Soulever le suaire

Écrits d’Artistes sur l’Économie, Une Anthologie
[Note de lecture]

paru dans lundimatin#326, le 17 février 2022

Dans la ligne de la critique, à l’ironie désespérée, de Jonathan Swift : Modeste proposition concernant les enfants des classes pauvres [1], quelques « artistes » se sont colletés avec l’économie et, plus précisément, avec l’analyse économique.

Comme John Ruskin, William Morris, et tous les autres [2], cités avec des extraits de leurs écrits significatifs, du point de vue de la critique de l’analyse économique.

Nous l’avons toujours clamé : une vision « réaliste » de l’économie ne peut jamais venir des économistes professionnels, qui sont enfermés dans le dogme de l’ordre étatique ; ces économistes sont des idéologues organiques.
Une vision « réaliste » ne peut venir que du dehors, de l’en-dehors de la salle des machines ou des ordinateurs ; elle ne peut venir que d’une vision « artiste », extérieure à tout ce qui a trait à la comptabilité, à la calculabilité, à l’algorithmique, comme on dit désormais.
L’Anthologie que nous lisons, que nous recommandons de lire, introduit à cette vision du dehors.

Elle pourrait être complétée par une anthologie d’écrivains, Balzac, tant aimé de Marx, ou Zola, sans parler des magnifiques textes contemporains, Sandra Lucbert, Nathalie Quintane. Ou par une anthologie de philosophes, Benjamin et son analyse pionnière du « capitalisme comme religion ».
Mais comme cette Anthologie « d’artistes » percute le discours académique et idéologique de l’analyse économique, elle est bien suffisante. Et d’autant plus nécessaire, en cette époque de la plus agressive propagande pour l’économie souveraine.

Commençons avec le trait d’esprit attribué à Clémenceau : la guerre, c’est une chose trop grave pour la confier à des militaires.
Pas plus que l’on ne peut confier la guerre à des militaires, on ne peut confier l’économie à des économistes.
Certes, il existe une différence de taille entre les militaires et les économistes : les militaires sont des praticiens qui, parfois, s’essayent à la théorie ou participent à la confection de plans (de contre insurrection, par exemple) ; les militaires sont donc l’équivalent des chefs d’entreprise (qui, eux, étaient directement bombardés officiers durant le grande guerre) ; ils en sont même les grands parents ; alors que les économistes sont purement et simplement des idéologues, quelquefois des « théoriciens ». Les économistes sont des idéologues dont l’unique fonction est d’apporter aux entrepreneurs, aux patrons, « un complément d’âme noire », une justification pour persévérer dans les pires crapuleries commerciales [3].

L’économiste est l’amoraliste de la légitimation de la rapacité, de l’ambition destructrice, de l’arrivisme stupide, etc. Qui chante un monde d’harmonie sous forme de légendes incompréhensibles (et écrites dans le langage ésotérique des sectes d’assassins, le langage comptable des comptes – voir les contes de Sandra Lucbert).
Partons donc de ce point, les économistes ont pour fonction idéologique de cacher et de travestir, pour en arriver à la voyance « artiste ».
Si, donc, on veut véritablement « découvrir », mettre à nu, l’économie, il ne faut surtout pas lire, ni, pire, étudier, sauf au second degré (que pratiquent « les artistes »), les pesants manuels (les légendaires) des économistes professionnels ; et qui se vantent tant de cette professionnalisation « pour plus de science » ; ou plus de mensonges « en bande organisée ».

C’est là qu’un ouvrage, tel que le bel ouvrage Écrits d’Artistes sur l’Économie, devient essentiel. Il permet de casser la circularité mensongère et hypnotique de l’analyse économique scientifique. Car, « pour faire science », les économistes doivent redoubler « en théorie » l’élimination, l’extermination, la capture, l’enfermement « pratiques » que chaque jour, à chaque instant, l’économie performe.

