Sur Chant Balnéaire, d’Oliver Rohe

Arno Bertina

paru dans lundimatin#370, le 14 février 2023

« À la guerre toujours charpentée par des événements ou des batailles ou des exploits, Olivier Rohe oppose le quotidien trempée par elle ; à la guerre présentée comme une fabrique de héros ou de salauds, celui qui a grandi au Liban entre 1972 et 1990 oppose l’ordinaire de la guerre, et comment la peur infiltre le moindre geste, chaque segment du quotidien, jusqu’à la rendre méconnaissable, impossible à nommer, jusqu’à empêcher qu’on pense hors d’elle. »

Catch 22 a été publié en 1961. Curieusement c’est un chef d’œuvre, un best seller et un livre discret. Dans une note ouvrant la traduction française, l’éditeur a recopié une accroche trouvée dans un article américain, que j’ai d’abord jugée grotesque : « Si Dante revenait sur terre en compagnie de Kafka, ce qu’ils pourraient écrire en collaboration ressemblerait sans doute à Catch 22. » Deux cents pages plus tard – le roman en compte cinq cents bien tassées –, j’étais convaincu ; c’était effectivement l’altitude à laquelle se situait l’œuvre, en quelque sorte. En racontant la vie d’une escadrille américaine basée en Sardaigne en 1943, censée bombarder l’Italie fasciste de manière à faciliter la progression des troupes américaines au sol, Joseph Heller montrait l’effroi devant la mort non du point de vue des populations bombardées mais de celui des soldats américains oeuvrant à libérer l’Europe. En inversant ainsi le regard, le romancier accomplissait un geste rare. Si la victime d’un conflit militaire est traditionnellement celle que l’on montre terrorisée à l’idée de mourir, quand le soldat irait, lui, au devant d’elle, il aura fallu un certain courage pour montrer l’aviateur affolé par son pouvoir de mort.

Ce geste littéraire supposant une force peu commune, Oliver Rohe l’a réalisé, lui aussi, avec Chant balnéaire, que les éditions Allia ont publié en janvier. Ses cent cinquante pages ne payent pas de mine pourtant. C’est que l’exploit est ailleurs : dans le renversement d’habitudes ancrées, métabolisées ; à la guerre toujours charpentée par des événements ou des batailles ou des exploits, l’écrivain d’expression française oppose le quotidien trempée par elle ; à la guerre présentée comme une fabrique de héros ou de salauds, celui qui a grandi au Liban entre 1972 et 1990 oppose l’ordinaire de la guerre, et comment la peur infiltre le moindre geste, chaque segment du quotidien, jusqu’à la rendre méconnaissable, impossible à nommer, jusqu’à empêcher qu’on pense hors d’elle.

Qui fait cette description ? Un adolescent. Il en existe quelques uns, dans la littérature : Benji, l’idiot du Bruit et la fureur, le hâbleur Holden Caulfield dans L’Attrape-cœurs… Et qu’il s’agisse de Faulkner comme de Salinger, à chaque fois l’auteur se sera soucié d’entrer dans leurs raisons, de reconstituer leur façon de regarder le monde ou de parler d’eux. Le flux de conscience apparaissant vers 1900 dans les œuvres littéraires, et Jack London essayant en 1906 de se mettre dans la tête d’un chien-loup pour écrire Croc-Blanc, l’adolescence devait à son tour faire entendre sa musique particulière ; ce n’est pas un âge insouciant – ce serait plutôt, dit-on, le propre de l’enfance – et ce n’est pas non plus l’heure d’éprouver à quel point il n’est plus temps de réinventer sa vie – s’il le fait, l’adulte sera dit très immature. L’adolescent découvre la violence du monde, et il est face à quantités de choix. L’inquiétude générée par cette ouverture est extraordinaire, elle rend parfois l’adolescent mutique.

