Sur la nécessité de déserter - 1

À propos de l’Itinéraires du refus de Jorge Valadas

paru dans lundimatin#469, le 31 mars 2025

La Patrie. A l’heure où des politicien.ne.s français.e.s se proposent de capter le peuple par une rhétorique de la patrie à portée de critique de ChatGPT, il me paraît plus que jamais nécessaire à moi qui suis né et vis en France, de travailler contre la patrie française. Travail qui passera par une réflexion sur la notion de peuple et sur le sentiment d’appartenance à un territoire, sans oublier d’introduire la variante de la classe, au nom de laquelle on proclama un peu vite au XIXe siècle que « les prolétaires n’ont pas de patrie ». C’était avant que les soulèvements des peuples colonisés ne viennent rappeler une évidence que l’on a un peu tendance à oublier ces temps-ci, à savoir que l’attachement à une terre et à la communauté qui y vit, de Gaza à l’Ukraine, n’est pas de la même nature que l’attachement de Netanyahou au Grand Israël ou de Poutine à la Grande Russie. C’est pourquoi, on se proposera dans ces chroniques de rendre compte de livres qui fournissent quelques éléments de réponse à des questions qui vont revenir nous hanter : pourquoi et quand déserter ? Pourquoi et quand résister ?

Ce lundi, on vous propose de suivre le récit d’une vie, celle de l’ami Jorge Valadas (Charles Reeve), déserteur des guerres coloniales du Portugal de Salazar, devenu globe-trotter des révolutions et auteur de livres remarquables, depuis Le Tigre de Papier- le développement du capitalisme en Chine (Ed. Spartacus) qui, dès 1972 dénonçait la fumisterie maoïste et ses crimes, jusqu’à son Socialisme sauvage (L’Echappée, 2018), remarquable synthèse historique sur l’histoire mondiale de l’auto-organisation prolétarienne.

Itinéraires du refus est un récit intime, qui approche au plus près, dès l’enfance, la recherche de ce qui a pu faire germer chez ce fils d’un admirateur de Salazar la fleur de la révolte. Est-ce d’avoir perçu très tôt la complicité entre sa mère et la bonne, et à travers elles la résistance des femmes dans le Portugal des années 60 ?

« Ma mère (…) intervient souvent pour poser des limites au travail de la bonne, défendre certains de ses droits et sa liberté. Ses origines paysannes me paraissent expliquer cette tolérance et cette proximité.

Ces rapports de servitude font partie de ma vie de tous les jours. J’en bénéficie, à double titre : en tant que garçon et en tant que membre du clan des maîtres. Les bonnes sont comme un symbole de l’incapacité de la société masculine à assumer le quotidien. Nous sommes tous des enfants asthmatiques et fragiles, pris en charge par une armada de mères, de sœurs, de cousines, de tantes... et de bonnes. Salazar lui-même a sa bonne. On parle d’elle dans les journaux et à la radio. La seule relation féminine qui lui est connue et dont le journal et le père parlent avec affection, en dehors de sa passion pour la mère patrie bien entendu... »

Est-ce d’avoir entendu, à 13 ans, des échos de ce que la mère-patrie fait en Afrique ? Le voilà à écouter des conversations chez les Bentes, une famille de voisins et amis :

Bentes-fils a une sœur plus âgée, institutrice. Elle a émigré en Afrique, quelque part au sud du Mozambique, du côté de l’Afrique du Sud. Un jour nous apprenons que Bentes-mère part lui rendre visite. Bentes-père la suivra « et ils y resteront plusieurs mois. À leur retour, au cours d’un de ces repas qui se terminent toujours par des desserts extraordinaires, Bentes-père raconte. La nature, la jungle, bien sûr, car dans notre esprit, l’Afrique est avant tout la nature, extraordinaire. Puis, il y a un silence, un temps d’arrêt dans le récit, une gêne. Ce n’est pas habituel chez lui. — C’est compliqué..., dit-il à voix basse.