L’économiste est comme l’inspecteur de la Croix Rouge, aveugle et sourd, mais si bavard, qui visiterait un camp d’esclaves pour s’exclamer que « tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes économique », le meilleur des mondes de la concurrence décomplexée entre des bagnards enfermés, ou celui de « la concurrence mafieuse », à coup de kalachnikovs, cette concurrence « réalisée » que les économistes ne veulent surtout pas voir. Les idéologues des harmonies économiques (à long terme), par le libre marché, la concurrence « loyale », la liberté d’entreprendre et, donc, d’exploiter, sans frein, ces économistes (nos aèdes pervers) redoublent la violence de l’économie (et de sa colonisation) par une plus grande violence institutionnelle, dans les universités, les conseils d’analyse, les médias patronaux ou étatiques, exercent la plus impitoyable censure, pratiquent l’exclusion, pour CACHER ce qu’il ne faut surtout pas voir, ni même entrevoir, que l’économie est une gigantesque machinerie de destruction ou de prédation. Machinerie rendue automatique par la coercition policière qu’elle exige d’exercer, par la menace, de l’exclusion ou du chômage, par la terreur, de perdre sa place ou son rang (la terreur fasciste en germe). Il faut cacher la violence de l’économie (travestie en mission libératrice), violence redoublée par la violence de l’institution des économistes professionnels.

Le texte bien connu de Jonathan Swift, placé en introduction à l’ouvrage que nous lisons, Écrits d’Artistes sur l’Économie, étant le prototype de cette critique « artiste » qui cherche à dévoiler le meurtre derrière la logique rationnelle. Derrière la logique plus qu’impitoyable de l’abstraction.
L’abstraction, l’extermination, qui est la production principale de l’économie, la comptabilisation universelle, cette abstraction (dynamique) est redoublée par l’abstraction, l’enfermement computationnel, de la théorie économique (qui n’est pas une théorie de la comptabilisation, mais un jeu avec des données comptables non critiquées). Théorie non théorique, donc, puisqu’elle ne cherche jamais à comprendre ou à analyser les procédés qui permettent la mesure (l’extermination coloniale), puisqu’elle ne cherche jamais à développer une analyse historique ou sociologique des procédés de valorisation (comment est-on transformé en esclave marchandise). L’analyse économique ne cherche jamais à étudier les processus historiques de marchandisation ; elle prend la mesure comptable pour une donnée (sans histoire) et se contente de redoubler idéologiquement les calculs comptables.

Et, contrairement à ses affirmations musclées ou autoritaires, la dite science économique n’a rien de scientifique ; elle n’est pas capable, ne cherche pas, refuse même de développer une analyse de la géométrisation comptable du monde ; analyse « archéologique » qui lui permettrait de découvrir ce que cachent les calculs : chaque nouveau compte ou calcul analytique est une nouvelle déclaration de guerre, suivie d’une mobilisation armée, comme le savent pertinemment tous les « ubérisés » (si chers aux économistes).
Comment le monde peut-il être réduit à du compte et des calculs ?
Comment l’humain « vivant » peut-il être inscrit, réduit, exterminé, comme ligne de compte abstraite et réduit à n’être plus qu’un poste comptable dans une comptabilité (entre) prenante ?

L’économie analytique rejette avec horreur toute « archéologie » de son espace de calcul « rationnel », rejette avec mépris (le mépris des gardes des camps) toute explicitation, caricaturée et censurée comme métaphysique fantasmagorique, toute analyse (de second niveau) qui permettrait de comprendre et de voir que le calme (statique ou étatique) des machines comptables (les entreprises) implique une guerre permanente, une colonisation matérielle, menace, terreur, extorsion, prédation, et une emprise spirituelle, imposer la lutte contre la rareté comme seul choix, guerre, prédation, conversion, se poursuivant sans cesse.

Les institutions économiques, supposées être données une fois pour toutes, et acceptées par tous, doivent être sans cesse réinstituées. Les structures économiques ne sont pas statiques, définissant des espaces de calculabilité (que l’on peut figer en axiomatiques simplistes), mais sont dynamiques, « historiales », la dynamique (erratique, à la guerre) des structures impliquant que les comptes et les calculs ne sont pas « stables », mais n’ont pas d’autre fonction qu’idéologique (il faut compter pour croire que l’on peut compter).

L’économie théorique transforme idéologiquement l’ensemble des opérations de capture ou de prédation ou de colonisation en une sorte de fraternité darwinienne « de la lutte contre la rareté ». L’inégalité devant cette rareté supposée (il y a des esclaves pour la rareté), la capture esclavagiste, est retournée idéologiquement en « égalité concurrentielle », effaçant toute analyse de l’inégalité (exclue des cursus analytiques, sous forme, par exemple de pure description d’un état lamentable, mais toujours renvoyé dans des marges infra-analytiques).

