Un rendez-vous manqué
Il est des livres qui suscitent, bien avant leur parution, une impatience singulière. Tel fut le cas de Pulsion, co-signé par Sandra Lucbert et Frédéric Lordon — deux puissances d’écriture s’il en est, connus pour leur anticapitalisme acéré, l’une via la littérature, en tentant de « sortir de la langue [de celui-ci], distinguer les cibles et sortir les fusils », l’autre en constituant un corpus théorique désormais solide entre économie hétérodoxe et philosophie spinoziste. Un ouvrage qui vise, selon sa quatrième de couverture, à « reprendre tout l’appareil conceptuel » de la psychanalyse, si mal en point par les temps qui courent.
On savait l’intérêt de Lucbert pour les théories de l’inconscient ; Lordon avait laissé entrevoir un travail commun sur le sujet, notamment à l’évocation à plusieurs reprises des situations de psychoses comme figures réelles d’un vivre sans, hors des coordonnées sociales communes, mais nous n’espérions pas 600 pages sur le sujet, et encore moins qu’il s’agirait d’un premier tome. Dès lors, l’annonce de ce travail conjoint ne pouvait qu’attiser la curiosité, voire l’espérance.
Espérance, donc, parce qu’on imagine bien ces deux têtes en capacité d’attraper le débat comme il se doit, mais comme il est rare qu’il le soit : à savoir, en tenant leur sujet par les deux bouts — s’autoriser une critique claire, mais située, de l’institution analytique, de son dogme et de sa pente réactionnaire, tout en ne jetant pas le bébé avec l’eau du bain. On sait combien la psychanalyse est attaquée sur des fronts variés, et il serait très imprudent de ne pas voir que les visées des uns peuvent être radicalement opposées à celles de leurs voisins. Aucun copinage, donc, avec le virage hégémonique neuroscientiste, mais pas de pitié non plus pour ceux qui ont nourri le ver dans le fruit.
L’urgence, et la nécessité, est ailleurs : elle est celle de réactiver, à nouveau frais, les potentialités d’un certain nombre d’outils conceptuels — opératoires dans la clinique tout d’abord, mais aussi dans l’interprétation des phénomènes collectifs, politiques et sociaux, en complément d’autres, matérialistes cette fois. À commencer, en l’occurrence, par celui de pulsion, évidemment. Par ailleurs, leur désir de « tout reprendre » de la psychanalyse depuis le spinozisme est probablement la meilleure stratégie pour tirer les bons fils sans embarquer toute la pelote. Il y avait un précédent, avec Deleuze & Guattari ; il était temps, plus de cinquante ans après, d’en proposer une actualisation contemporaine — et de la savoir écrite par ces quatre mains en enchantait plus d’un.
Le projet était donc grand. L’attente en conséquence. Et c’est sans doute pour cela qu’en sortir déçu donne envie d’y trouver des raisons, et même de les partager. Tout lecteur, avec un tel sujet et de tels auteurs, se prépare à l’épreuve, quitte à serrer les dents au croisement de quelques désaccords ou incompréhensions, mais pas au triste sentiment d’un rendez-vous manqué.
Lucbert et Lordon avaient prévenu que leur livre susciterait des levées de boucliers, aussi bien du côté de leur camp politique — le matérialisme historique, dont certains sont farouchement opposés à la psychanalyse, parfois sous l’argument de la non-scientificité de la chose, souvent pour son tournant franchement réactionnaire — que du côté des analystes eux-mêmes, bien frileux de voir des profanes s’autoriser à en dire mot. Ça n’a pas loupé : certains en vidéos, d’autres sur les réseaux sociaux — mais tous sans l’avoir lu. Envie redoublée de s’y plonger, de ce fait ; mais envie rapidement douchée, parce que, d’une certaine manière, ils ratent leur coup. Ils ratent l’offre qu’ils disent proposer à la psychanalyse : celle d’opérer un virage conséquent, et de rendre à chacune et chacun les armes reléguées au placard, pour mieux cerner le réel contemporain — dans la clinique, comme dans l’analyse du social-historique.
