Sommes-nous responsables de l’avenir ?

À propos du Bac de philosophie

paru dans lundimatin#293, le 21 juin 2021

Le bac, réduit à la portion congrue cette année, avec la philo et le grand oral (GO) qui nécessite et nécessitera des chroniques, à lui seul (les épreuves du GO commençant ce lundi), comme seules épreuves terminales, s’annonce déjà comme une gabegie démesurée et ubuesque.

Sans consultation aucune des premiers intéressés, en l’occurrence les profs de philo ayant en charge la correction des copies, ceux-ci se sont vus imposer, en loucedé, la correction dématérialisée desdites copies. "Tout est prêt" antienne de Jean-Michel Blanquer, répétée ad nauseam dès le premier confinement, pour vendre à l’opinion l’enseignement à distance dont on sait ce qu’il a généré en termes de dysfonctionnements, de décrochage scolaire, de mal être, chez les élèves et les enseignants tout également ; "Tout est prêt" est aussi le mot d’ordre qui nous fut seriné à l’approche de la livraison des lots de copies, via la plateforme répondant au nom suave de Santorin pour mieux nous amadouer à la perspective de voir la mer Méditerranée aux confins d’une île paradisiaque plutôt qu’un écran morne et plat, monochrome et déshumanisé. Dans l’académie de Créteil, la date et l’horaire ’pressentis’ de mise à disposition des copies : vendredi 18 juin à 18h se sont en réalité fait sentir le 18 juin en effet mais vers 23h, voire bien plus tard dans la nuit pour certains, assorti d’un message pour le moins expéditif et injonctif : « Bonjour, Le lot 807306756 de l’épreuve Philosophie - Baccalauréat général vous a été affecté. Date de fin de correction : 30/06/2021. Veuillez vous connecter via Imag’In afin de commencer la correction des copies du lot. » Commencer à corriger... en pleine nuit ?!

Adepte de la veillée nocturne, purs esprits ne nécessitant ni sommeil ni repos, en ’fonctionnaires éthiques et responsables’, de nombreux collègues, fébriles et surexcités à l’idée d’accoster enfin aux rivages des Cyclades (CYCLes Automatisés Des Examens et concourS) et bouillant de commencer, sans tarder, à accomplir leur mission de correcteurs, ont bien vite déchanté devant le naufrage aussi brutal qu’immédiat à l’ouverture des lots de copies attribuées. Listons, de façon non exhaustive, les dysfonctionnements derechef constatés : - copies floues, tout le lot ou partie de celui-ci, - copies scannées à l’envers sans possibilité de les faire pivoter, - copies présentées dans le désordre : pages 2, puis 6, puis 3, puis 5, puis 1, puis 4, - copies incomplètement scannées ne comportant que les premières ou que les dernières pages des travaux des élèves, etc. Ajoutons à cela, pour le côté particulièrement croustillant de l’événement, le léger bug suivant : l’attribution d’un lot de 3692 copies à une collègue qui dut, la pauvre, en faire très certainement une insomnie. Des professeurs par trop zélés, ayant perdu tout à propos concernant la distinction du jour, travaillé, et de la soirée ou nuit, chômée, la notion de week-end soudainement abolie de leur entendement échauffé de surcroît, emportés par leur dévouement ou plus sainement par leur désir d’en finir au plus vite, les jours nous étant comptés : à noter que sur Santorin un sablier égrène inexorablement le temps de correction restant, œil de Caïn qui ’me regarde toujours !’ sans possibilité de le masquer, des professeurs, donc, se sont presto subito attelés à leur tâche de correcteurs patentés, mais, oh surprise, danger de la Méditerranée très certainement, les lots de copies se sont subitement désintégrés et il fallut donc bien se coucher, particulièrement dépités, pour découvrir, le lendemain, que des lots tout nouveaux leur avaient été attribués...

S’agirait-il de démoraliser, de brutaliser et de saccager toute une profession, de la pousser à la démission ? Ce néo-management pourrait-il conduire, in fine, à des vagues de suicide comme à France Télécom ? Faudrait-il s’inquiéter de la construction d’un monde machine où la distanciation sociale et le culte de la performance font loi ? Mais non, que de vilaines idées, à la limite du complotisme, face à de si menues tracasseries !

Après cet aperçu, bien incomplet, concernant la forme, passons au contenu.

Un des quatre sujets du bac philo (série générale) proposé au candidat est le suivant : Sommes-nous responsables de l’avenir ? De ce que j’ai lu pour le moment, les candidats transforment immédiatement le sujet initial en celui-ci : suis-je responsable de mon avenir ? et le traitent grosso modo ainsi : Première partie - non je ne suis pas responsable de mon avenir parce que y a le destin. Si Dieu a décidé que je serai riche, je le serai et pareil pour le bac, mon destin sera de l’avoir ou pas et les voies du seigneur sont impénétrables. Notons au passage que l’avenir est d’abord et avant tout compris, par nombre de candidats, comme un avenir financier, cette question d’avoir prise sur l’avenir en termes de réussite, pécuniaire particulièrement, est en effet récurrente dans les copies ; Deuxième partie - Si on veut on peut, soit : on obtient ce que l’on mérite selon son investissement personnel ! La société me donne les moyens, via Parcoursup notamment, plateforme qui recueille les vœux post bac des élèves de terminales, de décider de mon avenir dont je suis notoirement responsable, hum... Lorsqu’on sait que ce dispositif a pour fonction principale de gérer des flux et de faire rentrer, s’il le faut, avec grande brutalité, sans considération des desiderata des candidats, des sujets-objets dans des cases et sachant de plus que les élèves de Seine-Saint-Denis particulièrement sont les plus mal servis par cet algorithme, on se demande comment le futur bachelier ayant choisi cet exemple pour illustrer son propos peut être à ce point devenu amnésique le jour du bac... Terreur de la page blanche très certainement et volonté, délibérée ou non, de croire, un moment encore, au bien fondé de cette outrancière sélection algorithmique ou de tenter de faire bonne figure auprès du correcteur, dans l’espoir de décrocher le sésame qui, en effet, le fera entrer, que cela corresponde ou non à ses souhaits, dans une place à défaut de le laisser sans affectation, ce qui dévaluerait, à coup sûr, aux yeux de l’opinion, cette infernale machine à sélectionner qu’est Parcoursup. 

