Si la retraite à points passe... je rends mon tablier !

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paru dans lundimatin#223, le 30 décembre 2019

La lutte contre la réforme des retaites est donc d’ores et déjà un événement important de l’histoire sociale récente. D’abord parce qu’elle devrait devenir, cette semaine, la plus longue grève de cheminots de l’histoire (coiffant au poteau celle de décembre 1986). Ensuite, si l’on accepte de croire à la dramaturgie qui l’accompagne, l’enjeu en cas de défaite est de taille : renoncement à l’exception que constituait le système de retraite français, fin de la mythologie de 1995 qui berce depuis 25 ans le mouvement social (la grève dans les services publics comme veto contre les réformes iniques), entrée dans la démocratie autoritaire (faiblesse des corps intermédiaires). Houlala, ça fait flipper...

Il semble qu’en ces temps de catastrophe climatique on ne puisse plus penser qu’en termes apocalyptiques. Si cette réforme devait marquer un point de non-retour, serait-il encore envisageable de lutter, donc de vivre après janvier 2020 ? Ou faudrait-il se conformer définitivement au macronisme, c’est-à-dire avancer d’un pas sûr vers l’abîme, en veillant bien à marcher sur le visage des autres ?

Nos lectrices ont du talent, l’une d’elle nous fait cette proposition lucide, que l’on pourrait résumer ainsi : il est toujours temps de déserter.

J’appartiens à cette génération qui a connu les difficultés d’insertion dans le monde du travail, les petits salaires, les CDD, le chômage, la souffrance au travail (le stress, le néo-management pathogène - pléonasme ! - le burn out, l’absence de sens, les pathologies de surcharge) la crise de 2008 et le déclassement. J’appartiens enfin à cette génération qui aura demain une retraite de misère, et qui devra attendre 64, 65, 66 peut-être même 67 ans pour toucher cette obole.

Car cette retraite sera calculée sur toute une carrière, une carrière malmenée faite de petits salaires, de périodes de chômage, d’arrêts maladie, de reprise de travail sur des postes mal payés, de temps partiel. Alors à quoi bon ? A quoi bon continuer à s’user la santé ?

La retraite c’était le dernier espoir, l’ultime porte de sortie, la lumière au bout du chemin. Certes le chemin était encore long. 62 ans, quand on est dans sa jeune quarantaine, ça semble loin. Mais ça paraît accessible. On se dit qu’il faut tenir, tenir encore 20 ans pour toucher cette pension qui sonne comme une libération. Car c’est bien cela qu’il y a au bout du chemin : la liberté. Etre libéré enfin ! Libéré de cette taule qu’est l’entreprise. Pour vivre pleinement !

Mais voilà, avec la retraite à points le dernier espoir s’évapore. Il ne s’éloigne pas, il disparaît. Il devient fantasme pour générations sacrifiées. Ce que l’avenir nous promet c’est le sort qui était réservé aux vieux d’avant la retraite d’Ambroise Croizat. Pauvreté et soupes populaires. Alors à quoi bon ? A quoi bon continuer ? Pourquoi se lever lundi matin ? Pourquoi « bondir du lit, avaler sans plaisir une tartine, chier, pisser, se brosser les dents et les cheveux, se débattre dans le trafic » ?

J’étais dans la rue le 5 décembre. J’y étais le 10 et puis le 17 aussi. J’y serai encore le 9 janvier (peut-être dès le 2 ou le 7) et tous les autres jours de manif qui suivront. Pour la victoire ou pour le dernier baroud d’honneur. Et si cette putain de retraite à points passe, alors j’arrête tout ! J’arrête de me lever le lundi matin et tous les autres jours qui suivront. Si l’ultime porte de sortie se referme, je rends mon tablier, mon badge et les clés. Parce que, quitte à crever d’un cancer à 65 ans dans un hospice miteux sans avoir goûté les joies de la retraite ou à 75 ans dans la misère d’un studio insalubre par 45°C au cours d’un mois de juillet 2050, autant tout envoyer valser maintenant, vivre pleinement aujourd’hui puisque demain n’existe pas et se faire sauter le caisson dans 20 ou 25 ans !

Eva Thomas

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