Rejoindre le Rojava - Épisode 1

« Le premier obstacle de mon périple avait la forme d’une policière teutonne aussi charmante et sympathique qu’une toile de guerre d’Otto Dix. Après de nombreuses questions dont je vous épargnerais le contenu, et malgré une suspicion affichée, elle me laisse passer. »

paru dans lundimatin#89, le 16 janvier 2017

À 21 ans, ce jeune révolutionnaire blanquiste comme il se décrit lui-même, a décidé de rejoindre le Rojava où s’affrontent les kurdes des Unités Populaires du Peuple (YPG) et Daesh. Nous publions cette semaine les deux premiers épisodes de son récit.

Sulaymaniyah, Kurdistan irakien, le 24 Décembre 2016.

L’angoisse qui me perforait le ventre depuis Munich a laissé place à l’excitation. L’impatience réconfortante de ce qui va suivre m’envahit. Les idées se bousculent, il y a tant à dire en déjà si peu de temps.
Le premier obstacle de mon périple avait la forme d’une policière teutonne aussi charmante et sympathique qu’une toile de guerre d’Otto Dix. Après de nombreuses questions dont je vous épargnerais le contenu, et malgré une suspicion affichée, elle me laisse passer.

Le second obstacle, celui que j’appréhendais le plus, consistait en une petite dizaine d’agents des services de sécurité du Gouvernement Régional du Kurdistan irakien. Depuis plusieurs mois, il est difficile pour les volontaires internationaux de passer tranquillement les contrôles à l’aéroport. Il s’agit d’abord d’avoir le visa : je joue l’étudiant enthousiaste, qui vient pour un séjour de 20 jours tout au plus, et je l’obtiens, suivi d’un « Bienvenue ». Il faut ensuite passer ses bagages dans le scanner, pas moyen d’y échapper. Mon sac militaire, bien qu’infiniment pratique, est loin d’être discret. Ils le font passer une fois, puis deux, puis trois, avant de me déclarer qu’ils vont le fouiller. Ils cherchent une paire de jumelles, un accessoire qui selon leurs critères correspond à du matériel de guerre. Un agent ouvre d’abord une poche latérale, par chance, celle où il n’y a que des sous-vêtements. Il me demande ce qu’il y a dans l’autre, je lui réponds « des caleçons et des chaussettes sales ». Il ne la fouille pas. Tant mieux, il y avait en vérité du matériel militaire. Il me dit ensuite qu’il veut voir la paire de jumelles, j’ouvre donc la grande poche centrale. Je n’ai qu’à sortir ma trousse de médocs et une paire de chaussures avant de tomber dessus. Il me demande ce qu’il y a d’autre, en dessous, je lui dis qu’il n’y a que des vêtements et un couteau suisse. Il me dit qu’il a vu ça au scanner, commence à fouiller pour vérifier. J’ai rangé mes affaires par niveaux, c’est à dire qu’après les maillots, les pulls, les blousons, il y a le gilet tactique, avec les portes-chargeurs, le masque balistique, le couteau de combat (qui n’est en fait absolument pas un couteau suisse), les gants coqués, etc.
Par chance, il s’arrête aux maillots.

Sulaymaniyah, Kurdistan irakien

Néanmoins ma paire de jumelles le contrarie beaucoup, il la garde en mains, l’examine, me redemande mon passeport, et un de ses collègues part avec pendant 10 minutes. Pendant ce temps ils se font tourner la paire de jumelles, regardant tour à tour dedans, avec une attention excessive, à tel point que s’en est comique. Ils sont trois à me poser des questions, ou plutôt à me lancer des affirmations que je dois ou bien réfuter, ou bien modeler à mon avantage. Je vous en livre quelques unes ici :
« Vous allez combattre avec les peshmergas hein ? » Déjà je m’en sors bien, ils ne parlent pas des YPG.
« Vous êtes militaire ? ». Non et non. Je dis être là pour mes études. Ils veulent absolument savoir si je connais quelqu’un en ville
« Et vous ne connaissez vraiment personne ? Vous n’avez aucun ami à Sulaymaniyah ? Pas même un contact ? Un numéro de téléphone au moins ? Quelqu’un doit bien vous héberger… ». J’affirme que c’est ma première fois en Irak, que je ne connais personne, que je loge à l’hôtel, je ne sais pas encore lequel, un pas cher si possible.
« Mais qu’est ce que vous faîtes alors ?  »
Je réponds être un étudiant en master de Géopolitique, effectuant un projet d’études sur les conflits au Kurdistan irakien, et m’intéressant particulièrement, il est vrai, aux courageux soldats peshmergas du Kurdistan irakien, sur lesquels j’aimerais faire mon mémoire. Ils semblent flattés, se détendent. J’enchaîne, en affirmant avoir signalé ma venue au bureau diplomatique du KRG à Paris (ce qui est absolument faux), et au bluff, j’avance que je compte profiter de mon temps à Sulaymaniyah pour rencontrer certains généraux et officiers, les interviewer, éventuellement filmer leur préparation militaire, d’où le fait que j’ai avec moi une paire de jumelles et une GoPro.

