Si je ne veux pas...

... que ma seule rage l’emporte

paru dans lundimatin#310, le 29 octobre 2021

Si je ne veux pas que ma rage, que ma seule rage l’emporte, si je ne veux pas que le monde entier, que toutes les manifestations de ce monde se concentrent en un point de rage, se mesurent à ma rage immesurée, incommensurable à l’ordre des raisons, si je ne veux pas sur la digue essuyer les déferlantes de ma rage, du plus profond milieu de l’océan souffler, monstre marin, les remous effrayants de ma rage, si je ne veux pas engloutir la barque, les quelques âmes fugitives, fuyardes, embarquées vers nulle part, vers partout ailleurs que dans ce monde, vers l’ailleurs introuvable, si je ne veux pas renoncer à la chance de survie, au suspens de toute vie vouée à l’englouti, si je ne veux pas noircir la nuit, manger le cadavre des noyés, crier plus fort que la tempête, hurler avec les fous, agir en dément,

si je ne veux pas lire et relire ce qui s’écrit d’un sang blanc sur peau noire, baver visions et prévisions, raisons et oraisons, si je ne veux pas assoiffer la mer, faire vomir la terre, et le ciel – le ciel – le ciel s’évanouir, si je ne veux pas souiller l’univers de mes hauts le cœur, de ma vanité sans limites, radicale comme bouffée par la racine, si je ne veux pas roter mon argument à la face d’un ange, le faire rougir déculotté, traîner ses ailes au tribunal, abandonnées à la crasse blanche des mains de juges assassins, si je ne veux pas m’empiffrer de rêves tout juste bons à empiffrer la lettre et les lettrés, si je ne veux pas livrer mon corps à l’épreuve d’écrits vipérins, au léchage de pomme et succion de grenade, à l’œil sniper, aux langues de putes et épaules de serpent, si je ne veux pas cracher à tous les coins de rue, pisser sur la voie lactée, si je ne veux pas haïr et maudire proches et lointains, lit conjugué imparfait, catastrophe nuptiale et traces vagabondes, si je ne veux pas ramper dans la boue, boire l’eau des égouts, laper la soupe dans le caniveau, si je ne veux pas me regarder mourir au miroir de ma salle de bain, frapper le marteau du malheur sur l’enclume du bien-être, ni préférer l’outil à la masse, si je ne veux pas m’en tenir à ce que je ne veux pas, à dire tout ce qui n’est pas pour laisser deviner ce qui est, si je ne veux pas sans arrêt ruser avec ma fin, affirmer ce qui arrive quand plus rien n’arrive, manifester la mort quand la vie est en taule, ronger mon frein, manger mon poing, le dernier qui me reste, si je ne veux pas trahir mes amis que nul pacte ne retient, désespérer l’enfant innocent de tout espoir, si je ne veux pas mortifier mes désirs massacrés déjà, par d’autres, si je ne veux pas mourir idiot intelligent, tuer la pensée dans l’œuf du néant, détruire le temps dans la fuite des galaxies, si je ne veux pas dire Maintenant dans le tombeau d’Hier ou de Demain,

/ alors je dois admettre qu’il est déjà trop tard, mais ne pas en déduire que, par conséquent, nous avons tout notre temps.

Des colonies de coccinelles dans la feuillure de la fenêtre, les cerfs brament comme chaque année à la même heure, au même fin fond de la même forêt où tout a changé pourtant, les insectes en pleine chaleur hystérisent la touffeur de l’air, la tique trouve refuge dans le cou du chat qui la nourrit de son sang, le chevreuil danse sur un air d’opéra inaudible, la buse décrit les cercles d’une douce spirale symphonique au-dessus de sa proie, le renard me fixe au loin, seul au milieu du champ, et moi seul dans le chemin qui passe, le lézard à peine dérangé, pas vraiment dérangé, s’enfuit et se cache, joue presque à se cacher de moi mais pas du reste du monde, la blanche aigrette écolière accompagne les sabots de la vache, fidèle buissonnière, puis subtile passagère sur son dos, la chouette tarde au-delà de la permission de minuit, renvoie l’écho cardinal à sa semblable, les fourmis détruisent méthodiquement le scellement de sable des dalles de la terrasse,

/ la nuit, il n’est jamais trop tard pour la faune, qui reprend ses droits, le jour lui rend la fraîcheur du temps, le sien menacé comme jamais par le nôtre, dont elle révèle tendrement l’épouvante.

Le tragique s’est vidé de ses mots, images, actes, gestes et cris. Seul le silence maintenant le restitue, en son écoute, dans le regard ou la présence d’une bête. L’animal souverain, exposé, est tragique, et tout humain qui s’élève à hauteur du trop tard, et l’affronte, est un animal tragique.

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