S’il est vrai que parler de ratage est un peu sévère, et peut paraître arrogant, c’est que ce livre ne répond pas à sa promesse. Pas sûr qu’il réhabilite ce que, de la psychanalyse, il faut garder, pas plus qu’il n’offrira des voies de transformation à celle-ci pour se maintenir dans le champ des pratiques et des pensées contemporaines, pour comprendre le monde et celles et ceux qui le peuplent. Et cela, peut-être tout bêtement parce que le corpus auquel ils s’attaquent — et auquel ils s’adossent parfois — est profondément daté.
Il y a dans Pulsion des éclairs — de véritables fulgurances littéraires, des moments d’écriture puissants qui emportent l’adhésion, notamment dans la restitution de la vie de Modus. Le condensé, sur presque la moitié de l’ouvrage, d’une psychogenèse d’un mode névrosé poids-moyen, réserve de belles surprises. Écriture acérée, images permanentes, ça va vite, on y est, on est avec lui. On éprouve. C’est, a priori, le but du dispositif.
Le casse-tête, c’est qu’on oscille entre le plaisir de lire une composition littéraire particulièrement percutante et le sentiment qu’elle est elle-même un peu coincée par le rôle « d’exemple » qu’elle a dans le livre. Comme si ce dernier, qui l’a fait naître, lui ôtait sa propre puissance. Si l’imaginaire picaresque fonctionne en littérature, il prend une toute autre valeur quand il sert d’étalon à une construction théorique. Les fictions structurantes qui donnent forme aux conflits inconscients sont légion en psychanalyse : Œdipe, bien sûr, la horde primitive, le bon et le mauvais sein… et l’on connaît le risque de l’érection en vérité universelle. Peut-être aurait-il mieux valu que La Vie de Modus ait sa vie propre.
Il y a également de chouettes trouvailles : le « snark », fabuleux ! Sur bien des points, Pulsion frappe juste. Les déplacements proposés concernant l’ancrage sévère de la psychanalyse dans le patriarcat, l’Œdipe, la castration, le phallus, etc., méritent d’être poursuivis avec vigueur. La reprise d’un certain nombre de concepts, en les tordant légèrement pour les lire (mieux) avec Spinoza, est fine et souvent bienvenue. Et puis, La Vie de Modus.
Il y a aussi un ton qu’on connaît bien, désormais familier chez Lordon comme chez Lucbert, où l’assurance frôle l’insolence, et qu’on accueille généralement avec plaisir, tant il s’avère précieux dans les terrains minés du champ social et politique. C’est d’ailleurs peut-être cette posture, combative, quasi bravache, qu’on espérait voir reconduite pour affronter les gardiens du temple. Ceux-là savent manier la suffisance ; il fallait donc être en capacité d’y répondre. Mais voilà : les punchlines ne portent que lorsqu’elles sont justes. Or, à vouloir faire la leçon à une communauté déjà traversée par ses propres lignes de fracture et ses bougés significatifs, on risque de sombrer dans la posture de celui qui découvre ce que d’autres pratiquent depuis longtemps. Ça fonctionnera peut-être pour les non-initiés, mais ça gênera les autres.
Mais un point central résiste. Et ce point n’est pas un détail : il affecte profondément l’architecture du livre. C’est qu’ils gardent, probablement à leur corps défendant, cette position que la psychanalyse peine à perdre, à savoir celle du prêtre de Spinoza. Du prêtre, complice du tyran et de l’esclave parce que « d’une certaine manière, ils ont besoin d’attrister la vie », comme le présente Deleuze dans son cours de décembre 1980, avant d’ajouter que le prêtre « a besoin de la tristesse de l’homme sur sa propre condition (…) Il s’agit toujours d’attrister la vie quelque part. Et en effet pourquoi ? Parce qu’il s’agit de juger la vie ». C’est là, et avant tout là, qu’à mon sens se pose toute la critique de la psychanalyse, et il ne semble pas qu’à ce sujet, Lucbert et Lordon aient fait un pas de côté.
L’autisme et l’impasse : erreur stratégique
Commençons par ce qui pourrait être un détail dans l’œuvre, mais qui en dit long. À la page 99 de leur livre Pulsion, Lucbert et Lordon écrivent : « la psychiatrie pense maladies, nosographies, symptômes — nous voulons, quant à nous, laisser le primat à la positivité des déterminations. Dégager des logiques de persévérance, là où, sinon, nous aurons droit à du normal et du pathologique (…) Ici les déplacements étaient urgents car : “autiste”, “psychotique”, “pervers”, “névrosé”, “hystérique”, nous savons comment ces catégories ont farci les têtes, et comment elles fonctionnent comme stigmates — en fait comme injures. (…) D’une certaine manière, il fallait bien reprendre ces catégories pour les rendre à leur pleine et entière positivité ».