L’une des forces de Chant balnéaire est de prendre cet adolescent et de le placer dans une ville ravagée par la guerre civile. La guerre est partout, et rien ne protège. La mère a cru que fuir Beyrouth pour sa grande banlieue, et une station balnéaire, pouvait être la solution, mais « la ville en guerre s’immisce dans mon dépaysement » écrit son fils. Et avec elle, la mort (cette « odeur de matières décomposées au sein de laquelle je m’endors. ») L’inquiétude ici n’est plus celle d’avoir une vie à construire, mais d’avoir une vie à sauver. D’être plus rapide que ceux qui pourraient, à cause d’un mauvais regard, te tirer comme un lapin. (« I shot a man in Reno just to watch him die » chantait Johnny Cash.) Mais n’imaginons pas des gosses qui s’égaillent en fuyant les snipers ou les phalangistes des barrages, comme d’autres après avoir appuyé sur une sonnette, dans la rue. On est ici loin du roman d’apprentissage qui voit, chez Stendhal par exemple, un jeune homme grotesque devenir un homme d’une grande noblesse. Si Rohe avait fait cela, il aurait sauvé la guerre, il aurait fait d’elle une expérience flippante mais in fine valable. Des personnages tomberaient, tués, mais la guerre en tant qu’idée serait sauvée, quant à elle. Dans Chant balnéaire, l’éthique du romancier renverse les figures héritées.

Puis le narrateur est plus ou moins né avec la guerre, il n’a connu qu’elle. Il est comme le poisson qui n’a pas conscience de l’eau. Il ne se dit pas « C’est la guerre » car il n’est pas capable de ce recul. La guerre n’est pas un corps étranger, elle lui a été glissée sous la peau à la naissance. Il ne se dit pas « C’est la guerre » mais « Il ne faut pas que je recroise Untel », ce phalangiste qui pourrait l’abattre « juste pour le regarder mourir ». Le texte ne donne pas à voir la totalité du champ de bataille, à la façon d’une carte d’état major ; il est rivé aux choses, extrêmement myope. (A Waterloo Fabrice Del Dongo est perdu dans le brouillard et ne comprend rien à ce dont il est pourtant le témoin.) L’adolescent ne saurait donc être le porte-voix de l’auteur – qui aura pris du recul, que son intelligence de la situation caractériserait. Chant balnéaire est le brouillon d’un manuel de survie et non une compilation de réflexions savantes ou pertinentes sur le Liban. Il ne s’agit pas de faire croire à la possibilité de « sortir du réduit » où se trouve le narrateur au tout début du livre. Au contraire : la guerre a tout contaminé, elle est devenue la nature : « Les chars sont suivis de dizaines d’autres chars, c’est un cortège de chenilles invincibles, une procession. » Si la guerre a supplanté la nature naturelle, si c’est désormais l’air qu’il respire, le narrateur peut écrire – et le renversement est tout à fait tragique : « Rien ne blesse. Les visages et les noms ne me contaminent pas. Je ne retiens ni les uns ni les autres. » Si le narrateur se méfie de l’humanité plus que des chars, la guerre triomphe.

De la même façon que le narrateur adolescent ne surplombe pas sa propre vie, il ne maitrise pas son récit qui se présente éclaté, en phrases éparpillées. Ouvert aux blancs, qui sont souvent la marque du poème, Chant balnéaire assume l’absence du souffle qui traditionnellement désigne la prose. Traditionnellement le romancier ramasse chaque phrase en paragraphes ou en chapitres ; à partir du divers, du multiple, il constitue des unités, des cohérences. Ici la fragmentation l’emporte, et s’il s’agit d’un chant, c’est un chant tournant le dos à toute tentation lyrique, un chant monocorde, atone, prosaïque. Chant balnéaire ne dit pas l’effroi (le chant serait alors lyrique) mais une ville et un pays où rien ne fait barrière à la guerre. Où la paix n’est que de la non-guerre, où l’Etat doit rester cette entité incapable – qu’il n’empêche surtout pas la guerre et les mafias de prospérer.