Dans l’avion, alors que nous survolions la Mer Noire, je me suis entrainé à répéter mon histoire dans les toilettes, en me regardant dans le reflet que me renvoyait l’aluminium chromé du lavabo. Je n’avais cependant pas prévu le coup des jumelles.

Celui parti avec mon passeport revient, ses collègues, si je comprends bien, lui résument notre échange. Il parait sceptique. L’un des agents semble prendre ma défense, me redonne mes jumelles, et me dit que je peux y aller. Il dit à son collègue de me donner mon passeport, ce qu’il fait. Je joue l’étudiant innocent jusqu’au bout en les remerciant, et en leur demandant même de m’indiquer un endroit où je puisse changer mes euros contre des dinars. Ils m’indiquent, et l’un d’eux me dit «  Au revoir, profitez de votre séjour et faites attention à vous surtout ». Dernier obstacle passé.

Dans le taxi qui m’emmène à l’hôtel où mon contact kurde des YPG doit me retrouver, je me mets à sourire béatement. L’aventure commence enfin. La ville se dévoile peu à peu, lumineuse, bruyante, désordonnée. Sulaymaniyah est la ville capitaliste moderne et moyen-orientale par excellence. Partout des publicités, des enseignes lumineuses, de l’ostentatoire mêlé à du kitsch. Des voitures de luxes croisent des marchands ambulants. Je demande d’avance le prix de la course au chauffeur. 20 000 dinars, soit une quinzaine d’euros. Mais je peux payer en dollars si je veux : « 20 000 dollars c’est pareil si tu veux. 20 000 dollars c’est mieux même. ». Il est drôle.
À l’hôtel on m’annonce qu’il y a la wifi, et que le thé est gratuit et toujours disponible à l’accueil.

Une connexion et un thé à la menthe, que demander de plus.

Sulaymaniyah, Kurdistan irakien, le 25 Décembre 2016.

Mon contact kurde a fini par arriver au milieu de la nuit. Il m’a présenté à un autre volontaire étranger, mi-kurde mi-européen, nous partageons désormais la même chambre d’hôtel. Le camarade kurde nous a laissé le choix : Le suivre à la planque, où nous resterions 2 à 3 jours, sans téléphone, ni ordinateurs, ni internet, ni même sans pouvoir en sortir, pour des questions de sécurité, ou rester à l’hôtel, dont le prix de la nuit est raisonnable, et où nous sommes libres de nos mouvements

Nous demeurons donc à l’hôtel, ce qui nous permet de visiter la ville.
Durant la journée, les rues grouillent littéralement d’une foule compacte, et de files désordonnées de véhicules de toutes sortes, de la Jeep à la moto-charette, du taxi à la Maserati. Progresser en groupe dans cet environnement demande une certaine attention, on a tôt fait de perdre la personne qui nous précède.

Le bazar est une ville à lui seul. On s’y égare facilement. L’autre volontaire étranger passe facilement pour un local, moi non. Il s’est acheté un couteau de combat et une lampe-torche tactique. Les vendeurs savent pertinemment pourquoi nous sommes là. La police aussi, selon notre contact des YPG. Mais à Sulaymaniyah elle tolère notre venue. À Erbil (ou Arbil), nous aurions sans doute déjà été arrêtés.

Ici aucune trace de la guerre. Pourtant, à moins de 250km de là, se tient l’un des fronts le plus important dans la guerre contre Daesh : Mossoul.

Il y a quelques heures nous avons rencontré un soldat peshmerga, dont certains membres de sa famille travaillent aussi au service de sécurité du KRG. En temps normal nous devrions éviter tout contact avec les peshmergas, du fait de leurs relations houleuses avec les YPG. Mais il s’agit du cousin d’un cousin du volontaire étranger qui m’accompagne, et il est l’un des rares peshmergas favorables aux YPG. Il nous donne donc quelques conseils de sécurité, nous informe sur la situation actuelle, et, étonnement, nous dit qu’ici à Sulaymaniyah la plupart des gens qui nous croisent se doutent de la raison de notre venue, mais voient ça d’un bon œil. Le patron de l’hôtel lui-même sait qui nous sommes, et n’y voit aucun problème : depuis que les anciennes planques qu’avaient les YPG dans la ville se sont faites grillées («  tous les chauffeurs de taxi savaient où nous nous trouvions » nous confie notre contact, c’est pourquoi la nouvelle planque est si protégée), cet hôtel sert à loger la plupart des volontaires étrangers.
Le patron nous dit qu’un occidental a même du y rester un mois entier, à se morfondre, en attendant que les « voies » d’accès vers le Rojava soient de nouveau ouvertes.

