Se révolter - Marion Bernard

Penser Hong Kong depuis Sunzi

paru dans lundimatin#211, le 8 octobre 2019

Suite à la publication la semaine dernière de notre entretien avec un Frontliner de Hong-Kong, le Comité de Grève de Poitiers nous a fait parvenir cette intervention de la Philosophe Marion Bernard lors d’un séminaire organisé en 2018.

"En lisant l’entretien du « frontliner », il m’a semblé comprendre que cette idée de sacrifice politique était présente au sein de la révolte hongkongaise. La correspondance se prolonge dans la mesure où Marion Bernard conclut sa phénoménologie de la révolte par l’idée du « Be water », en citant Sunzi.
J’ai donc pensé qu’il était opportun et qu’il serait intéressant de la publier pour appuyer ou du moins nourrir les discussions que cette cet entretien et cette stratégie peuvent susciter.
"

[Photos : RS depuis Hong Kong]

Se révolter
Intervention Séminaire
du Comité de Grève de Poitiers
9 Mars 2018

On peut dire, pour commencer, que la révolte semble être quelque chose qui se soustrait à tout contrôle, qui rétablit quelque chose tout en échappant aux déterminismes de la situation. Comme s’il y avait là une rage ou une force inattendue qui s’empare d’un individu ou d’un groupe, impossible à programmer, et qu’on peut seulement désirer ou craindre, selon le côté où on se place, qu’on peut seulement chercher à libérer ou à annihiler, sans avoir véritablement la main sur son déclenchement.

Si l’on parle de la révolte, il faut essayer de respecter ce caractère d’irruption incontrôlable de forces – c’est pourquoi on va essayer d’en faire une phénoménologie, c’est-à-dire au sens propre, la laisser se montrer à partir d’elle-même. La phénoménologie, c’est une approche philosophique qui vise à laisser se montrer les choses à partir d’elles-mêmes, laisser les phénomènes se manifester, ne pas leur imposer de grille prédéfinie. En ce sens, faire une phénoménologie de la révolte : ça veut dire essayer de montrer la révolte à partir d’elle-même, a fortiori parce qu’elle semble avoir ses propres lois. Une révolte, c’est une sorte de super-phénomène, puisque c’est toujours un surgissement. On peut bien essayer d’expliquer ce qui fait qu’une révolte survient par la causalité historique, scientifique ou sociale, mais ce faisant, on la manque, on glisse sur le phénomène.

Concentrons-nous sur le moment précis et presque miraculeux où quelque chose comme une révolte se produit et où les rapports de force se renversent. A quoi tient ce renversement ?

L’angle d’attaque phénoménologique court-circuite le problème de la légitimité sociale ou morale du recours à la violence. Il ne s’agit pas de se demander si on a le droit de se révolter et dans quels cas, mais de plonger en profondeur au cœur de ce qui se passe quand ça se révolte. {}Qu’est-ce que je fais / ou qu’on fait ensemble quand on se révolte ? D’où ça vient, vers où ça va, une révolte ?

{}Remarquons que sous cet angle apparemment naïf, la question n’est pas désintéressée. L’hypothèse, qui est d’ailleurs commune à toutes les phénoménologies militantes, c’est qu’en ralentissant le mouvement d’un phénomène pour le porter à la lumière, on va pouvoir du même coup le libérer, en aidant à dissocier, comme dans une solution chimique, ce qui entrave et aliène l’existence de ce qui au contraire relève de sa vie propre et profonde. Si l’on travaille à démêler ou dénouer pour elle-même l’impulsion de la révolte, c’est qu’on cherche, même si c’est par la bande, à agir sur sa possibilité.

Il nous faut d’abord, pour pouvoir observer le moment de basculement d’une révolte, une sorte d’expérience paradigmatique. Récemment, j’ai lu le puissant Se défendre d’Elsa Dorlin. A la fin de Se défendre, Dorlin se réfère à un récit qui m’a profondément marqué, parce que le basculement y apparaît quasiment à l’état pur. C’est le récit autobiographique de la poétesse June Jordan. Dans sa vie, June Jordan a été victime de deux viols, la première fois par une de ses connaissances, un blanc, la deuxième, par un de ses compagnons de lutte, un noir. Or, la première fois, elle trouve en elle la rage pour se révolter, alors que la deuxième, elle reste prisonnière d’une forme de sidération.