C’est un vœu tout à fait pertinent. Le problème, c’est qu’il est contredit par les pages mêmes qui le précèdent (p. 93-94), alors qu’ils décrivent les effets supposés des « situations extrêmes » causées par de trop mauvaises rencontres, qu’ils exemplifient par l’autisme. « Qu’est-ce que l’autisme ? C’est une position stratégique : la première possible. Celle qui persiste si un rapport suffisamment convenant ne vient la rendre obsolète. Celle qui doit faire d’emblée avec le pire : la menace de la vie même. Une position de repli pour résister à l’écrasement des forces extérieures. (…) C’est l’intelligence persévérante poussée à son plus terrible paradoxe : le repli stratégique de l’assiégé trop tôt. Alors qu’il n’y a pas encore d’adversaire. Singulier impossible. Le stratège conatif avisé, en cette circonstance, va persévérer dans la quasi-mort. L’autisme, c’est vivre-mourante — la plus oxymorique des positions. Quand la menace est trop grande, on survit en retranchant ce qui permet de vivre. »
Ajoutons que Lordon et Lucbert précisent leur conception de l’autisme, puisqu’ils la donnent dans le glossaire final du livre, ainsi présentée : « Autisme : dans son concept pur, position psychique de résistance par une rétractation extrême. Elle est consécutive à l’expérience faite par Modus d’un trop haut niveau d’hostilité du dehors en général (Autre(s) compris ou non), qui l’a conduit à assimiler génétiquement le dehors à un péril mortel. Avec celui-ci, par conséquent, ne peuvent être noués que des rapports réduits à leur plus simple expression, tendant même vers une absence de rapports, à l’exception du minimum métabolique requis pour maintenir les fonctions physiologiques vitales. »
C’est chaud… Écrire cela en 2025, c’est soit ignorer tout de l’état actuel des connaissances cliniques et scientifiques sur l’autisme — soit s’en moquer. Dans les deux cas, le geste est problématique. Et continuer la démonstration en s’appuyant d’abord, et longuement, sur Bettelheim, c’est tendre le bâton pour se faire battre. Qui côtoie des autistes ne peut que s’effrayer de ce chapitre. C’est complètement à côté de la plaque. À plusieurs titres.
À commencer par considérer l’autisme au Temps 1 du développement (T1 dans le livre) comme une espèce de repli originaire, alors que tout le monde s’accorde — les parents les premiers — à décrire la survenue de l’autisme autour des 18 mois de l’enfant, soit, si l’on s’en tient à la lecture analytique, à la clôture du stade du miroir. Avant cela, la majorité de celles et ceux qui se développeront selon des modalités autistiques a traversé ses premiers mois parfois sans la moindre distinction comportementale d’avec ses pairs : les premiers sourires, le babil, les retournements, la position assise, et même, très fréquemment, quelques premiers mots qui disparaîtront le temps d’un plateau sans langage — avant, pour une partie d’entre eux, qu’une accroche postérieure se construise, parfois singulière, à la parole.
Lucbert et Lordon maintiennent l’autiste dans cette figure appauvrie de l’être vide, telle que véhiculée pendant des décennies par la psychiatrie d’inspiration analytique, qui s’est tant plu à dresser des tableaux horribles. Il aurait suffi de lire Kanner dans le texte, qui, dès 1943 dans son texte princeps, décrivait déjà de petites personnes bien en difficulté dans leur relation sociale, mais pleines de potentialités et de vitalité !
Véritable contre son camp pour la psychanalyse, qui repartira avec sa balle dans le pied : on sait combien le sujet de l’autisme est brûlant à son endroit, combien il est l’un des sujets qui sert jour après jour de cheval de Troie pour la discréditer — jusque dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale, et dans les propositions de loi visant à son interdiction dans le panel des propositions de soins aux enfants autistes. Et sur quels arguments ? D’abord sur celui de n’avoir pas dépassé la vision hardcore de Bettelheim, entre autres.
