinés. Comment reconnaître la défaite sans que ce soit un acte de foi dans le destin progressiste du capitalisme ? Sans seconder l’injustice sociale ? Quelles peuvent être les limites d’une « négociation propre » pour contenir le déluge de siècles de prison qui nous attendent ?

Pas par hasard, éternellement placée à côté de la catégorie des irréductibles, en existe une autre pareille, celle du « dissocié ». Si le premier est biologiquement méchant, inébranlable maître de soi-même, dans son entêtement négatif ; le second est bon, il admet ses erreurs et demande à la société de lui pardonner, il est souvent timide et apeuré, prêt à résoudre sa situation en se contrefichant de celle des autres, il s’assure la liberté provisoire, il a des responsabilités mineures ou est au moins enveloppé par les subtiles trames que les premiers, les "méchants" ont tissé autour de lui.

Nous, nous croyons que le moment est venu de dire notre vérité là-dessus aussi. Nous refusons ces catégories qui ne nous appartiennent pas, comme ne nous appartient pas la logique de guerre et d’anéantissement, l’immobilité humaine et historique dans laquelle vous voulez nous enfermer. Nous revendiquons notre désir, ça oui, irréductible, notre désir de vivre, notre vitalité transgressive, notre être hors de la norme, et pour la transformation.

Des expériences que rapporte ce livre, avec une colère et une joie intactes, le jeune lecteur avisé saura, sans aucun doute, dégager du matériel critique pour un manuel du savoir-déserter.

Serge Quadruppani

Serge Quadruppani en attendant que la fureur prolétarienne balaie le vieux monde, publie des textes d'humeur, de voyages et de combat, autour de ses activités d'auteur et traducteur sur https://quadruppani.blogspot.fr/
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