The first time the man who raped me was white. And he was, I thought, a friend, of sorts. Not close, but part of my friendly and taken-for-granted, regular environment. The shock of that episode capsized me into nausea and a sense of self-loathing and a conviction of absolute powerlessness until he got to a point where he was trying to wrestle me into the shower and he had turned the water on and the soap fell to the ground and he yelled, « Pick it up ». He was ordering me to pick it up ! And that snapped me out of the paralysis of self-loathing because I thought two things : I thought (a) This is a white man trying to make me do something and (b) This is a monster who wants me to bend over and pick up a piece of soap so he can sodomize me here and now on top of everything he has done to me for the past 45 minutes. And I said to that man I said, « You pick it up ! » And I couldn’t believe I had found my voice again but I had, and that was what I said to him. And he was just a bit more surprised than I was that I had found my voice. And I was from that moment resolute ; I was from that moment fearless : the only thing left for him to do to me was kill me, and I did not care any more about that ; I just knew this was it : this was my limite ! I would not bend over and pick up that piece of soap for that white man. (… )

I mean it took me a while to notice that finally I could get to a « do or die » level of rage only by focusing upon the fact that he was a white man ordering me a Black woman around. I could not reach my self-protective rage on any other basis [1]. (June Jordan, Some of us did not die, Notes toward a model of resistance)

June Jordan, en miroir, raconte ensuite dans la foulée l’autre viol, le deuxième, celui, précisément où elle ne parvient pas à atteindre sa rage autoprotectrice, parce que son agresseur est noir comme elle, militant comme elle. Pour ainsi dire, c’est son frère, et il est pour elle impossible qu’un frère se transforme en ennemi. Ce qui fait que lors de l’agression, elle reste sidérée, « tétanisée » jusqu’au bout, « entravée dans sa puissance d’agir » et qu’ensuite, elle tombera dans une profonde dépression et dégoût de soi. Jordan écrit : « cette fois, la race m’a paralysée jusqu’au point ultime de mon propre effacement », je n’ai pas « su puiser dans la colère que nécessite la résistance contre les démons de la domination » (cité par Dorlin p.149).

Si elle fait l’effort de décrire et analyser ces deux viols, c’est qu’elle-même essaie de comprendre ce qui dans un cas a pu la sauver et dans l’autre non. Elle-même essaie de saisir, comme dit Elsa Dorlin, le « pivot » d’activation de sa rage, ce pivot, qui, de manière terrible, ne s’est pas activé dans le deuxième viol. Le texte de June Jordan est aussi puissant, c’est parce qu’elle ne se pose pas en simple victime du hasard ou de la malchance. Pour elle, ce sont bien des différences de dispositifs qui font qu’une situation se referme sur elle comme un piège et pas l’autre. 

Certes, sur le moment l’autodéfense ne relève pas d’une décision consciente, ça reste une forme de réponse-réflexe. C’est d’ailleurs la même chose quand on intervient au secours de quelqu’un, ça échappe à la volonté rationnelle. Mais pour autant, cette réponse réflexe n’est pas un simple réflexe biologique de survie : il est l’incarnation d’habitus de défense et d’une grille de lecture de la réalité. Dans un cas, note Jordan, c’est la race qui la sauve, dans l’autre, c’est la race qui la détruit, la solidarité avec son agresseur effaçant le conflit sexiste. Ce qui lui a manqué, dit-elle, dans le second viol, c’est une rage de genre qui soit aussi immédiate et violente que la rage de race, ce en quoi le féminisme américain de son époque, en tant que féminisme blanc non inclusif, est en partie responsable. Il lui a manqué l’appartenance à une communauté féministe qui puisse être immédiatement disponible en elle, corporellement disponible.

Alors. Reformulons la question.
Qu’est-ce qui doit être disponible, en nous, autour de nous, dans notre mémoire, dans nos corps, pour que la rage s’active en nous et que la révolte se produise ?
Voilà une question militante.

A l’opposé, il y a la question de ceux qui exercent la violence dominante sous une forme ou une autre : qu’est-ce qui doit devenir et rester indisponible pour que la révolte ne se produise pas, que les victimes ne se transforment pas en combattanteou combattants, c’est-à-dire ne renvoient pas la violence ou ne la stoppent pas, mais continuent à l’absorber  ?

1. Au commencement de la révolte : la violence.

On ne peut pas comprendre la révolte si on ne prend pas la mesure du fait qu’il s’agisse d’une réponse. C’est à dire de ce qu’elle commence avant même de commencer, dans son moment tout négatif, c’est-à-dire dans la violence endurée, subie, reçue. Avant d’être action, la révolte est une forme de pathos, de réceptivité qui se moule à la forme de ce qu’elle endure.

Et de réceptivité pas positive, pas joyeuse, mais mortifère : un genre de réceptivité qui détruit celui qui reçoit les coups. Quand on dit qu’au commencement de toute révolte, il y a la violence, ça veut dire que ça commence forcément mal. Endurer la violence, c’est à la limite de l’impossible, parce que violence, ça veut dire qu’une force est exercée sur notre vie qui est contraire à son mouvement. Violence, ça vient de vis, force, contrainte exercée du dehors par un être sur un autre. Si je casse une branche avec le plat de ma main : j’exerce une violence sur le bois. La vie elle-même peut-être violente, parce qu’elle soumet des éléments étrangers à sa propre logique, les ingère, les met à son service : c’est quelque chose qu’on trouve chez Aristote, le fait que la vie est violence parce qu’elle soumet les éléments : le mouvement naturel de l’eau est de s’épandre, or la vie retient l’eau dans le corps, elle l’empêche de se répandre, le mouvement naturel de l’air est de s’élever, or la vie emprisonne l’air et l’empêche de monter.