Ça fait des années que la psychanalyse elle-même a bougé sur ces positions. Les lacaniens, souvent pris pour cible sous la plume de Lucbert et Lordon, ont pourtant fait un bout de chemin qu’eux-mêmes semblent avoir évité. Jean-Claude Maleval, entre autres, a totalement décalé ce regard défectologique sur l’autisme, en insistant sur les trouvailles singulières, les bricolages à partir de ce que la psychiatrie appelle les comportements répétitifs et restreints — et que d’autres nomment les intérêts spécifiques des autistes. Ces pratiques opiniâtres, à partir desquelles ils se construisent une représentation du monde, en y cherchant une certaine logique. (Déjà Fernand Deligny avait insisté, sa fin de vie durant, sur l’importance du repérer chez ces gamins-là.)
Stratégies pourtant pas si éloignées de celles d’un certain David, schizophrène, témoignant de son appui sur les mathématiques comme « stratégie prudentielle » (p.500), quoique son diagnostic soit mis en doute, au vu de sa capacité à en témoigner. Stratège, le schizo ? À la limite. Mais pas l’autiste. De l’autre côté de cette limite, lui, il serait une vie en creux, une quasi-mort.
Seulement, s’il est bien des individus qui s’efforcent de persévérer dans leur être, en cherchant à construire des rapports qui leur conviennent, en cherchant ce qui leur procure de la joie — aussi singulière soit-elle — ce sont bien les enfants autistes. À la condition minimale de ne pas les assigner à cette place d’incapables arriérés (par stratégie ou par déficience, même combat).
Comment donc expliquer une telle prise de position, contraire à une approche empirique presque autant qu’au projet spinoziste, autrement que par l’intérêt qu’elle offre à une cohérence théorique globale visée ? Aucune envie, manifestement, de parler de la « pleine et entière positivité » des vies d’autistes, avec ce qu’elles traversent d’expériences convenantes et disconvenantes, et les stratégies conatives dont elles peuvent faire preuve. Non, Lucbert et Lordon ont un autre projet, une autre idée à défendre, et l’autisme leur servira de paradigme négatif.
« Les humains ne se soutiennent pas sans l’Autre, la question, c’est lequel ? » (p.544) Voilà l’idée, résumée simplement. On sait depuis longtemps que cette question des rapports de nécessité entre individus et collectifs travaille les auteurs. Loin du romantisme de la destitution possible de tout lien nous enchaînant dans des rapports plus ou moins soutenants, ils trouvent dans la psychogénèse analytique, la manière la plus originaire d’expliquer le fait que l’Autre est central et combien l’institution des rapports est une évidence. Et la question devient : quel genre de rapports arriverons-nous à instituer, dans les déterminismes qui sont les nôtres ? Très juste question au demeurant, mais nécessitait-elle d’utiliser l’autisme comme contre-exemple, à tel point qu’on puisse en conclure que, si toute vie humaine, de par sa condition finie-pas finie, ne peut se développer qu’à travers la rencontre avec autrui, on puisse affirmer que : pas ou peu de rencontre égale pas ou peu de vie ? C’est là nier la socialité autistique, qui, bien que singulière, est loin d’être inexistante, même dans les cas où l’autisme est considéré comme sévère.
Quand la structure fait écran à l’écoute
L’erreur ne s’arrête pas à l’autisme. En reformulant les concepts, Lucbert et Lordon n’en modifient pas les structures ; au contraire, ils entérinent profondément les trois catégories freudiennes : névrose, psychose et perversion. Ce faisant, ils oublient que certains lacaniens ont déjà fait de l’autisme une quatrième structure, le sortant définitivement du champ de la psychose, et ce, en raison des mécanismes bien distincts qui sont en jeu. Mais au-delà de ce point, si la question structurale peut parfois être utile au clinicien pour repérer un nouage stabilisateur, plus ou moins solide, et éviter des interprétations dangereuses, l’enjeu n’est jamais d’étiqueter la personne en lui apposant le stigmate de la névrose ou de la psychose. Il s’agit plutôt de l’aider à réorganiser ses rapports de manière vivable.
