Sur Jacques Camatte (et d’autres)

Dixi et salvavi animam meam

paru dans lundimatin#474, le 9 mai 2025

Vendredi 26 avril, j’ai appris le décès de Jacques Camatte en parcourant « Le Monde ». J’ai écrit à Daniel R., libraire-bouquiniste bien connu de beaucoup – et particulièrement de ceux d’Agone – que Camatte était mort et que lui, Daniel, était probablement la dernière personne vivante de mes relations à qui je pouvais communiquer cette nouvelle.

Je me doutais bien que lundimatin rappellerait cette figure au souvenir des plus vieux d’entre nous. Après le décès en 2011 de mon époux, Bernard Tournoud, professeur de philosophie, je trouvai par l’internet un échange que Jacques et lui avaient eu sur les fondements du capitalisme. L’échange avait eu lieu en 1976. L’un avait 26 ans, l’autre 40. L’un en tenait pour l’espace et son accaparement (Jacques), l’autre pour le temps et l’avenir gagé (Bernard). Ce dernier ne parlait de capitalisme que pour la forme la plus récente, mais sa réflexion portait fondamentalement sur l’économie (à prendre au sens strict, pas uniquement organisation interne des parties d’un ensemble, gestion des ressources mais aussi dans son acception vulgaire de restriction). Vie restreinte soumise au produire plus pour vivre moins, barrières constamment dressées face à l’expansion du vivre qui fait l’humain. Heureuse dépense vitale constamment retenue, contenue . Je me permets de mentionner ce texte que j’ai retrouvé sur le net dans un numéro d’Invariance :

« Toute économie porte sur le temps. Marx je crois l’a dit, qui n’était pas stupide, et ne savait pas toujours la profondeur de ses formulations. On doit aujourd’hui ajouter ceci : le capital est le dernier stade de l’économie, qui recueille et condense en lui toutes ses formes passées. Il n’y a aucun avenir pour une économie autre, parce que le capital est, radicalement, une économie de l’avenir (cf. crédit et inflation).

Si l’économie dans sa première forme, est constitution de réserves pour lutter contre le temps de la destruction et de la perte (les catastrophes naturelles, l’hostilité du milieu, etc.), elle est (l’économie) dans sa dernière forme (le capital), une tendance à la destruction et à la perte du temps.

L’économie commence lorsque l’humain prend le temps d’économiser. L’économie est à son terme quand la forme crédit s’empare du temps global de l’humain.

Si les humains organisèrent d’abord leur monde en prévision du temps de la disette et de la famine, le monde du capital est l’organisation – qu’aucune conscience ne dirige – de la disette et de la famine du temps.

La tendance à l’abolition de la temporalité et la tendance à l’abolition de l’humain sont une seule et même chose.

Le temps, c’est l’humain même.

Dans la dernière forme de l’économie, il ne s’agit plus comme dans les époques antérieures, d’économiser du temps, mais d’économiser le temps même.

Le capital est une tendance à la fixité et à la constance absolues, une tendance à la permanence, une tendance à l’immobile qui vise à faire l’économie globale du devenir, du passager. Une tendance à l’éternité.

Dans le monde du capital, le seul devenir est le Retour éternel du Même, le retour du quantitatif qui, s’il est transformé dans sa quantité, demeure identique à lui-même pour ce qui concerne sa qualité : la qualité du non-humain.

La doctrine nietzschéenne de l’éternel retour du Même est cette parole délirante qui raconte – sans le savoir, et dans les masques – la vérité du capital.

De là vient l’actualité de Nietzsche. »

B . Tournoud « Invariance » 1976

Je laisse ouverte la question sur laquelle achoppait leur amicale opposition. Entre-temps nous avons lu tant de livres, récemment lu Graziani et nous l’avons même écouté (Lundi soir) et nous pouvons penser que « ça » calcule et que« ça » mesure depuis bien longtemps. J’use abusivement cette notion psychanalytique d’un inconscient, d’un sous-jacent, pour désigner une forme de rationalité qui méconnaît ce qui l’anime.

En 2012 j’avais retrouvé des lettres que Jacques avait écrites à Bernard, feuilles de papier pelure vert recouvertes de l’écriture serrée des petites Remington. Je rappelai à Jacques qu’une de ses lettres se terminait par la formule suivante :

« Que ton oreille ne soit pas blessée par la rocailleuse harmonie de ma romance  ». Je lui disais que j’avais trouvé sa conclusion charmante mais que Bernard avait le cuir (théorique) épais, qu’il n’était pas homme à s’offusquer de propos un peu musclés pour peu qu’il pût y sentir de la sincérité.

Je lui ai communiqué un texte écrit par Bernard B. à l’administration scolaire, un état des lieux critique et désenchanté. Si je me permets d’en citer une partie, c’est d’abord parce que Jacques Camatte m’a demandé de pouvoir citer ce texte dans un de ses écrits, ensuite parce qu’il parlera à certains de ceux qui lisent lundimatin et qui y écrivent, et je pense en particulier à Nora V. dont les communications nous importent et à qui va notre sympathie, mais aussi à Nathalie Quintane. Je tiens le texte entier, étoffé, à la disposition de ceux que ces questions de l’éducation intéressent/

Voici l’extrait du texte que Jacques Camatte voulait reprendre :

« Une novlange n’est pas faite pour être comprise, mais pour être acceptée sans discussion. Sa fonction est d’intimider et d’assujettir. Plus profondément elle discrédite la langue que parlent encore les hommes, et accoutume chacun à pratiquer l’absence de sens. On finit insensiblement par penser comme on parle, parce qu’il y a une profonde intimité entre parler et penser. »

Plus loin dans le texte de Bernard, Jacques Camatte insiste sur le passage suivant :

« Pire encore, l’institution scolaire fait violence à l’enfant en lui imposant, dès l’école primaire, de construire lui-même son savoir, par ses seules ressources.

Par là, on pose l’enfant comme un individu (petit entrepreneur de lui-même ?) qui doit développer et capitaliser, par ses moyens propres, les capacités (les ressources ?) dont il dispose.

« La violence initiale infligée à l’enfant est confirmée ensuite par les méthodes que l’on emploie pour l’accompagner dans son parcours de combattant. Cette violence faite à l’enfant tient encore en ceci, que depuis le plus jeune âge il est livré sans défense à l’autorité du groupe générationnel auquel il appartient. »

On pourra certes voir ce texte de 2009 d’un autre œil, on en compléterait l’analyse par d’autres considérations, c’est cependant ce passage que Camatte voulait retenir.

L’ensemble du document se terminait par la phrase que Marx lui-même écrivait dans sa conclusion à la Critique du Programme de Gotha (1875) :« Dixi et salvavi animam meam  ». Je me plais à penser que Nora V. peut penser aussi à la formule latine quand elle nous livre ses récits toujours vifs mais désenchantés. Pour le dire brutalement et trivialement : « Ne savoir que trop bien que l’on a charge d’âme, faire au mieux, se savoir« Juste-Prof » et l’assumer – mais au moins ouvrir sa gueule ».

Micheline Tournoud

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