Avant de se révolter, donc, on se trouve attaqué dans son mouvement propre pour être indexé à un mouvement étranger ; autrement dit, on est soumis à une forme de colonisation ou de parasitisme. D’où le fait que le viol est violent par excellence et produit des dissociations : parce qu’il attaque à la fois aux limites de notre corps et de notre volonté, en s’emparant du corps lui-même, c’est-à-dire de ce qui normalement est uni à notre âme singulière, pour lui imposer une occupation étrangère.

Dans tous les cas, là où il y a violence, il y a surface de résistance, de contact, de frottement entre deux mouvements ou deux directions vitales. Et lorsque l’une l’emporte, il y a écrasement d’une vie sur une autre qui s’effondre. Si le premier moment de la révolte est réceptif donc, cette réceptivité est pathologique, elle consiste à recevoir l’impossible à recevoir – à endurer quelque chose qui détruit nos antennes, et nos facultés de mouvements, de réponse et d’action. La violence affaiblit voire détruit nos capacités de réponse, on a toujours sur elle un temps de retard. Ce qu’il y a ainsi de terrible et de paralysant dans la violence, c’est qu’elle fait éclater la phénoménalité, écrase nos capacités de projections, d’intentions, d’intentio : en clair, on n’y voit plus rien, les repères disparaissent et sont pour ainsi dire colonisés par ceux de l’autre. Comme si on ne voyait plus le monde avec nos yeux, on y perd ses yeux, sa voix, etc. C’est que le premier moment est un moment de perte de sa voix, moment pendant lequel, comme June Jordan, on n’entend plus que l’agresseur, et où la victime disparaît comme sujet séparé. La violence subie fait que notre monde n’est plus notre monde, il est tout à coup décentré – il devient celui de l’agresseur, et nous nous en trouvons déréalisés.

C’est pourquoi le premier problème de la révolte n’est pas de gagner une lutte : c’est au contraire qu’il n’y a pas de lutte reconnue, que la lutte a été niée d’avance et qu’il faut en retrouver, en reconquérir le terrain. Dans le cas de relations asymétriques, comme dans les violences de classe, de sexe, ou de race, ceux qui sont agressés se voient déclarés inférieurs avant toute lutte, l’attaque n’a pas valeur de mise à l’épreuve, elle est simplement là pour confirmer ou on peut dire « célébrer », réaffirmer l’assymétrie.

C’est là précisément qu’il est question de révolte. Dans la plupart des cas de violence dominante, le problème est que la lutte est ainsi faussée par avance. Qu’elle a été socialement désamorcée au profit de quelques-uns qui, comme le montre très bien Dorlin, deviennent les seuls officiellement « attaquables » et donc « défendables », quand les autres ne peuvent plus ni être reconnus comme attaqués, ni défendables. Si on reprend ce cas du viol, typiquement, ce n’est que très tardivement qu’il a été considéré comme une violence visant directement la femme elle-même, dans la mesure où le corps féminin, dans l’histoire patriarcale de la modernité, est précisément un corps qui n’appartient pas aux femmes elles-mêmes, mais à leur propriétaire (père ou mari) – voir Le Contrat Sexuel de Pateman. Le viol, tout comme le harcèlement, n’est donc pas juste un débordement de désir, un manque de respect, il a le sens d’une affirmation politique : il signifie, ces corps nous appartiennent, ils nous appartiennent déjà, le viol en est juste la preuve, une sorte de sale célébration. Et c’est pourquoi il est si difficile de réagir, parce que les violences dominantes sont le prolongement d’une violence latente, d’une domination latente qui prépare à ne pas réagir, qui paralyse et cultive la peur. Qui sidère par avance.

Une fois qu’on a compris l’importance de ce moment de déréalisation de soi qu’impose la violence, on comprend que la révolte relève à l’opposé d’une forme de violence plutôt joyeuse et miraculeuse. D’abord parce que dans le cours normal des choses, du point de vue des agresseurs en place, elle devrait être impossible. Cela suppose donc d’abord que s’inverse ce qui est possible et impossible. Que ce premier moment d’autodestruction et de colonisation de soi se renverse et inaugure un second moment de décolonisation, où l’on réapparaît, où, littéralement, on renaît.

Comment est-il possible qu’on se réengage dans une lutte, voire même qu’on la remporte, alors qu’on est détruit, alors qu’à chaque coup, l’ennemi se trouve renforcé, et nous affaibli ? C’est ça la question de la révolte.

Voilà pourquoi la révolte n’est d’abord qu’une inversion  : parce que la seule réalité dont on dispose pour se révolter, c’est celle de l’agresseur. Il s’agit de partir d’une situation où la lutte n’est même pas une possibilité. Pour des sujets dominés, c’est-à-dire façonnés par la domination qu’ils endurent, lutter c’est déjà une victoire : et le problème, c’est justement de savoir comment on fait pour retrouver le terrain de la lutte.

La révolte opère d’abord en miroir, on le voit particulièrement clairement dans le cas de June Jordan : « Pick it up ! » / « You pick it up ! ». La seule chose qu’a fait Jordan, c’est de répéter les termes de son adversaire en les renversant, de reprendre les choses en son nom. Cela paraît infime, et c’est pourtant là que commence la résistance, même son agresseur ne s’y trompe pas.