La cinquième et dernière partie du livre, avant les annexes, est consacrée à la psychose. Et là encore, un sentiment persiste : celui d’un regard extérieur qui surplombe le phénomène, l’essentialisant à outrance. La psychose devient l’équivalent du drame. Moins encore que l’autisme, mais pas loin. D’abord, la faute au milieu, l’Autre en premier lieu. « Livré à des adultes qui ne cherchent pas son bien-être propre, ou qui ne parviennent pas à lui offrir les apports de puissance adéquats, Modus prend position. Un agencement corps-esprit fonctionnant non pas en fonction du soutien reçu, mais de la menace enregistrée. L’atteinte à la persévérance sera peut-être plus ou moins grande, mais une constante demeurera : un préjudice irrémédiable, infligé en huis clos. Le « meurtre d’âme » (comme le dit le président Schreber), un crime parfait. » La causalité est toute trouvée et, dans la foulée, l’indélébilité de cette tâche sur le sujet. Sujet tâché, copie bâclée. Fatalité et négativité dépeintes page après page.
Quiconque lit cette partie sans une connaissance intime du sujet, ou par la proximité avec des personnes concernées, se forgera l’idée dramatiquement véhiculée par la psychiatrie et la psychanalyse d’autrefois, à savoir que la vie psychotique, c’est l’enfer. Et surtout, c’est un enfer permanent.
Il est difficile de ne pas sentir ici un jugement sur la vie des autres, une réduction à l’idée qu’on s’en fait. Il ne s’agit pas de nier les souffrances parfois extrêmes vécues par les personnes touchées, le taux de suicide des personnes concernées par les troubles psychiatriques en témoignant tristement. Mais comment, à quelques précautions prises près, peut-on résumer à ce point des existences à un continuum infernal ?
Cette manière de poser les choses, pour le dire grossièrement, comme quoi la vie ordinaire, la vie de névrosé, n’est pas un chemin de roses, mais qu’elle a au moins le mérite de ne pas être une existence invivable de psychotique, voire d’autiste, nous ramène des décennies en arrière, dans le schéma binaire de « eux » et « nous ». Le livre est construit sur ce paradigme, et il est fort à parier que peu de celles et ceux qui se reconnaîtront dans ce « eux » liront cet ouvrage comme celui d’alliés dans leur stratégie d’émancipation et de reprise de pouvoir d’agir.
Voix situées, luttes concrètes, formes vivables
Sandra Lucbert et Frédéric Lordon rappellent qu’ils ne sont ni thérapeutes ni analystes, d’accord, mais cela n’excuse en rien leur surdité aux discours et aux témoignages des premiers concernés. Depuis des décennies, l’évolution des savoirs ne s’est pas jouée seulement entre les murs des laboratoires universitaires et les cabinets privés. Des voix s’élèvent, des collectifs se forment, des écrits sont publiés, réajustant sans cesse nos façons de comprendre ce dont il s’agit. D’ailleurs, Freud lui-même s’est appuyé sur Schreber pour construire sa théorie de la paranoïa. Mais tous, en premier lieu, partagent un même combat : celui contre ce discours fataliste qui résume la psychose à une existence éternellement décompensée. Ils rappellent qu’il n’y a rien de linéaire dans leurs parcours, et qu’ils, comme tout un chacun, persévèrent dans leur être. Tout dépend des rencontres et des rapports auxquels ils auront affaire.
Le REV (Réseau des Entendeurs de Voix) a bousculé nos représentations des phénomènes qu’on avait coutume d’appeler les « hallucinations auditives » en les nommant du point de vue de ceux qui les perçoivent, et non l’inverse. Écouter Vincent Demassiet témoigner du temps qu’il lui a fallu pour comprendre la fonction des voix qu’il entendait depuis son adolescence, en lien avec la sexualité, nous offre des clés magistrales pour accompagner celles et ceux qui éprouvent ces phénomènes. Ces voix, qui surgissaient dans le registre de la pensée, venaient l’alerter sur des signes qu’il ne repérait pas dans le registre de l’étendue, c’est-à-dire les signaux de son corps devenu si étranger à cause de traumatismes. Lire les mots d’Héloïse Koenig dans son magnifique « Barge » nous enseigne combien l’expérience des bouffées délirantes, bien qu’étrange et douloureuse, est aussi pleine d’intensité. Suivre le collectif Humapsy dans sa lutte pour des soins psychiatriques humanistes nous montre que le combat politique ne peut se mener qu’en les accompagnant, et non en cherchant à leur servir de guide. Juste quelques exemples parmi toute la matière des témoignages et des travaux des personnes vivant avec des troubles ou des atypicités psychiques.
