J’appartiens à cette génération qui a connu les difficultés d’insertion dans le monde du travail, les petits salaires, les CDD, le chômage, la souffrance au travail (le stress, le néo-management pathogène - pléonasme ! - le burn out, l’absence de sens, les pathologies de surcharge) la crise de 2008 et le déclassement. J’appartiens enfin à cette génération qui aura demain une retraite de misère, et qui devra attendre 64, 65, 66 peut-être même 67 ans pour toucher cette obole.
Car cette retraite sera calculée sur toute une carrière, une carrière malmenée faite de petits salaires, de périodes de chômage, d’arrêts maladie, de reprise de travail sur des postes mal payés, de temps partiel. Alors à quoi bon ? A quoi bon continuer à s’user la santé ?
La retraite c’était le dernier espoir, l’ultime porte de sortie, la lumière au bout du chemin. Certes le chemin était encore long. 62 ans, quand on est dans sa jeune quarantaine, ça semble loin. Mais ça paraît accessible. On se dit qu’il faut tenir, tenir encore 20 ans pour toucher cette pension qui sonne comme une libération. Car c’est bien cela qu’il y a au bout du chemin : la liberté. Etre libéré enfin ! Libéré de cette taule qu’est l’entreprise. Pour vivre pleinement !
Mais voilà, avec la retraite à points le dernier espoir s’évapore. Il ne s’éloigne pas, il disparaît. Il devient fantasme pour générations sacrifiées. Ce que l’avenir nous promet c’est le sort qui était réservé aux vieux d’avant la retraite d’Ambroise Croizat. Pauvreté et soupes populaires. Alors à quoi bon ? A quoi bon continuer ? Pourquoi se lever lundi matin ? Pourquoi « bondir du lit, avaler sans plaisir une tartine, chier, pisser, se brosser les dents et les cheveux, se débattre dans le trafic » ?
J’étais dans la rue le 5 décembre. J’y étais le 10 et puis le 17 aussi. J’y serai encore le 9 janvier (peut-être dès le 2 ou le 7) et tous les autres jours de manif qui suivront. Pour la victoire ou pour le dernier baroud d’honneur. Et si cette putain de retraite à points passe, alors j’arrête tout ! J’arrête de me lever le lundi matin et tous les autres jours qui suivront. Si l’ultime porte de sortie se referme, je rends mon tablier, mon badge et les clés. Parce que, quitte à crever d’un cancer à 65 ans dans un hospice miteux sans avoir goûté les joies de la retraite ou à 75 ans dans la misère d’un studio insalubre par 45°C au cours d’un mois de juillet 2050, autant tout envoyer valser maintenant, vivre pleinement aujourd’hui puisque demain n’existe pas et se faire sauter le caisson dans 20 ou 25 ans !
Eva Thomas