Crise pandémique, néo-togliattisme et initiative de classe, une question ouverte

Italie : Que se passe-t-il du côté des mouvements ?

paru dans lundimatin#246, le 9 juin 2020

Le gouvernement, la Confidustria et les syndicats confédéraux relancent une fois de plus « l’unité nationale - tous unis contre le covid ». Puis, après avoir vaincu le virus, nous pourrons revenir pour manifester « de manière démocratique et citoyenne »... [1]

Si l’aigle blessé vole bas, cela ne veut pas dire qu’il est devenu un poulet. Sergio Spazzali

Il ne suffit pas de se laver les mains et de mettre un masque, nous devons construire d’autres mondes.
texte du Chiapas rebel

Alors que le deuxième jour de la "phase 2", on a compté cinq morts au travail…
Alors que 37000 sont déjà infectés au travail, dont 9000 au cours des deux dernières semaines...
Alors que les patrons demandent de relancer la reprise des grands travaux et des chantiers en dépassant les différentes ’chicanes’ concernant la sécurité au travail et les contraintes environnementales...
Alors que, avec le cynisme classique du capitalisme, Trump déclare qu’on ne peut pas arrêter l’extraction de la plus-value et qu’il faut donc ’tout rouvrir’, même si cela fait plus de victimes à cause des virus...
Alors que la pandémie continue de se propager dans le monde entier et que le désastre sanitaire se poursuit avec les massacres dans les Residenze Sanitarie per Anziani, en Italie ainsi que dans les principaux pays européens...
Alors que la récession galope et que la crise sociale devient de plus en plus dévastatrice1 , les 36 millions de nouveaux chômeurs rien qu’aux États-Unis sont déjà visibles.
Alors que la guerre civile mondiale se développe dans les conflits entre forces réactionnaires et révolutionnaires, dans les conflits interreligieux, dans les conflits entre États et à l’intérieur des États entre les différentes factions de la bourgeoisie...
Alors que l’ONU déclare qu’en raison du coronavirus, des famines de proportions bibliques sont attendues...
Alors que l’argent promis par le gouvernement Conte pour les licenciements, les primes, etc. laisse des millions de personnes en attente et que les files d’attente devant les guichets des banques s’allongent progressivement, plutôt réticentes à contracter des ’prêts’ et des licenciements par dérogation2 , et que les prêteurs sur gages...
Alors que les mobilisations se poursuivent dans les banlieues parisiennes, le 1er mai, les travailleurs et leurs organisations sont descendus dans la rue dans de nombreuses régions du monde, ainsi que plusieurs mouvements, à Francfort, en Turquie, au Chili et en Grèce (avec la grande manifestation appelée par le syndicat PAME), et en Bolivie, des ’pétards’ ont explosé dans tout le pays...

Pendant que tout cela se passe, que se passe-t-il, en Italie, du côté des mouvements ?

Le début de la phase 2 proposée par le gouvernement Conte, qui étend l’obligation au travail en usine mais avec l’interdiction de tenir des assemblées sur le lieu de travail, ramène tout le monde au front avec la quasi-certitude de nouveaux décès et blessures3.

La Confindustria et le patronat, comme ils l’ont fait pendant toute la période précédant la phase 2 avec le massacre des travailleurs, en particulier des travailleurs de la santé, en Lombardie, imposent la ’réouverture totale’ ; d’un côté, ils (…) le gouvernement, de l’autre, ils exigent de remettre en question les dernières réalisations des travailleurs du siècle dernier. Bonomi, le président nouvellement élu de la Confindustria, demande en effet que : ’Le gouvernement facilite cette confrontation juste et nécessaire dans chaque entreprise pour redéfinir de bas en haut les équipes, les horaires de travail, le nombre de jours de travail par semaine et les semaines en cette année 2020, à définir dans chaque entreprise et secteur au-delà des règles contractuelles’, demandant en fait la suspension des contrats nationaux et une renégociation totale des droits au niveau de l’entreprise.

Les syndicats confédéraux, alors que les assemblées et les initiatives sur le lieu de travail sont interdites, relancent la concertation et, par la bouche de Maurizio Landini, déclarent ’en tant que syndicats, non pas seuls mais avec les associations et le gouvernement, nous avons fait des choses importantes’ et ’jubilent’ d’avoir obtenu les tables de travail programmatiques.

Le gouvernement, la Confidustria et les syndicats confédéraux relancent une fois de plus ’l’unité nationale - tous unis contre le covid’, puis, après avoir vaincu le virus, nous pourrons revenir pour manifester ’de manière démocratique et citoyenne’. Un authentique triomphe des principes de la Charte du travail fasciste et de son collaborationnisme sous-jacent, médiatisé par le chant incommensurable et interclassiste de ’Bella ciao’.

Sur le front des mouvements et des groupes antagonistes, c’est plutôt une sorte de néo-togliattisme qui prévaut, une politique à deux temps pourrait-on dire, c’est-à-dire : aujourd’hui, nous nous préoccupons d’aider les secteurs les plus pauvres et les plus marginalisés, ceux qui ont des frais, etc, et demain, lorsque nous serons autorisés à quitter la maison, lorsque l’interdiction de rassemblement sera levée, nous recommencerons les luttes et ’alors nous nous organiserons pour les faire payer’.