La théorie économique n’a jamais su, et surtout voulu, mettre au centre de ses analyses non pas « l’identité infinitésimale », chaque agent étant posé égal et sans pouvoir, mais, ce qui est introduit et rejeté (depuis longtemps, disons 1930), la guerre des gangs, la concurrence monopolistique et ses jeux de guerre (que la théorie des jeux a pour objectif de camoufler).

Exactement, l’inégalité économique fondamentale, au fondement de la machinerie économique, patrons et servants, cette inégalité est toujours cachée et reconvertie mythologiquement en « fait play » (reprendre les problèmes de l’ubérisation et des auto-entrepreneurs, dominés clandestins).
Dans l’économie, il n’est question que de haine, de veulerie, de désir d’emprise, de féodalisme machiste (et pouvant être porté par des « femmes »).
Quand donc l’analyse détaillée des mafias, leur théorisation, que ces mafias soient des bandes politiques, sarkozystes, pour faire image, ou des entreprises de conseil, en communication de crise, avec leurs mensonges décomplexés, ou, directement, des entreprises de corruption, les lobbies, quand donc la théorie des mafias (pour l’instant renvoyée dans les limbes du simplement descriptif ou du sociologique – la bête noire), quand donc une théorisation « réaliste » remplacera-t-elle la « grande » théorie de la concurrence ou de l’optimisation ?
Et ce qu’il est impossible d’apprendre dans l’économie scientifique, il est nécessaire de le trouver en dehors de l’académisme de police.

Les Écrits d’Artistes sur l’Économie nous en apprennent plus sur l’économie « réaliste » que les énormes manuels « mathématisés » de théorie économique [4]. Ces Écrits permettent de démasquer le cynisme et la morgue des petits chefaillons « organiques » (des organes, au sens russe).

Ainsi le plus horrible Pierre Cahuc, avec son programme fantastique de résolution de la question du chômage : soit ne plus indemniser le chômage (pas d’indemnités, plus de chômeurs !) soit générer toujours plus d’emplois jetables, ubérisés ou hyper flexibles (des livreurs de pizzas à la pelle), et développer une propagande intensive pour « l’auto-entreprise libératrice ».
Ou le gigantesque monstre de surveillance automatique (l’auto-surveillance, l’auto-discipline comme forme supérieure de l’auto-organisation) que gonfle chaque nouvel ouvrage de la Toulouse School (voir note 3).

Les économistes organiques sont les fiers descendants des jésuites : ils raisonnent comme si leurs brebis (toujours en puissance d’égarement) étaient définitivement transformées en cadavres automates ou en morts vivants mécanisés.
Sans jamais se poser la question de cette transformation (d’une brebis en cadavre – les abattoirs sont des boîtes noires) ou de cette conversion (forcée), sans jamais se poser la question de la résistance à l’abattage, résistance qui met de l’ambiance dans les équations.

Pour les économistes organiques la réduction à l’état d’automate (pas très) vivant est considérée comme une donnée préalable (axiomatique) ; comme s’il n’existait plus que des entreprises (des auto-entreprises) définies uniquement par des comptes. Sans voir que cette réduction est la définition même de l’esclavage. Les économistes sont les compteurs des trafiquants d’esclaves, puis des maîtres des plantations ou des usines (plant = mill = factory).

Les économistes, à l’instar du Grand Inquisiteur de Dostoïevski, doivent penser que le travail (de réduction) a été bien fait une fois pour toutes, les institutions économiques sont posées en statique (étatique) et solidement établies, et que rien ne peut ni ne doit venir déranger l’ordre mortel. Il y a toujours un fond répressif dans l’économie ; ce fond dont jouissent les économistes (Tirole est un grand jouisseur). Jamais les économistes ne pensent que cette mortification ou cette cadavérisation (la « rationalisation », voire la « modernisation ») doit sans cesse être recommencée. Ou, quand ils pensent à cela (lors de « révoltes irrationnelles »), ils le pensent dans les termes « staliniens » de sabotage et de saboteurs ; des brutes qu’il faut redresser avec la dernière violence, la menace de la mort, sociale ou physique.
Et, encore une fois, ce sont « les artistes » avec leur prétention visionnaire ou de voyance qui sont capables de soulever le suaire. Non pas pour effectuer une autopsie (ce qui serait encore un geste d’économiste froid), mais bien pour rechercher le meurtrier.