C’est ça qui opère dans les techniques d’autodéfense féministes verbales, il suffit de penser à une technique toute simple, consistant à dire ce que fait l’agresseur : « Vous avez la main sur mes fesses, ça ne me plaît pas ». Si ce miroir est efficace, c’est parce qu’il constitue une récupération du monde en notre nom. Au lieu de voir la situation par le point de vue de l’autre, je recommence à la voir depuis mon propre centre, même s’il s’agit de la même situation. Et ce faisant, je retrouve de la réalité. Quand je tends un miroir, je réinvestis l’espace occupé, je reviens habiter mon corps, le réaffirme comme mien, je retrouve mes yeux et ma voix.

La révolte, autrement dit, est bien une forme de miracle, pour ainsi dire, parce qu’elle fait repasser de la mort à la vie, de l’irréalité à la réalité, de la disparition à la réaffirmation de soi. C’est une forme d’insurrection-résurrection. C’est ce qu’ont parfaitement vu Hegel, Patočka, ou Fanon, qui insistent là-dessus : le sujet se produit dans et par la lutte, dans et par ce retournement. Il n’y a pas d’abord quelqu’un qui, sorti tout armé de la cuisse de Jupiter, est attaqué, puis qui se révolte. Mais il y a perte de soi dans l’attaque, accoutumance à la violence étrangère, devenir mort dans sa propre vie, et c’est seulement dans le combat qui vient d’on ne sait où que l’on ressurgit soi-même – qu’on se « reprend » (Aufhebung). C’est de là que vient en partie l’insoluble problème de la réponse violente ou non violente, du fait que celui qui se révolte ne retourne jamais à une sorte d’état mythique originel de lui-même – il est et reste celui qui a été attaqué en tant que tel (comme l’écrit Dorlin, « il n’y a pas de retour possible à une vie ante-agression »). Et qu’en tant que réponse, sa renaissance puise paradoxalement dans une parenté avec ce contre quoi elle lutte. [2] Dans la réponse de la lutte, il y a donc, paradoxalement, une advenue à soi à partir d’habitus imposés de l’extérieur. La révolte est une naissance, ou plutôt une renaissance qui vient d’ailleurs, de l’agression d’abord, et des profondeurs qui excèdent l’individu ensuite : on ne peut pas prédire de l’extérieur qui sont ou qui vont être ceux qui se révoltent. Surgissement d’un monde qui était jusque là resté muet et souterrain, au sens phénoménologique d’un point de vue qui fait tout à coup irruption. Le monde dominant reste le même, mais il a fait l’objet d’un rapt qui, en réalité, le fait s’effondrer (ou s’écouler, pour reprendre une métaphore sartrienne). Quelqu’un a fait irruption qui le revendique pour lui-même.

2. Le surplus de force

Dans tous les cas, on voit que la révolte requiert qu’on trouve un surplus de force par rapport à la vie ordinaire. Un tel renversement de situation reste impossible avec les forces quotidiennes normales, mais supposent que des forces cachées ont été exhumées, puisées dans des liens ou des solidarités inattendues.

On ne peut jamais partir du principe qu’à un moment, le degré de violence va déclencher automatiquement une réponse, une révolte. Ce n’est pas une question d’intensité de l’attaque. On voit ça très bien dans un roman de Traven, Le vaisseau des morts, dans lequel le personnage principal endure, endure et ce presque à l’infini, subissant une descente aux enfers dans laquelle il n’y a finalement pas de fond.

Le personnage principal, Gale, est à la base un prolétaire, un marin américain, qui dès le départ n’a pas des conditions de vie très enviables. On pourrait dire qu’il serait en droit de se révolter, dès le départ. Sauf que sa condition empire au fur et à mesure et qu’il découvre des zones de l’exploitation et de la misère humaine insoupçonnée. Ça se passe dans les années 20, au moment où en Europe commence à se mettre en place le système des « papiers d’identité », des passeports. Alors qu’il est en escale à Anvers, le bateau quitte le port sans lui, alors que son livret de marin attestant de son identité est à bord, et il devient comme ça l’un des premiers sans papiers européens. Il se fait donc expulser d’un pays à un autre, sans aucune ressource ni droit de travailler, jusqu’à atterrir sur un bateau « fantôme », pirates, la Yorikke, où des rebuts de l’humanité sont employés comme des esclaves dans divers trafics, sans aucune condition de sécurité, dans des conditions matérielles inimaginables ; la Yorikke, c’est une sorte de cercueil transportant des travailleurs morts vivants qui ont perdu tous leurs droits. Chaque fois au fil du roman on croit, et le marin croit lui-même, avoir atteint la limite du supportable. Mais chaque fois, il finit par découvrir en lui une endurance renouvelée – il n’est donc pas détruit, mais se transforme, s’adapte, adapte son humanité, et supporte indéfiniment ce qui était auparavant pour lui insupportable, et ce avec un ironique détachement.