Heureusement, nous ne devrions pas à avoir à attendre aussi longtemps.

Ci-dessous, une carte assez fiable sur l’actuelle situation géopolique et militaire dans la région :

Ouvrir la carte sur OpenStreetMap.

(Quand on te donne l’addition mais que tu ne comprends ni le kurde ni l’arabe, et qu’au resto ils ne comprennent que le kurde et l’arabe.
#LangageDesSignesArtisanal)

Sulaymaniyah, Kurdistan irakien, le 28 Décembre 2016.

L’attente est l’ennemi du voyageur. Cela fait déjà quatre jours que nous sommes censés partir « demain ». Mais demain est un concept particulièrement large ici, il peut aussi bien littéralement signifier « demain » que « dans une semaine ».

Un volontaire nous a rejoint lundi, et un autre ce soir. Nous serons donc quatre européens à tenter de traverser la frontière dans les jours qui viennent. Départ prévu pour bientôt... Normalement.

Notre temps passé ici nous permet au moins d’apprendre sur la vie à Sulaymanyiah, et de vivre différentes expériences. La cuisine locale m’a épargné jusqu’à maintenant, mais pas mon premier compagnon de route, qui a été malade un soir.

Un colonel peshmerga nous a offert notre dîner dimanche, et un sympathisant nous l’a offert mardi. La générosité est un principe ancré dans la culture locale.
Nous apprenons chaque jour à faire attention à ce que nous disons. Des mots perdus comme « Rojava », « YPG », « Syrie » peuvent être dangereux, et il faut sans cesse se surveiller. Des situations peuvent aussi être source de malentendus : ne dites pas à un chauffeur de taxi que vous souhaitez aller au « Night Club » ou il vous emmènera aux prostituées.

Le prix de la vie ici est évidemment peu cher pour un occidental, mais l’on est tout de même surpris d’apprendre qu’une Chevrolet Camaro coûte seulement 10 000 Dollars US. Avec 5€ vous pouvez faire un bon repas pour trois personnes. Vous pouvez acheter de nombreux médicaments sans ordonnance, et des armes à feu légères sont vendues au bazar. L’eau chaude et l’électricité sont gratuites.

Les publicités à la TV montrent des chinois vanter le mérite de produits à la qualité douteuse. Les produits chinois sont d’ailleurs abondant dans les commerces. Beaucoup de matériel (de meilleure qualité celui là) vient ou transit par Dubaï et les Émirats (de l’électro-ménager à la voiture de luxe). Les centres commerciaux font concurrence aux échoppes du bazar. Depuis l’invasion américaine, Sulaymanyiah est surnommée "la petite Amérique du Moyen-Orient". Très libéralisée, la ville permet au moins aux femmes de sortir voilées pour certaines, ou maquillées pour d’autres, même si la majorité de la foule arpentant les rues demeure masculine. À Erbil, la mentalité reste davantage conservatrice.

La police ne nous a jusqu’à maintenant causé aucun tort. Nous nous faisons juste discrets. Les policiers patrouillent en permanence et les forces spéciales protègent les grands carrefours de l’hyper-centre. Même si la guerre n’est pas visible, la tension reste palpable.
J’ai du laisser une partie de mes affaires à un contact, qui me les rendra à mon retour.

Les routes sont devenues trop dangereuses pour les gens comme nous, les forces armées irakiennes ont multiplié les check-points. Nous sommes donc limité à un sac à dos. J’ai néanmoins trouvé un moyen de prendre un maximum d’affaires avec moi. Nous appellerons cela « la méthode Décathlon » (les vrai.es savent) : porter sur soi autant de vêtements que possibles, en mettant d’abord les plus serrés, jusqu’au plus ample. Hormis le fait que je semble faire 15kilos de plus, on ne voit pas mon gilet de combat et mes treillis sous le jean et le sweat.

Nous espérons enfin partir dans les heures qui viennent. Toutes ces nuits à l’hôtel nous reviennent cher. Nous dormons mal, l’impatience nous fatigue. Et le muezzin aussi. Il nous prend parfois des envies d’OSS 117 (les autres vrai.es savent), mais l’on se retient. Il ne faudrait pas déclencher un incident diplomatique de plus.

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