Aujourd’hui, il semble que l’on ne puisse agir qu’au niveau des vidéoconférences ou des grèves et des marches virtuelles, ou presque. Cette position comporte diverses nuances, de ceux qui font circuler des pétitions aux parlementaires, voire au Pape, pour les prisonniers et les migrants, à ceux qui demandent à la Confindustria et, plus généralement, aux patrons de garantir la sécurité dans l’usine ; de ceux qui s’étonnent de la violence des carabiniers, de la police financière et de la police, à ceux qui exigent des revenus ’de soutien’ à l’État : toutes les initiatives qui peuvent être partagées, mais politiquement nulles pour ceux qui ont identifié le mode de production actuel, dévastateur et vampire, comme étant à l’origine d’une ’catastrophe’ dont l’accélération ne permet plus de cultiver l’illusion réformiste.

Laissant de côté les initiatives de plainte sardinesque, qui comme la propagande de la régime de vingt ans, ils ne savent rien faire d’autre qui répète de façon obsessionnelle : ’tout dans le État, rien en dehors de l’État, rien contre l’État ’4, doit être noté immédiatement comme trop souvent les camarades et compagnons, les mouvements, même dans les les différences respectives craignent d’être identifiées comme des ’pestiférés’ si vous essayez de contourner les interdictions de réunion et sortir de la maison. Ils craignent qu’aujourd’hui, accompagner la juste constitution de brigades d’aide aux plus touchés par la crise d’une dénonciation explicite du capitalisme comme responsable de ce virus ne les fasse passer pour des vautours ... pour ceux qui exploitent les souffrances de la covid 19 ; finissant ainsi par donner vie, en fait, à des stratégies rappelant celles des PCI togliattiens du siècle dernier, ceux qui ont promis : ’aujourd’hui l’unité nationale pour reconstruire l’Italie d’après-guerre, demain, l’Italie guérie, il y aura la Révolution.

Mais cela signifie malheureusement se rendre à l’ennemi, être vaincu sans combat. Aussi parce que c’est précisément le mot ’Révolution’ qui est mis hors de question, peut-être même plus qu’à l’époque.

Il ne peut pas toujours y avoir un avant et un après, car c’est précisément dans la lutte que l’on s’organise. En fait, vous ne pouvez pas attendre l’aide de l’État, qui est fantomatique, et vous ne pouvez pas participer à la distribution de nourriture avec les gilets de la municipalité, d’urgence ou de Caritas ... tout est immédiat : la faim, la peur, le sang, la merde... sont concrètes maintenant et ne respectent pas les étapes établies par les discussions, pas même celles de la critique radicale.

Les initiatives d’un point de vue individuel (également appréciables) de soutien et d’aide aux plus touchés par la crise qui, cependant, ne savent pas comment les maintenir ensemble avec une pratique anticapitaliste et la dénonciation de la responsabilité de la propagation du virus et de la gestion de la pandémie, qui ne construisent pas l’auto-organisation, sont nulles et non avenues au niveau collectif, nulles et non avenues dans la construction de la (des) communauté(s) résistante(s), nécessaire pour aujourd’hui et fondamentale pour demain.

Les initiatives qui se sont déroulées à différentes villes, à l’occasion du 1er mai, comme dans Trieste, Turin (avec un de la ’fermeture’ provocatrice de Mirafiori) et dans Vallée de Susa à Bussoleno ; la grève des camionneurs et des travailleurs de la logistique, même s’ils n’ont pas apporté de grands résultats, sont des exemples d’autres les voies possibles. Les actions mutualistes qui permettent de construire des relations dans les territoires, sont utiles par ce qu’elles cultivent déjà le radical le rejet du mode de production actuel et de ses règles.

Si les différentes formes d’absentéisme, les blocages, les arrêts, les grèves sur le lieu de travail, explosent à nouveau comme en mars, ils finiront par devenir un élément crucial des conflits déclenchés par la crise. Si les luttes des prisonniers et des migrants bénéficieront également du développement et de la diffusion d’une forte mobilisation autour du thème central du conflit entre le capital et le travail. Comme cela s’est déjà produit dans le passé.

Surtout en revenant pour parler des migrants comme de prolétaires exploités et non comme des victimes d’un racisme générique intemporel auquel s’opposer l’amour charitable et la solidarité générique qui plaisent tant à l’Église et à la ’gauche’ bien-pensante. Les mêmes qui présentent comme une grande preuve de civilisation l’octroi de permis de séjour temporaires aux travailleurs agricoles, pour être remis au travail en cas de pandémie et être renvoyés « au black » lorsque l’urgence est passée. Une démonstration, plus évidente que jamais, de la façon dont le racisme, celui de l’État dont tous les autres sont issus, est celui de la ’race’ mise au profit5 , et que l’on peut lutter avec les subordonnés en tant que travailleurs, et non en tant que victimes d’une inégalité générique.