Moi qui croyait ne pas pouvoir tenir plus de deux jours sur la Yorikke ! Créons des humains à notre image et donnons leur la faculté de croire et de s’habituer pour qu’ils n’en arrivent pas un jour à nous destituer.

La Yorikke était devenue supportable. On y mangeait moins mal qu’il y paraissait au premier abord. La crasse du poste était tolérable. Après tout, nous n’avions ni brosse ni balai. Nous nous servions de sacs déchirés. Nous n’avions pas de savon non plus. Les couchettes n’étaient pas aussi dures qu’elles l’avaient semblé. Je m’étais bricolé un coussin avec de l’étoupe. Les punaises ? Il y en a aussi ailleurs. Pas seulement sur la Yorikke. Bref, les conditions devenaient acceptables. L’équipage n’avait pas l’air aussi crasseux et déguenillé qu’au début. Même la vaisselle n’était plus aussi poisseuse.

Après chaque jour qui passait, tout me paraissait un petit peu plus propre, moins terrible. Il suffit de regarder quelque chose pendant très longtemps pour ne plus le voir. Quand on étend jour après jour ses membres fatigués sur le même bois dur, on s’endort aussi vite qu’un lit de plume. A manger toujours les mêmes plats, le palais oublie les autres goûts. Lorsque tout rapetisse autour de vous, vous ne vous rendez pas compte que vous vous êtes recroquevillé, et lorsque tout est sale autour de vous, vous ne vous apercevez pas que vous êtes dégoûtant. Oui, la Yorikke devenait tout à fait supportable. (Traven, Le vaisseau des morts)

Pour ce marin sans-papiers, donc sans droits, et pour ses camarades, la question n’est pas de revendiquer quoi que ce soit, ce qui serait dans ce cas une sorte de luxe inatteignable, le problème est simplement de survivre.

Clairement, à aucun moment le personnage du roman n’atteint le fameux seuil dont parle Jordan du « do or die », la limite au-delà de laquelle il préfère mourir que de continuer à subir cette forme de néoesclavagisme clandestin. Il n’atteint jamais non plus le seuil où il se retrouverait dépossédé de lui-même et de son propre point de vue sur le monde. Chaque fois, ce qu’il parvient à préserver, au prix d’une réserve de forces exceptionnelle, c’est cette béance propre à la vie personnelle, cette confiance dans son propre vécu et sa propre expérience à la première personne.

Le marin Gale se débrouille avec ce qu’il a sous la main. Préférer vivre à mourir, est-ce qu’on peut vraiment appeler ça de la soumission ?

Non seulement ce n’est pas forcément de la soumission, mais ça peut provoquer déjà, en réalité, une forme de retournement intérieur, qui est déjà une première manière de se révolter.

D’abord, le fait d’endurer quelque chose d’insupportable produit une transformation intérieure. C’est déjà un premier type de retournement, de réponse. Et ça implique dans ces conditions extrêmes qu’on découvre en soi de nouvelles forces. L’attaque nous transforme, car elle détruit notre peur de la honte sociale, notre identité habituelle, et elle nous met à nu aux prises avec cette nouvelle forme de peur qu’est la peur pour notre vie. Voilà, on passe d’une peur sociale à une peur vitale, et ça, c’est quelque chose qui peut nous donner accès à de nouvelles forces. Ça peut suffire pour provoquer une révolte, ou ça peut au contraire abaisser le seuil d’endurance, qui fait qu’on peut par exemple supporter des conditions de travail et d’exploitation insupportables. Mais dans les deux cas, l’attaque détruit notre être ordinaire, nos barrières ordinaires, et nous impose de puiser dans un fond de ressources insoupçonnées.

Par ailleurs, on peut tout aussi bien qualifier l’endurance de stratégie. Le problème du déséquilibre des forces n’est pas nouveau ; il est déjà théorisé dans un des plus vieux et des plus célèbres textes de stratégie militaire : L’art de la guerre de Sunzi. Et à une époque où les guerres sont extrêmement coûteuses et destructrices pour les royaumes chinois combattants, le Sunzi théorise le fait que lorsque les forces sont déséquilibrées, la stratégie dicte d’attendre, et fait de l’attente invisible une des formes de la guerre et du combat.

« Il faut être capable de se défendre en état d’infériorité numérique et se dérober à un ennemi qui vous surclasse sur tous les plans. En un mot, qui résiste avec de faibles forces l’emporte avec de grandes. »

Le bon stratège n’attaque que lorsqu’il est sûr de gagner, puisqu’une défaite épuise et fait perdre du terrain. En infériorité, l’enjeu se déplace, il devient celui de rattraper le retard, de récupérer un délai de latence, se rendre invisible et gagner l’occasion d’une contre-offensive, ce qui passe par un temps où l’on se cache, où l’on fait semblant, voire où l’on se retire [3].