Depuis mon enfance, je suis habitué à ce mot, « compliqué », « qu’il faut en fait traduire par : « il y a un problème ». Justement, il y a le problème des Noirs. Il dit aussi bien Noirs qu’Africains... Tout d’un coup, pour moi, les Noirs sont devenus des êtres avec une existence autonome, ils ne font plus seulement partie du décor. On bat les Noirs, les serviteurs noirs. Et pas qu’un peu, furieusement, jusqu’au sang. Bentes-père l’a vu, il a trouvé que ça n’allait pas du tout... Mais il a du mal à en dire plus, il s’agit de sa fille et de son gendre. Son trouble me perturbe. Lui toujours si tranché dans ses opinions, il est ici mesuré, il négocie, il cherche à minimiser. Quelque chose, entre le mystère et le terrible, se passe en Afrique. Il ne le dit pas mais il nous le fait comprendre, ça ne pourra pas durer, ça va avoir un prix. J’ai treize ans et l’harmonie du grand Portugal, puissance civilisatrice au-delà des Océans en prend un sacré coup. Nous ne sommes donc pas des pionniers du progrès.

Ou bien est-ce quand, après avoir essayé d’échapper à la famille en devenant cadet de Marine, il se retrouve dans une de ces barcasses pourries qui représentent la glorieuse marine de guerre de son pays, et qui pourraient bien être la métaphore de cet empire portugais qui prend l’eau ?

Les vieux navires attribués après la Deuxième guerre par l’OTAN au gouvernement portugais sont mal adaptés aux missions sous ces latitudes, à ces conditions climatiques. Rien n’a de sens et pourtant chacun fait comme si c’était l’état normal des choses. La chaleur tropicale détruit la volonté et écrase l’initiative. Nous vivons au ralenti et dans une mollesse générale, nous tuons le temps, accoudés au bastingage en regardant les rives foisonnantes de la végétation luxuriante. Au-delà, c’est le pays des guérilleros du PAIGC. Qui sait, peut-être nous regardent-ils fondre d’ennui et de chaleur ? Probablement pas, car la zone est « sécurisée », du moins autour de la bourgade qui fait office de capitale de la petite colonie. À deux ou trois reprises, nous descendons à terre. L’ambiance est tendue, un silence épais sépare les Blancs en uniforme de la masse de la population noire. On pressent que cela est antérieur à la guerre, que le colonialisme est un mur bien bâti. Que la distance agressive plonge ses racines dans le passé. Un de mes camarades qui a des lectures interdites, me rappelle la grande grève des dockers du port de Pidjiguiti, à côté de Bissau, en août 1959, qui s’est terminée, dit-il, avec plus de 50 morts et des dizaines de blessés. Je ne lui demande pas d’où il tient ces informations, je connais ses lectures, je lui fais confiance.

Une première impression s’impose à moi, derrière le port, la bourgade, les rives luxuriantes, il n’y a pas qu’un petit territoire, c’est un continent. Les maîtres du petit Portugal croient combattre des rebelles locaux, en fait ils font la guerre à l’Afrique. La chaleur tropicale écrase la vivacité de l’esprit et nous buvons beaucoup de bière. Mes sensations s’entourent d’un brouillard légèrement alcoolisé. Ce qui me permet par moments d’ignorer que je suis là.

Pourtant, le réel s’impose à nous. Quelques images s’impriment dans mon esprit avec une netteté qui sera ineffaçable. Un jour, nous partons visiter une caserne. Cela ne nous intéresse que moyennement, mais nous sommes obligés ; alors on écoute d’une oreille distraite les discours monocordes des officiers rendus inaudibles par la chaleur épaisse qui nous endort. Puis, on traîne dans les baraquements. Au détour d’une allée, nous débouchons sur un terre-plein où se trouve une vieille construction en tôle, à moitié délabrée, les portes grandes ouvertes. Avec deux ou trois camarades, nous nous approchons, captivés par ce que nous pensons être une présence humaine étrange. Au fond du hangar, il y a là quelques hommes en haillons ou à moitiés nus, assis à même la terre, d’autres couchés, recroquevillés sur eux-mêmes. Ceux qui nous observent ont le regard vide, absent. Ils ne nous voient pas vraiment. Nous sommes tétanisés, paralysés par ce que l’on découvre. Sans même les regarder, le sous-officier qui nous accompagne dit : « – C’étaient des terroristes. » Il conjugue le verbe au passé, d’une voix froide et définitive. À ce moment précis, pour moi, il tombe du côté obscur de l’humain. Complices dans notre frayeur, nous nous regardons. Notre silence s’ajoute au silence de ces hommes torturés qui ne bougent plus, qui n’existent plus, qui ont été. Ils restent là, le portail du baraquement grand-ouvert, incapables de bouger, de fuir.