Pourquoi être inattentif à ces propositions ? Pourquoi ignorer ces témoignages qui montrent que les phases aigües, comme leur nom l’indique, ne sont pas sans fin, et que, selon les rencontres et les arrangements, toute vie peut prendre un cours singulier, allant du pire au meilleur ? Pourquoi vouloir cantonner les écarts à la norme dans l’éternité des marges pathologiques ? Pire encore, pourquoi balayer d’un revers de main la possibilité d’une relance de l’élan vital ? Sur la fin de son enseignement, Lacan parlait de sinthome, d’autres de bricolages subjectifs singuliers, et d’autres encore parlent désormais de rétablissement (concept bien différent de celui de guérison). Lucbert et Lordon, au contraire, dans une note de bas de page, refroidissent tout espoir de reprise de pouvoir d’agir en précisant, page 492 : « Encore une fois, c’est un idéal-type : il y a des exceptions — spectaculaires. On pense par exemple aux Wittgenstein. Mais justement, elles sont exceptionnelles, et doivent être comprises comme telles. Elles ne donnent pas la tendance. »
Ce point marque une divergence sérieuse, car pour beaucoup, ces « exceptions », même si elles ne sont pas la majorité, sont justement la preuve qu’il n’y a pas de fatalité dans l’expérience des folies ou des atypicités. Et qu’un exemple qui infirme une règle montre son inconstance et questionne sa pertinence. L’exemple de l’intersexualité, qui remet en question la binarité sexuelle et celle de genre, est, à ce titre, parlant. Dans la série des regards portés sur soi qui nous détermineront, il y a les projections qu’auront nos Autres sur nos conditions. Si à l’annonce diagnostique, la représentation de ce que l’on devient dans le regard de l’autre est si négative, alors, effectivement, le marquage de ces traces aura des effets dévastateurs. Dites à un enfant qu’il est laid, et voyons comment il se perçoit. Dites à une mère que son enfant ne s’inscrira jamais véritablement dans le symbolique, et voyons comme elle l’accompagnera.
Non, les sujets autistes, schizophrènes ou bipolaires qui témoignent des expériences qu’ils traversent ou ont traversé, et des solutions personnelles qu’ils ont réussi à trouver, nous montre bien davantage la possibilité d’une (ré-)inscription dans le lien social à partir du maillage d’un bricolage singulier et d’un accueil du collectif, qu’une trajectoire exceptionnelle sans valeur. Ils nous présentent au contraire les conditions nécessaires pour que l’appétit de la vie sociale (re)vienne. Rien n’est plus enseignant pour quiconque tente d’accompagner des personnes en situation de vulnérabilité psychique.
La psychanalyse n’est rien d’autre qu’une boussole. Elle est un des outils qui nous aident à nous repérer dans la compréhension des rapports entre humains et en particulier dans ce qui déborde de la conscience rationnelle. Mais elle ne se maintiendra dans cet attirail qu’à condition d’augmenter la puissance d’agir de toutes et tous.
La question récurrente qui traverse aujourd’hui tous les champs des luttes d’émancipation — qu’on pourrait résumer ainsi : qui parle pour qui ? — est trop souvent négligée des réflexions psys. Et si Lucbert et Lordon touchent juste quand ils s’engagent à décrypter les aléas de la vie de névrosé, ils s’appuient, à l’endroit de l’autisme ou de la psychose, sur les écrits d’experts — aussi psychanalystes soient-ils — mais aucunement sur le travail des personnes concernées. Ah non, c’est vrai, ils citent Donna Williams, adulte autiste australienne. Mais étonnamment au sujet de son effroi vis-à-vis de sa mère. Pas un mot sur le fait qu’elle fut, une fois adulte, autrice d’essais et de pièces de théâtre, compositrice, chanteuse et scénariste de plusieurs films et documentaires. Ça n’est pas l’autisme qui a bloqué sa persévérance : c’est son cancer du sein, à 53 ans.
Nous ne perdons pas espoir. Nous continuons juste d’attendre cette approche psychodynamique qui parlerait de Nous-Toustes avec nos variations de manières d’être, nos fragilités et nos espoirs, sans distinction de valeur dans les manières de composer des vies qui tiennent.
Olivier Brisson