Sommes-nous responsables de l’avenir ? Quid de la marche du monde ? De l’aspect collectif de la question posée, de sa dimension historique : ’sommes-nous’ ? Rien de cet aspect n’est considéré dans les copies pour l’instant lues. Mais après tout, c’est tellement la merde, en effet et partout, qu’on ne saurait en vouloir aux élèves d’entendre ainsi le sujet, soit d’un point de vue strictement individualiste, en considération, seulement, d’individus atomisés, sachant que les idéaux communs pour un monde meilleur font si cruellement défaut. Ce ’nous’ n’est-il pas aussi, possiblement, un ILS, sont-ils responsables de l’avenir délétère et exécrable en marche, qui se construit sous nos yeux ? ILS, soit ceux qui nous gouvernent et ceux qui détiennent tous les leviers du capital et ne sont-ils pas d’ailleurs responsables tout court, sans nous ? Oui eux, pas nous !

Cette vision strictement égotiste du sujet, comment pourrait-elle ne pas s’imposer, aux élèves en l’occurrence, alors que l’extension du domaine du marché à tous les secteurs de la vie humaine est une bien effective réalité ? Pourquoi la concurrence effrénée, comme moteur de l’action humaine - pousse toi de là, ce sera ma place et non la tienne ou la nôtre - ne serait-elle pas l’instigatrice de ma réussite future, sachant que l’école, dans sa globalité, réitère, sans discontinuer, aux élèves, que le succès se mérite et se mesure à l’aune de mon investissement personnel ? L’incitation, partout faite, au sujet, de se définir comme entrepreneur de soi-même, comment ne conduirait-elle pas à me ravaler au rang d’objet, à me penser, ’je, moi’, comme un bien de consommation comme un autre et à être, déjà, un futur travailleur aliéné ? 

Les élèves du lycée, depuis l’an passé, par le choix, absolument pas libre ni non faussé, de leurs spécialités, dans le cadre de la réforme du lycée, dès la fin de la classe de seconde, à 15 ans donc, sont considérés comme responsables de leur avenir par lesdits choix opérés, sur lesquels il ne leur sera pas possible de revenir durant leurs années lycées, jusqu’au bac, et qui leur fermeront, irrémédiablement, des portes lorsque le moment sera venu de formuler des voeux pour leurs études supérieures, via Parcoursup. Ils n’auront qu’à se mordre les doigts si d’aventure des appétences tardives et non conformes aux spécialités initialement ’choisies’ leur apparaissaient : insensés qui flanchent, qui trébuchent, ils n’avaient qu’à prendre garde au moment, à 15 ans, de décider de leurs enseignements de spécialités, responsables qu’ils sont et étaient de leur présent, passé et avenir tout uniment !

Ce cru 2021, à moi qui enseigne et corrige le bac de philo depuis plus de 25 années restera, je le sais, en ma mémoire, comme un bien triste cru et Santorin ne m’aura certes pas fait voyager, comme on a tenté de me le vendre, dans une chaude lumière, auprès de vaisseaux dont l’humeur est vagabonde, oh non ! C’est bien au contraire, à un cauchemar, les yeux grands ouverts que je, que nous aurons assisté, responsables, de surcroît, par notre mollesse, notre docilité et notre attentisme, par notre absence de conscience collective de nos conditions de travail, des catastrophes à venir et de la destruction, savamment orchestrée de l’école publique, de la maternelle à l’université.

Lu quelque part, un collègue de philo, écrit :

« Santorin : île volcanique partiellement détruite vers - 1600 au terme d’une éruption spectaculaire. L’île s’effondre presque sur elle-même ; s’ensuit un tsunami qui semble avoir contribué au déclin de la civilisation minoenne.

Santorin : logiciel de correction en ligne conçu et administré par l’Education Nationale de la République française. Vers 2021, des crétins diplômés et technophiles décident de généraliser la dématérialisation de la correction des copies du baccalauréat. Mais les copies sont si immatérielles qu’elles n’apparaissent simplement pas. Les correcteurs, qui auparavant perdaient du temps à corriger des copies en perdent à présent à attendre docilement leurs copies immatérielles.

3500 ans après, Santorin s’effondre à nouveau sur elle-même. Déclin de la civilisation européenne. »

Ce à quoi j’ajouterai : LOGICIELS, ALGORITHMES, DATAS, ZOOM, PRONOTE, PARCOURSUP, CYCLADES, SANTORIN, ENT (espace numérique de travail), et autres horreurs numériques : HORS DE NOS VIES !

Une prof de philo dans le 93

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