Essayons de compléter un peu, en précisant l’apport, en termes de sociologie critique, de « la voyance artiste ».
Bien entendu nos artistes développent une telle sociologie sans savoir qu’elle existe (mais il y a eu de nombreux artistes « marxistes » et le Situationnisme est le contrepoint de notre proposition).

La critique de l’analyse économique, envisagée d’abord comme « science » (auto-proclamée), mais science rayant, raturant, censurant ses principes, la colonisation et la répression, puis, donc, dénoncée comme « fausse science » (mais vraie idéologie, au temps de la disparition des idéologies), « science » qui ne peut accepter que toutes les régularités supposées (comme le comportement des agents assujettis), régularités imaginaires qui soutiennent l’axiomatisation et la formalisation, que ces régularités doivent se penser en dynamique de structuration et, donc, n’ont aucune stabilité, cette critique n’est jamais pensée dans les termes classiques de « la fausse conscience » des économistes ; radicalement, la critique des artistes affirme que les économistes sont des tricheurs cyniques, tout à fait « conscients » de leurs actes (et qui ne peuvent pas plus être innocentés que Eichmann, le logisticien expert).

La censure qui autorise la fausse science économique se légitime de « la réalité » de structures apparemment figées ; comme la fameuse « loi » de l’offre et de la demande qui ne pourrait jamais être pervertie ou corrompue [5].

L’analyse économique de cette réalité, naturalisée, figée, fixée, escamote le mouvement dynamique permanent qui institue cette réalité, posée comme figée (par « oubli » de la dynamique de constitution).
Bien entendu l’escamotage, l’oubli, la dénégation, la censure et finalement le rêve idéologique (de l’ordre stable), tout cela n’est pas le propre de l’analyse économique.
Un voile cache aux yeux de tous les réductions ; et que les états résultant des exterminations sont tout sauf paisibles ou stables.
Un voile cache, mais pas exactement aux yeux de tous.
La colonisation est « vécue » comme une agression par les colonisés (les agents économiques conformés, les subalternes et les servants). Mais cela reste une agression « ressentie », innommable.
Alors que « les artistes » ont une puissance d’expression (de leur clairvoyance) qui permet de porter les sensations vécues au niveau de la pensée ou de l’art.

Nous pourrions même donner une définition normative de « l’artiste » : c’est celui qui exprime, dans l’art, ce qui est refoulé, censuré socialement. « L’artiste » voit le « bourgeois » (l’agent économique conformiste) comme un ennemi.
Seuls ces « artistes » peuvent percer l’enveloppement idéologique qui génère « la fausse conscience » des assujettis, les fonctionnaires de l’économie.
Si les économistes sont des menteurs cyniques [6], les agents sont englués dans les mensonges des économistes (le chant de la liberté ubérisée), tout en ressentant qu’il s’agit de mensonges.

Si donc le malaise des dominés ne peut s’exprimer théoriquement, littérairement ou artistiquement, il s’exprime par voie de faits ou par passage à l’acte.
C’est ce passage à l’acte, censuré par l’analyse économique, interdit d’explication, que « les artistes » illuminent. Ce passage à l’acte se nommant rébellion, insoumission, désertion, insurrection, le rejet viscéral des agressions.

Les trafiquants, in fine d’esclaves, n’ont aucune « fausse conscience » ; ce sont des criminels endurcis qui ont, peut-être, lu l’Adam Smith de la main invisible, et, plus certainement, le Mandeville de La Fable des Abeilles, mais n’ont certainement jamais lu l’Adam Smith de « la sympathie naturelle ». Et les économistes, les avocats marrons des trafiquants, ont pleine conscience de la censure qu’ils exercent (censure justifiée par « la science »). par exemple en méprisant « les artistes », sinon l’art, dès qu’il devient marchandise de luxe (aspirant « l’artiste » dans les labyrinthes de la corruption).

La critique de l’économie par les artistes (et il ne s’agit pas de « la critique artiste » de Boltanski) est une critique sociale radicale, comme le montre, encore une fois, le Situationnisme ; critique de la société économisée, société incapable de s’exprimer en d’autres termes qu’en termes des catégories économiques ; « l’amour » comptabilisé et pensé en termes d’efficacité (épouser la riche héritière [7]).