Jusqu’à ce moment précis, la guerre coloniale était fondue dans le paysage, tenue à distance, masquée par la végétation luxuriante. Avec ces êtres humains détruits, elle fait une entrée concrète dans nos vies.

La décision de la désertion sera d’autant plus douloureuse que le jeune Jorge aime ce père salazariste modéré à l’œuvre picturale duquel il consacrera, des décennies plus tard un livre. Il a beau étouffer dans les liens familiaux, il les aime aussi. C’est le paradoxe de l’exil auquel il consacre quelques-unes des plus belles pages du livre. Pour accepter l’exil réel hors des frontières et l’exil mental hors du faux vivre-ensemble qui attend tous ceux, toutes celles qui désertent le monde masculiniste, capitaliste, impérialiste, la peur n’est pas le principal ennemi à vaincre. L’obstacle principal, pour l’exilé, c’est l’attachement à la patrie : pas la patrie institutionnelle que gardent les flics et les militaires, pas la patrie des livres d’histoire, mais la patrie personnelle, la patrie sentimentale faite de paysages, de goûts et de couleurs, que chacun s’est construit depuis l’enfance. C’est ainsi qu’il vit son retour au Portugal :

Adossé au bastingage du ferry, me revient soudain un souvenir très fort. Nous sommes en 1967, nous sommes deux proches camarades et nous venons de quitter l’école de la Marine militaire. Nous avons été affectés à deux vieux patrouilleurs côtiers. Il navigue sur un bateau tout aussi déglingué que le mien. Le sien patrouille sur la côte au nord de Lisbonne, le mien met toujours le cap au sud. Nous partageons les mêmes idées et nous avons de longues conversations une fois que nous nous retrouvons au port d’attache. Nous parlons souvent du dégoût d’une société qui ne nous mérite pas, nous invoquons l’échappatoire de l’exil. C’est une fin de journée lumineuse d’un printemps « lisboeta ». Je m’en souviens maintenant comme si je le vivais au présent. Côte à côte, nous arpentons le quai, encombré de cordages. Dans un mois je m’en irai. J’ai pris la décision de partir, de rompre les amarres avec cette inutilité auquel on me destinait. L’échange est resté très précisément gravé dans mon cerveau. Après ces paroles, un grand silence s’abat sur nous. Un court instant, une fugace pensée me traverse, il peut me dénoncer. Non. J’en suis sûr qu’il ne le fera pas. Je le sens bouleversé et triste, comme s’il avait deviné ma pensée. À voix basse, il me dit :
— Moi je ne peux pas. Vas-y, toi, je te comprends !
Par procuration, je pars pour lui, pour d’autres. Nous nous disons au revoir.
(…)
L’exil nous contraint à nous séparer d’une part de nous-mêmes : en quittant un pays, forcés de rejeter une normalité qui nous fait violence, nous ne sommes pas « maîtres chez nous ». Cette force qui dans l’exil nous libère est aussi celle qui nous aliène de cette autre part de nous-mêmes. Comment vivre cette division ? Comment ne pas perdre tout lien - ou comment renouer le lien - avec notre passé et nos origines, avec les sources de notre être, bref, avec « la prison » dont-on s’est « libéré » ? Double mouvement de l’exil, s’« exiler de l’exil » pourrait bien être alors le chemin qui m’a conduit à reconstruire une possible reconnaissance de moi-même et me faire accueillir par le pays d’où je venais et qui avait changé : m’y retrouver, différent de celui qui s’est exilé.
Mai 68, puis la révolution portugaise, m’ont permis de réparer pour beaucoup la blessure de l’exil. Ces moments lumineux de subversion de l’ordre gris ont éclairé ma vie, m’ont permis d’effacer la tristesse, la mélancolie qui se mêlait à la libération. C’est par ce processus de s’exiler de l’exil que j’ai aussi trouvé une place dans le grand monde. La place qui me convient.

Jorge Valadas présentera son livre Itinéraires du refus (Éditions Chandeigne & Lima) le mardi 8 avril à partir de 20h à la librairie Quilombo 23 rue Voltaire, Paris XIe, m° Rue des boulets ou Nation.

Serge Quadruppani

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