En outre, ce numéro est accompagné d’un mini-zine de 32 pages, format A6, lisières cellules feu, petite machine paratactique et bancale où des bris de phrases dérobées à des dépêches AFP, romans à quatre-sous, livres très très sérieux, dépliants publicitaires, dressent aussi bien le panorama fictif du désastre contemporain que le mode de non-emploi de sa destruction à venir.
J’en profite pour vous adresser le texte d’introduction de Solitudes du labyrinthe en pièce-jointe.
Peut-être vous intéressera-t-il pour la prochaine livraison en-ligne de LM... »
« il est toujours plus facile de trouver son chemin dans la pensée comme sur une carte que d’en éprouver le bien-fondé dans son effectuation. »
Theodor W. Adorno, Trois études sur Hegel
Exorde empanaché, propositions énigmatiques, sentences éclatées pour une hermé(neu)tique insensée.
Un programme s’écrit à mesure que des sensations s’effacent.
Ni logomachie, ni logologie ; mais machine ill/ogique, machine malade du logos (comme les animaux le sont de la peste – ici : choléra social, poison politique, techno-pandémie de puces et d’écrans), machine broyant du sens et du signe dans l’inchoation de son esprit textuel : ceci est mon corps. Réduite à un langage où les mots se mâchent et s’avalent, la pensée cherche son ombre. Chaque phrase embrasse la circulation héliotropique de l’organisme ou bien se brise dans la métastase digitale du logiciel. En résulte cette épidémie contre-épistémique, ce virus théorriste fabriqué dans un laboratoire de fortune, à la six-quatre-deux (déjà le code appert, sous une forme-image désuète), virus corseté d’éclats citationnistes et de reflets brisés dans les livres, volés sur le vécu sans vie d’un quotidien saboté.
Convoquons tous les spectres du chaos, de la crise, du négatif. Plongeons dans la marginalité, les courants erratiques, les fictions dissidentes. Laissons de côté les traités généraux, politico-économiques, les discours fleuves, les démonstrations savantes. Invoquons plutôt les vapeurs poiétiques de l’intuition – sciences insaisissables du non-dit, mutismes du non-savoir.
Il ne s’agit pas de disséquer un cadavre (plume baroque, analyse minutieuse) mais d’appréhender à l’aveugle des jeux de forces, de s’approcher silencieusement des formes mouvantes sur l’éternel champ de bataille métaphysique [1].
De ce champ, nous sommes non pas les soldats, mais les taupes ; non pas les artificiers, mais les dynamiteurs.
Alors, tracer un plan, l’exécuter en secret ; puis brouiller les cartes, afin de ne pas se donner trop aisément à lire. Multiplier les pistes, les excursus, les notes [2], les détours. Un labyrinthe se constitue principalement de chambres et de couloirs, d’impasses et de cul-de-sacs ; le tracé qui mène de l’entrée à la sortie n’est qu’un accessoire, une séduction mineure. Le labyrinthe parfait serait celui dont on ne pourrait jamais sortir, où ombres et miroirs, indications trompeuses et faux-semblants, s’entremêleraient afin de mieux désorienter et provoquer la folie, cette pétrification du rêve, l’ultime cohérence de l’esprit qui s’effondre. Le labyrinthe n’est pas un passage, mais un lieu de confusion et de survie. Son expérience est sans fin, si ce n’est brutale ; sa vérité est celle d’un intestin en proie au délire et à la fièvre, jusqu’à l’occlusion.
Aussi faut-il mêler au vrai des informations volontairement erronées, ou des incongruités théoriques, selon le principe post-exotique qui veut qu’« une part d’ombre toujours subsiste au moment des explications ou des aveux, modifiant les aveux au point de les rendre inutilisables par l’ennemi […]. Car l’ennemi est toujours quelque part rôdeur, déguisé en lecteur et vigilant parmi les lecteurs. Il faut continuer à parler sans qu’il en tire bénéfice [3] ».
Il faut que les choses coûtent pour être estimées, et rien n’est plus trompeur que l’estime.
Les Hymnes Orphiques s’ouvrent sur cette mise en garde : « J’adresserai mes paroles à ceux qui ont droit à cette révélation ; fermez les portes à tous les non-initiés, sans distinction ; mais toi, prête-moi ton attention, Musée, fils de la lune brillante. [4] » Musée l’Athénien, disciple et contemporain d’Orphée.
Et Debord, en introduction à ses Commentaires : « je ne puis évidemment parler en toute liberté. Je dois surtout prendre garde à ne pas trop instruire n’importe qui. [5] » Mais il ne s’agit pas ici d’instructions, qu’elles fussent en vue d’une hypothétique prise d’âme, ou d’une saisie de fusils et d’explosifs textuels.
Il est question de dispersion.
Dispersion des signes, dispersion du sens, dispersion de la dispersion même.
Saisir en cela cette dialectique paradoxale du monde que Maître Eckhart expose en ces termes : on ne voit que par la cécité, on ne connaît que par la non-connaissance, on ne comprend que par la déraison.
Là seulement réside une chance, qui est aussi un risque. Là se trouve la rose, là enfin peut-on danser – cette danse du dehors, ce soulèvement intérieur, cette poésie vécue – « l’explication orphique de la terre, qui est le seul devoir du poëte [6] ».