La critique de l’analyse économique est alors la critique de la tentative idéologique (« hégémonique ») de rationaliser l’apparence objective (de la cupidité criminelle). Cette rationalisation (du meurtre) s’effectuant toujours en niant, évacuant, camouflant, les conflits qui génèrent cette objectivité et restent toujours actifs au sein de la réalité objective, la tâche de la critique revient à « soulever le suaire ».

Puis revient à affirmer que l’objectivité sociale de la réalité économique, étant le résultat d’une guerre permanente qui se prolonge indéfiniment, cette réalité ne peut jamais être envisagée comme un espace pacifié ou calme. Et, surtout, ne peut jamais être considérée comme un espace « lisse » de calculabilité, espace géré depuis des bureaux distants.
La calculabilité est un pur fantasme ; mais c’est un fantasme constituant (de l’abstraction réalisée) ; c’est un fantasme meurtrier (tout meurtrier étant poussé par une illusion).
Si l’on se réfère encore au Situationnisme et à Debord, on peut dire que le déploiement de l’analyse du fétichisme [8] est l’œuvre propre des « artistes » (des écrivains).

Les objets sociaux, les institutions, sont « démythologisées » en termes d’objets de conflits, d’objets symboliques instables, puisque produits et reproduits sans cesse. Objets symboliques dont, justement, « l’artiste », étant le spécialiste des productions symboliques, peut immédiatement voir la structure conflictuelle ; structure conflictuelle qui peut le scinder, le cliver dangereusement – même si l’on peut poser qu’un artiste est possédé par un penchant certain vers le narcissisme et qu’il imagine toujours, de manière paranoïaque, qu’un créateur, sans doute malin, se cache dans l’œuvre posée ou exposée ; le conflit est « subjectivé ».

La critique par les artistes peut, donc, se combiner aisément à la critique sociale la plus commune (marxiste ou sociologique). Les deux critiques partagent la volonté de dissoudre la vision dogmatique, dite « scientifique », de l’objectivité sociale ou de l’abstraction réalisée, naturalisée, congelée, en révélant la génétique, la genèse conflictuelle censurée.

On connaît bien la provenance artiste de l’insurrection situationniste ; plusieurs textes et auteurs de l’Anthologie introduisent cette direction.
L’artiste est celui qui se débat dans l’emprise économique, est celui qui se bat contre cette emprise, au moyen du retrait (qui est toujours ambigu) ou de la désertion, mais qui pense en termes de « grand renversement ».

Ce qui est essentiel dans les quantités comptables n’est jamais leur apparence objective quantitative (ou les calculs que ces quantités permettent) ; ce qui est essentiel est « un reste », un dehors, souvent minuscule (mais persistant et envahissant), ce qui reste, malgré les batailles perdues, « le malaise » ; ce « malaise » que les artistes tentent d’exprimer.

Il ne s’agit donc pas d’enluminer l’objectivité de la réalité (ce qui est le propre de l’idéologie des économistes et du « réalisme socialiste »), il ne s’agit pas de glorifier les masses d’objets produites (par le design ou la publicité), il ne s’agit pas de rendre charnelles ou érotiques des automobiles, ou des yaourts ; il s’agit toujours de SORTIR « le reste » qui se débat.
Pour utiliser les catégories de la philosophie non standard, nous dirons que l’artiste est poussé par le Réel, l’en dehors, poussé par ce qui est « en souffrance ».

Malevitch étant sans doute le grand théoricien de cette phénoménologie de l’indicible ou de l’innommable. Et notons bien que, depuis Baudelaire, au moins, les artistes sont devenus bavards, théorisant au moins autant qu’ils n’écrivent de poèmes, qu’ils ne peignent ou sculptent. Et cette théorie (l’art conceptualisé) percute la théorie économique. L’art conceptualisé devient l’adversaire déclaré des mensonges des économistes : il y a une réalité plus réelle que celle, apparente ou objective, de la réalité, de l’objectivité économique, c’est la réalité dynamique de « la réification », entendue comme machination permanente.
Le programme de l’art conceptualisé s’exprime au mieux chez Alfred Sohn-Rethel : l’art doit être l’anamnèse de l’origine (l’art est « archéologique ») ; et l’origine se tient dans la guerre.