L’attente et l’endurance de la domination, ça devient même, chez Frantz Fanon, une des formes de la stratégie révolutionnaire. – ce sera par ex. la technique de la guérilla maoïste. Fanon est un psychiatre antillais qui s’engage après-guerre dans la guerre de libération de l’Algérie, c’est un des plus grands philosophes du racisme et de la décolonisation. Chez lui, cette intelligence de l’attente est continûment revalorisée. Dans les Damnés de la terre il décrit longuement les modes de révolte invisibles des colonisés qui n’ont pas, pas encore l’opportunité de se révolter effectivement, et qui en passent par une révolte intérieure en apparence toute négative, qui provoque une forme de dissociation pathologique. Dissociation : parce qu’on fait comme si on obéissait extérieurement, et pourtant on est en train de désobéir. Comment ? En n’y mettant pas du sien, comme on dit. En travaillant lentement, en étant mauvais ouvrier, mauvaise femme, en étant lâche, paresseux, menteur, etc. L’expression par excellence de cette forme de révolte impuissante ressemble pour l’oppresseur à de la faiblesse morale, ou encore à de la dépression ou de la schizophrénie. Mais si on lui rend son nom politique, ça s’appelle le sabotage. (Voir aussi Emile Pouget, ouvrier anarchiste anglais dans le Père Peinard : c’est le mot d’ordre du « go canny » » [4])

Existentiellement, cela revient à se faire un poids mort : à déserter son corps, ses mouvements qui ont été colonisés. « La paresse du colonisé c’est le sabotage conscient de la machine coloniale (…) ; en régime colonial, la vérité du bicot, du nègre, c’est de ne pas bouger le petit doigt, de ne pas aider l’oppresseur à mieux s’enfoncer dans sa proie. Le devoir du colonisé qui n’a pas encore mûri sa conscience politique et décidé de rejeter l’oppression est de se faire arracher littéralement le moindre geste » (284)

L’attente est un mode de lutte à l’économie. On épargne ses forces. Sur un même corps se superposent alors, même si c’est quasi imperceptible, deux mouvements différents, qui divergent imperceptiblement. Tout en ayant l’air d’obéir à la contrainte extérieure, je m’appuie sur elle pour redéfinir mon propre mouvement. Là, il y a donc bien retournement, sur le mode du détournement. D’extérieur, on dirait que le colonisé ou l’ouvrier travaillent. Or, ils ne travaillent pas : il sabotent. Voilà ce qu’il font. Autant qu’il est possible sans se faire prendre, ils ralentissent la production.

Mais surtout, en attendant, on se prépare. Comme l’écrit Fanon, cité par Dorlin (p.30) : « Dans ses muscles, le colonisé est toujours en attente. … Les symboles sociaux – gendarmes, clairons sonnant dans les casernes, défilés militaires et le drapeau là-haut – servent à la fois d’inhibiteurs et d’excitants. Ils ne signifient point « ne bouge pas » mais « prépare bien ton coup » ». L’attente est déjà révolte parce que le temps d’attente est toujours un temps stratégique d’observation. On trouve ça chez Elsa Dorlin. Elle le montre très bien en s’appuyant sur le personnage du roman Dirty week-end, Bella, qui se fait harceler par son voisin avant de se révéler elle-même tueuse. Pendant tout le temps où elle subit la violence de son voisin, Bella l’observe. Celui qui subit la violence, malgré tout, apprend, regarde, est de force coulé dans son agresseur, et en développe un savoir particulier. Dorlin propose à la fin de son livre d’appeler ça le dirty care. Si on traduit, cela donne « soin ou attention sale ». Au sens où la victime est forcée de faire attention à son agresseur, elle fait attention à lui, non au bon sens du terme, non pas par amour, mais par peur. L’individu qui subit la violence, écrit Dorlin, est « constamment à l’affût, à l’écoute du monde et des autres ; [il est forcé] de vivre dans une inquiétude radicale épuisante, pour nier, minimiser, désamorcer, encaisser, amoindrir ou éviter la violence, pour se mettre à l’abri, pour se protéger, pour se défendre. (…) Il s’agit ici de se soucier des autres pour anticiper ce qu’ils veulent, vont ou peuvent faire de nous. (…)  » 175

Je suis forcé de me centrer sur l’autre afin d’essayer d’anticiper ses coups. Mais d’un autre côté, dans ce moment d’aliénation radicale, je développe une connaissance minutieuse, je suis, pour ainsi dire, aux premières loges, pour observer mon agresseur. Et comme il s’agit de me défendre, c’est avec une acuité inégalée que je l’observe.

C’est cette connaissance qui pourra ensuite se transformer en force si je trouve une occasion de reprendre pied. Ce qui me détruit, je pourrai peut-être le retourner en arme, c’est là encore une forme paradoxale de préparation au combat.