C’est en insensé que je parle, l’étant tout autant que nombre de camarades inconnus. Les danses d’ici sont tristes et lugubres. Elles se donnent à voir sans ombre et à vivre sans vertige. Elles ne disent que le malheur, et ne révèlent que des névroses, rythmées par des cadences héritées du travail machinal et qu’aucun contre-temps de révolte n’interrompt. Chaque pas remue une fine poussière de réponses, qui ne trouvent aucune question à poser mais mille problèmes à résoudre. Elles s’en acquittent en une débauche quantitative de solutions, où la poudre aux yeux militante et médiatique dispute son prestige aux paillettes des entrepreneurs mégalomanes. Et chaque matin retrouve les danseurs hébétés, l’esprit lourd dans une époque glaçante, sans que ne puisse se dire le malaise autrement que scientifiquement.
La science est notre malédiction. Elle est cette ombre qui s’étend sur nous ; et cette lumière qui nous vaporise en ombres, sur le mur de ses calculs.
Par dessus des nœuds de tensions et des couches de lâchetés, des figures se modèlent. Ce sont des masques que ce monde plaque sur nos visages. Il nous défigure afin de mieux nous envisager. Passée l’heure de la jouissance, dans la consommation générale des signes et des choses, la démence rode autour de ceux qui, n’ayant jamais eu droit à la parole, se trouvent aussi privés du silence.
Ce monde a dépouillé le personnage « je suis » de son intérieur idiosyncratique et l’a meublé à sa convenance. Certains s’en tirent avec du mobilier ikéa, ou quelques planches branlantes pour caser leurs gravats mentaux ; d’autres se retrouvent cadenassés du dedans avec pour seul compagnon de cellule une caméra de vidéosurveillance narcissique, et dont le flux numérique alimente une myriade de réseaux où la socialité se mesure à l’audience de ses scrutateurs impavides ; mais tous, nous avons été palpés et quantifiés, mesurés et qualifiés. Fouille intégrale avant la garde-à-vue définitive.
Il en va de même pour ce qui nous entoure et dont nous nous trouvons dépossédés. Cosmos, nature, environnement, nommez cela comme il vous convient. Nulle parcelle ne demeure qui n’ait goûtée de la règle et du scanner. Car ce monde est en proie à une redoutable insatiabilité conceptuelle.
Sans cesse ce monde élabore et organise, projette et définit, catégorise et hiérarchise. Ce monde dessine des axes, combine des connaissances, échafaude des programmes.
Ce monde veut tout faire, et tout savoir.
Il en résulte que ce monde sépare afin d’unir ; il est l’unification dans « la séparation généralisée [7] » et réalise dans l’aliénation des parties qui le constituent son procès de totalisation, sa globalisation totalitaire où rien d’extérieur n’existe, où rien d’intérieur ne subsiste, où tout est sous contrôle.
« Il y avait au XVIIIe siècle la naïve ambition de dénombrer les choses. Il y a maintenant ouvertement la certitude, la volonté de fermer le monde, et avec elle, certaine horreur, certaine lassitude s’est installée, et le pouvoir du concept a commencé son règne là même où le pouvoir nu ne règne pas toujours. [8] »
Quelque chose pourtant ne cède pas. Non pas une résistance au sens classique du terme, mais un résidu. Quelque chose que le système, en lui-même, n’arrive pas à résorber en dépit de sa logique. Ce qui résiste est acquis d’entrée à la totalité et y participe selon des principes homéostatiques, mais le reste, lui, demeure en-dehors ou en-deça, irréductiblement. Toujours mineur mais toujours présent, il persiste, s’entête, désœuvre ; il met à bas tout ce qui sur lui tente de s’échafauder.
Le résidu est une ruine vécue du dedans et au présent, une fièvre secrète qui traverse le corps. Il est ce sang qui, suintant des gencives, agace la bouche – nul crachat pour s’en défaire. Sa parole est le bruit qui perturbe la parole, le silence qui contamine le bruit. Rien ne le cerne, rien ne l’enferme, sinon les pauvres déterminations de l’époque. Il est la pensée en dessous de la pensée, l’impensée de ce qui trop pense, l’incorrection des petites pensées correctes et bien apprêtées. Comme l’écriture tard le soir, comme le chômeur qui dérive dans la ville cybernétique, comme l’anachorète asocial qui tord les grilles du chantier afin de s’y faufiler, il est le mystère informulé, fugace mais persistant.
Alors, à l’inverse de la froide épistémologie administrative qui tend à nous soumettre, à tout soumettre, il nous faut en venir à figurer (à embrasser) par la pensée ce qui refuse de s’y laisser enfermer, ce qui s’oppose à sa dissolution sous la froideur marmoréenne du concept et qu’aucune opération de réduction, aussi technique soit-elle, ne parviendra à éliminer.
De même que « la pensée existe antérieurement à l’exposition de la pensée [9] », l’existence palpite bien avant que ce qui l’encercle et l’étouffe ne s’arroge sur elle des droits de possession et d’exploitation.
En somme, il nous faut encore travailler à la dislocation, dis-locution, des appareils de production discursive. Non pas plier (im-pli-cation) le sens et déplier (ex-plication) la phrase mais froisser la page, la déchirer, et en recombiner les fragments afin de penser les désarticulations de la pensée, de concevoir le désastre du concept, de dire le silence du manque, de tracer les mille présences de l’absence.