L’art est donc une forme « d’archéologie », au sens de Foucault : toute rationalité camoufle le chaos meurtrier, irrationnel, toute civilisation est barbarie. L’art se voue à l’exposition de tous les mécanismes destructeurs qui génèrent l’abstraction, abstraction objectivée ou réalisée.

Après Malevitch, Kandinsky.

Jacques Fradin

[1Trouver la citation complète au tout début de l’essai introductif de Sophie Cras, introduction à l’ouvrage cité que nous lisons.

[2Il n’échappera à personne que le type idéal de la critique de l’économie par « les artistes » se nomme « Situationnisme ». C’est à la lumière de ce Situationnisme que ces notes sont rédigées. Comme il serait inconvenant de donner ici une bibliographie sur le Situationnisme (origines, développements contrastés, fin sans fin) nous citerons plutôt Serge Latouche (qui est au plus loin du Situationnisme !) :
Serge Latouche présente Comment nous pourrions vivre, de William Morris, 2010 ;
William Morris, Nouvelles de nulle part, 2006.

[3Commencer par lire un économiste (nobélisé) repenti : Joseph Stiglitz, Le triomphe de la cupidité, 2010.

[4La lecture des gros manuels formalisés est bien sûr au-delà du courage commun (sauf des disciples de la secte). Malheureusement, pour la pensée critique, elle est nécessaire : il faut traverser le formalisme pour découvrir l’axiomatique de la colonisation (le fait que cette colonisation, une guerre, une dynamique, est réduite à des résultats supposés invariables ou figés, statiques ; l’action permanente est réduite à un état permanent de stabilité structurelle).
Renvoyons à notre article, Le Prophète de la Soumission, LM 114, 18 septembre 2017, qui parle de la Toulouse School of Economics, un des paradis de l’idéologie économique, en pleine expansion conquérante, du Collège de France, par exemple.
Et pour le lecteur enthousiaste recommandons la lecture, au second degré, de :
The Theory of Incentives, The Principal-agent model, Jean-Jacques Laffont and David Martimort ;
Jean-Jacques Laffont est (malgré ou grâce à son décès) le prophète « principal » de l’idéologie (complétement mathématisée – voilà la nouveauté !) de la domination économique.
Lire les récents livres de Jean Tirole comme des ouvrages d’humour noir (à l’anglaise : l’ironie désespérée de Saki – encore un « artiste » qui retourne l’économie).

[5Résumons la critique bien connue : les « lois » économiques ne sont pas des lois physiques (ou naturelles) ; ce sont des lois sociales (symboliques) ; comme toute loi juridique, elles peuvent donc être contournées. Maintenant « l’illégalisme » économique représente « la normalité » : le commerce, c’est le vol organisé à grande échelle. Laissons au lecteur dessalé le soin d’illustrer « le principe », principe an-archique.

[6Posons la question : les économistes sont-ils des croyants fanatiques ou sont-ils des gredins cynique ? Sans doute les deux ! Puisqu’un économiste est (encore) humain, et que tout humain est clivé ; la langue fourchue des économistes est parfaitement repérable dans les livres (de morale) de Tirole de Toulouse (venu du si célèbre MIT).

[7Le nombre de romans (plus ou moins feuilletons) traitant de cet aspect spécifique de l’emprise économique et de la forme particulière que prend alors le clivage (l’insensibilisation, jusqu’à la possibilité du meurtre sans sentiment, sans sentiment de culpabilité), le nombre de ces écrits « d’artistes » étant tellement énorme, nous ne renverrons qu’à la synthèse de Woody Allen, Match Point, par exemple, ou, évidemment, L’Homme Irrationnel. Comment expliquer le succès planétaire de Dallas (et des « cow boys » du Texas) sinon dans les termes de l’expression artiste (ici pop) de la sensation commune du chaos économique (plutôt que des harmonies idéologiques) et de la guerre menée sans relâche ?

[8Définissons trop rapidement le « fétichisme » pour notre usage actuel : les conflits sont réduits à leurs résultats transitoires, résultats transitoires (objectivations conflictuelles) alors posés comme constants, « indéboulonnables » ; les conflits sont donc objectivés et leur dynamique disparaît dans l’état des choses.
Chacun sachant que cette notion de « fétichisme » est un terrain propice aux conflits infinis.

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