{}Reconquérir ce moment invisible aux yeux mêmes de ceux qui résistent ainsi parfois sans s’en apercevoir, ça devient un des enjeux de la lutte elle-même. C’est ce que fait Fanon dans ses textes : il s’applique à politiser l’attente et l’apparente lâcheté des colonisés, et ce, pour les colonisés eux-mêmes. La politiser, ici, ce n’est rien d’autre que la dévoiler pour ce qu’elle est. Afin de requalifier à leurs propres yeux le moment non glorieux de leur apparente soumission – comme étant, déjà, une manière de se battre, le moyen de se battre de ceux qui n’ont pas ou plus ou pas encore la possibilité de la lutte effective entre leurs mains. Car s’exposer avec sa rage au grand jour, c’est une sorte de luxe, et pour le faire il faut déjà bénéficier d’une forme de protection sociale. Pensons à l’opposition entre les « émeutes de banlieue » et les « manifestations » parisiennes de lycéens dans lesquelles la jeunesse blanche, lycéenne ou étudiante, est certes une cible, mais reste tout à la fois un enjeu de protection policière : si elle peut s’exhiber, parce qu’elle est présumée innocente et précieuse pour l’opinion publique – elle est défendable. Pour les indéfendables, cette exposition elle-même renvoie donc à une question stratégique différente. Montrer cette inégalité dans l’exposition, exhiber donc les différentes formes de résistance, c’est repolitiser les formes les moins visibles.

3. Ultime transformation, ultime retournement : se rendre « sacré ». Ou reprendre de l’avance.

Et maintenant, penchons-nous sur le fameux pivot ultime de la renaissance par la révolte : dans le récit de June Jordan, ce pivot, elle l’identifie clairement, c’est ce qu’elle appelle « le niveau du do or die  », le moment où elle se dit « plutôt mourir ! ». C’est le moment le plus spectaculaire de la renaissance révoltée, et paradoxalement, on renaît dans une forme de proximité avec la mort.

En général, c’est ce pivot qui déclenche la lutte sous sa forme visible. Mais là, ce point là n’a rien de tactique, il s’ancre dans notre limite interne, qu’on découvre en même temps que l’agresseur, de ce qu’on est capable ou pas d’endurer. Cette limite est propre à chacun, elle est relativement insondable. Ce n’est pas une tactique, il n’y a aucune garantie d’efficacité : Jordan par ex. aurait très bien pu, avec sa réaction, se faire effectivement tuer. Prendre un risque mortel, ça ne peut pas être un conseil de stratégie, ce serait absurde. Mais on le voit bien dans son récit, que la seule chose qu’elle sait, c’est que là elle a atteint une limite, sa limite du supportable, très concrète : tout ce qu’elle sait, c’est « Je ne me pencherai pas pour ramasser ce morceau de savon pour cet homme blanc ». Tout plutôt que ça.

Mais qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire qu’elle met sa vie dans la balance, ça veut dire que quelque chose tout à coup compte plus pour elle que sa vie elle-même.

Et ça, en arriver à ce point là, ça change la donne. Ça change la donne des forces en présence, parce que mettre sa vie en balance, c’est toujours inattendu, et ça implique qu’on recourt à des forces de réserve insoupçonnées. Comme une forme de terrible et ultime joker, si on veut.

Qu’est-ce qui se passe dans la révolte de June Jordan ? Ce qui préside à cette transformation, c’est l’affrontement de la mort. C’est dans l’affrontement de sa propre mort qu’elle découvre un surplus inattendu de forces : dans sa mort comme individu, elle retrouve sa communauté, c’est-à-dire un être et des forces qui la dépassent. Voilà ce qui s’annule dans l’affrontement de la mort : ce sont les frontières individuelles. Elle trouve disponible en elle, déjà là, quelque chose qui vaut à ses yeux plus que sa vie et sa mort. Il ne s’agit pas là de suicide, mais au contraire de la défense d’une vie qui dépasse la vie individuelle, d’une vie qui vaut par delà la mort. Elle ne veut pas seulement vivre, mais vivre en noire libre : et elle préfère mourir en noire libre que de vivre en esclave. Voilà ce qui s’active en elle, ce qui s’incarne dans sa rage à ce moment là. Si on termine la phrase, c’est « plutôt mourir que de me laisser dominer par un blanc ». Autrement dit, June Jordan prend le risque de se sacrifier au nom de la lutte anti-raciale – se sacrifier est à entendre au sens propre : de se vouer, offrir sa vie pour quelque chose de plus haut qui lui donne sens. D’où sa remarque que dans ce premier cas, c’est la solidarité raciale qui la sauve. C’est là encore une découverte et concrétisation de soi : elle n’est plus seulement June Jordan, mais June Jordan femme noire libre.

* * *

Et, comme le disent Socrate, Épictète, ou encore Patočka : il est impossible de dominer quelqu’un qui est prêt à mourir. Le tuer, oui, mais on ne peut plus le dominer. C’est le sens de la célèbre remarque de Socrate avant de boire le poison, à propos des accusateurs qui l’ont condamné à mort : « Anytos et Mélitos peuvent me tuer, mais non me nuire ».

Cela ne veut évidemment pas dire qu’il faut mourir, mais que ce recul en amont de soi, là encore, constitue une réserve de puissance.

Voilà. Donc dans la survie et la mort, paradoxalement, la vie attaquée et appauvrie retrouve des forces.

Une dernière question est où ça ? Comment pouvons retrouver des forces au milieu même de l’attaque qu’on subit  ? Une des manières de le penser, c’est d’accepter l’idée que le mouvement de l’existence peut se déployer à plusieurs niveaux de profondeur, ou dans plusieurs directions.