Pour autant le livre ne dénonce rien – le pamphlet que l’auteur pourrait écrire depuis Paris, son narrateur n’en est pas capable car la guerre au présent est sans dehors. La dénonciation ne sera donc pas frontale ; il s’agit de reconstituer le paysage mental d’un adolescent foudroyé. Non pas dire le scandale, ou inventer une forme qui le mimerait, mais donner à lire un regard déformé par le scandale, l’obligeant à baisser les yeux, à construire un autre rapport avec son environnement – jusqu’aux notations étranges (« Je suis le tunnel chaud et graisseux sous l’autoroute./ La sortie me débouche sur le rond-point. ») La bizarrerie syntaxique fera sourire, mais elle fait apparaitre un monstre : l’adolescent n’est pas souverain dans sa promenade, il est vomi par le tunnel. « C’est une prière à la ville. Je la répète jusqu’au couvre-feu pour déjouer l’acte qui est en train de se passer. » Les maladresses fréquentes attestent une désarticulation générale – la guerre civile ruine tout ce qui est commun, et en premier lieu la langue commune. Oliver Rohe ne pousse pas la détresse langagière de son narrateur jusqu’à celle de « Personnage 2 » dans Un Peuple en petit, mais elle est à l’horizon, cette folie, comme une menace, un nuage qui pourrait à nouveau s’ouvrir et libérer la tempête qu’il porte en lui. « J’échange un regard complice avec la salle de bain. »

Si l’auteur mène une enquête, ce n’est donc pas tant sur la guerre en elle-même, bien plutôt sur la « liquidation de soi », c’est-à-dire sur la tabula rasa qui est le résultat de la guerre en lui : il se voit chassé de lui-même, chaque jour un peu plus. Non pas à la façon d’un mélancolique hypnotisé par le passage du temps, mais en étant dévoré par un trou noir qui se nourrit de tout – y compris des choses positives : « Les chats disparaissent en ma présence. Je parle peu depuis la fuite de Beyrouth Ouest. Je la retiens dans ma bouche. Chaque parole la dilapide. Chaque parole sert le béton qui l’accueille (…) L’acte de ma liquidation s’accomplit en toute circonstance, il continue de s’accomplir même quand je fugue, quand je mens, même quand je dis rien. »

On le comprend, il faut voir dans les rugosités du livre les traces d’un combat avec les formes héritées ; la tentative, par Oliver Rohe, de percer la forêt des représentations convenues, en montrant les ravages de la peur plutôt que la virilité exacerbée ou l’homo-érotisme des guerriers ; la déliquescence plutôt que l’ordre militaire ; l’aphasie qui guette plutôt que le discours rassurant – parfois la littérature vient murmurer à l’oreille de l’auteur quelques belles phrases habiles, littéraires ; c’est une sirène qui vous souhaite le récif ; l’auteur de Chant balnéaire a eu le courage d’Ulysse : mettez-moi de la cire dans les oreilles, je ne veux entendre que cette voix adolescente malhabile, terrorisée. Certaines habitudes littéraires font des artistes les complices inattendus de l’ordre militaire. Pour faire un bond hors du rang des assassins, il faut le courage d’une Svetlana Alexievitch écrivant La guerre n’a pas un visage de femme, ou celui d’un Julien Gracq imaginant Le Rivage des Syrtes. Et ce courage laisse parfois des stigmates. En lisant Chant balnéaire, comment ne pas penser à cette remarque extraordinaire de Gertrude Stein : si certaines œuvres semblent nées évidemment (celle de Picasso par exemple, qui disait « Je ne cherche pas, je trouve »), il en est d’autres qui portent la trace du combat esthétique que l’autrice ou l’auteur auront du mener pour qu’elles existent. L’œuvre de Gertrude Stein exemplairement, qui aura fait d’elle une sorte de « John Coltrane des lettres », c’est-à-dire une artiste intéressant d’abord ses « confrères » – l’œuvre étant en quelque sorte encombrée par les gravats des représentations héritées, qu’elle aura du abattre, comme on ouvre une voie en taillant dans la jungle, ils y trouveront quantité d’idées dont ils pourraient se réclamer les héritiers.

Ainsi des phrases heurtées qui distinguent Chant balnéaire, qu’il serait trop simple de justifier en invoquant seulement l’adolescence du narrateur, comme si l’auteur s’en tenait paresseusement à une justification réaliste. Elle peut aussi bien être la trace d’un courage, cette conduite incertaine du récit, l’effroi du narrateur et le courage de l’écrivain apparaissant alors comme les deux faces d’une même pièce : indissociables.

Arno Bertina

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