Aujourd’hui, surmonter les interdictions, ouvrir les conflits sur le lieu de travail, s’organiser soi-même, pratiquer la communauté et la classe, avec une autodiscipline révolutionnaire, appliquer les mesures sanitaires nécessaires à l’autodéfense contre le virus, est fondamental pour ceux qui se disent antagonistes du mode de production actuel. Tout comme dans les montagnes et dans les territoires, il est important que les communautés continuent à se retrouver, à s’organiser, à faire du pain, à cultiver la terre, à lutter collectivement.

Une communauté saine se construit avec l’intelligence et la conscience visant au bien-être collectif et à l’antagonisme irréductible ; elle se construit dans la lutte, et non avec des œuvres d’assistance, des drones et des décrets présidentiels visant le profit de quelques-uns. Parce qu’en fin de compte, la gemeinwesen, la communauté humaine de mémoire marxienne, est quelque chose de très différent de la communauté nationale ou de celle définie par les structures juridiques et administratives dérivées des intérêts du capital.

Les restrictions en matière de rassemblement, de droit de réunion, etc. seront durables et attendront un ’après’ basé sur un vaccin miraculeux produit et distribué par Big Pharma, délégant la question de la santé à l’État et nous met sur la touche, ne laissant place qu’à une mobilisation réactionnaire, qui en Italie est déjà descendue dans la rue avec les commerçants, avec des groupes néo-fascistes qui occupent des maisons ’uniquement pour les Italiens’ ou avec de fausses manifestations spontanées, comme celles promues par la Mascherine Tricolore, le nouveau cartel de la CasaPound, ou encore, comme aux États-Unis, avec des travailleurs et des miliciens du Michigan qui demandent, bras dessus bras dessous, de rouvrir toutes les activités de travail6.

Si, en fait, à part quelques cas, les mouvements se sont abstenus de se mobiliser, cela s’est fait spontanément et souvent de manière désorganisée, de différentes manières et dans différentes situations. De nouveaux fronts se déplacent et se composent dans l’ombre, souvent explicitement à la recherche d’une clé ou d’une direction politique, et ce sont les rivalités des forces libérées par la crise, qui ont commencé à jaillir des fissures de l’édifice du domaine social, souvent sale et sans idéologie, mais potentiellement fertile et féroce7.

Comme l’enseigne la théorie des plans inclinés, là où la révolution n’avance pas, alors la réaction avance. Si ces rigoles s’écouleront vers des soviets ou des case del fascio, cela n’est pas encore écrit. En attendant, cependant, l’affirmation du fascisme historique nous apprend une chose de plus :

Dans la mesure où, dans la crise de la vie sociale italienne, le mouvement socialiste a commis une erreur après l’autre, le mouvement opposé - le fascisme - a commencé à se renforcer, parvenant d’une manière particulière à exploiter la crise qui se profilait dans la situation économique, et dont l’influence a également commencé à se faire sentir sur l’organisation syndicale du prolétariat [...] Le prolétariat était désorienté et démoralisé. Son état d’esprit [...] avait subi une profonde transformation [...] (e) lorsque la classe moyenne remarqua que le Parti socialiste était incapable de s’organiser de manière à prendre le dessus, exprima son mécontentement, perdit peu à peu la confiance qu’elle avait placée dans la fortune du prolétariat et se tourna vers l’autre camp [...]. C’est à ce moment que l’offensive capitaliste et bourgeoise a commencé. Elle exploite essentiellement l’état d’esprit dans lequel la classe moyenne s’est retrouvée. Grâce à sa composition extrêmement hétérogène, le fascisme représentait la solution au problème de la mobilisation des classes moyennes aux fins de l’offensive capitaliste [...] Dans l’industrie, l’offensive capitaliste exploitait directement la situation économique. La crise a commencé et le chômage s’est installé. [...] La crise industrielle fournit aux employeurs le point de départ qui leur permet d’invoquer la réduction des salaires et la révision des concessions disciplinaires et morales qu’ils étaient auparavant obligés de faire aux travailleurs
(A. Bordiga, Rapport sur le fascisme au IVe Congrès de l’Internationale communiste - 16 novembre 1922).

Saisir l’opportunité et saisir le moment du changement et du rejet de l’existant, lorsqu’ils surviennent, est donc une indication nécessaire et loin d’être irréaliste, considérant que les mouvements qui entendent dépasser le mode de production dominant ne seront jamais autorisés, par leurs adversaires, à procéder par étapes différées dans le temps. Sauf s’ils acceptent d’être dilués comme un sirop coloré dans de l’eau.

Comment peuvent-ils gagner, ai-je pensé ? Comment le monde nouveau, plein de confusion, d’incompréhensions et d’illusions et ébloui par le mirage des phrases idéalistes, peut-il gagner contre la combinaison de fer d’hommes habitués à gouverner, liés par une seule idée, celle de ne pas renoncer à ce qu’ils possèdent ?
( Introduction à la guerre civile : 1916-1937 - John Dos Passos).

[1Ce texte a d’abord été publié sur le site italien carmillaonline.com.

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