L’existence, pour se battre, comprendre une situation, réagir, se défendre, a besoin d’un sol. Pour avancer, elle se tient à des repères. Ça peut être les autres. Amis, parents, institutions sociales. Ça peut être les codes. Ou des codes alternatifs, des communautés minoritaires. Et ça peut encore être les profondeurs de la subjectivité. L’humanité en général. Ou encore la Terre et le Ciel.

Or, ce qui apparaît dans les révoltes, ce sont des basculements de repères, ou plutôt le surgissement d’autres repères, d’un autre sol plus profond, d’où l’existence peut retrouver un terrain propre. Sans repères, on perd le monde.

1) On a vu que l’effet premier de la violence est une colonisation de soi qui fait qu’on est coupé, coupé de ses réflexes, de ses émotions, de sa capacité d’analyse, que le monde ne se déploie pas à partir de soi mais qu’on est forcé de le voir au travers des yeux de l’autre, dans un souci constant de se protéger, et que parfois, on n’a pas même le temps de s’apercevoir de ce glissement ni de notre propre absence.

A l’inverse, toute légitimation de soi, même négative, est une forme de récupération. Comment recentrer un monde aliéné ? C’est ce qui arrive à Bella à la fin du roman cité par Elsa Dorlin (p.168), où là, le moment de basculement est que pour la première fois, Bella se parle à elle-même, écoute ses propres ressentis, « se redonne réalité », comme le dit Dorlin.

Ça se passe lors d’une consultation de voyance, pendant laquelle elle dit sa conviction « d’être une épave flottante, un objet rejeté sur la côte. La dernière de la course. La pluie sans que vienne le beau temps. (…) La dernière en tout, pour tout le monde ». Même si ça semble négatif, il y a là tout un travail de légitimation de soi et de ses propres émotions. Pour cette raison, le fait même de dire « j’ai peur » est une forme d’autodéfense. Le fait même de demander à quelqu’un comment il se sent, une forme de secours.

Cela revient phénoménologiquement à réinvestir son propre monde – non pas tant par le discours (les discours sont facilement colonisés), que par les émotions, l’espace, le corps, les muscles, par ce qui est inaliénable : l’ego charnel, qui ressent l’émotion et la douleur, souffre, déploie l’espace et le temps à partir de lui-même. Dans une forme de je sens, donc je suis, j’ai mal, donc je suis. Et dire je suis, ça produit un basculement de centralité des phénomènes et une récupération du monde.

Ensuite, redéployer le monde à partir de soi, c’est se considérer par avance comme légitime et reconnaître l’agression. On voit bien dans le cas du second viol subi par June Jordan, celui commis par un de ses camarades militants noir, que la solidarité raciale la paralyse en tant qu’elle la délégitime, l’empêche de reconnaître son camarade comme un agresseur. C’est pourquoi elle analyse, dans le 1er cas, c’est la race qui a libéré ma rage. Dans le second, c’est la race qui m’a paralysée. C’est une forme de paralysie analogue qui inhibe la réaction lors des viols intrafamiliaux, ou encore lorsque les policiers (présumés adversaires des agresseurs) refusent de prendre les plaintes – quand ceux qui sont censés nous protéger deviennent eux-mêmes des agresseurs ou des complices, le sol qui nous soutenait disparaît, et nous avec.

La révolte suppose au contraire qu’on parvienne à redéfinir la réalité à partir de soi : je souffre, donc je suis attaquée, donc il y a attaque, donc tu es un agresseur. Et donc, je suis légitime à me défendre. Sans quoi, si cette redéfinition n’a pas lieu, il y a destruction de notre personne, et déréalisation : je ou nous souffrons, mais il n’y a pas eu, il n’a pas pu avoir d’attaque, donc c’est ma faute ou notre faute, et la souffrance tourne à la haine de soi.

Ce qui est en jeu là, c’est la colonisation de la phénoménalité qui déréalise et délégitime certains vécus en les habituant à se vivre à partir de normes étrangères. Autrement dit, June Jordan si elle avait pu faire primer son propre vécu, aurait pu identifier son violeur comme ce qu’il était, un agresseur, ce dont elle a été empêchée.

Dans les techniques d’auto-défense, qu’elles soient verbales, ou physique il y a ça qui se joue, le fait de reconnaître qu’on peut être attaqué, qu’on est attaquable. Et reconnaître qu’on est attaquable, c’est affirmer son intégrité. La révolte consiste dans le mouvement d’affirmation qu’il y a bien attaque et qu’on y répond. Elle révèle l’état de guerre qui était masqué, elle est toujours violente parce qu’elle manifeste la violence subie comme violence – y compris à ses propres yeux.

Et là, ce sont les autres qui donnent le surplus de force nécessaire. On a besoin des autres pour affirmer son intégrité et par suite entrer en lutte. Lorsque June Jordan laisse éclater la rage en elle : ce qui répond, c’est le regard des autres sur elle comme ayant une identité propre de noire. C’est le regard de ses camarades qui lui donnent sa solidité, en arrière d’elle, et lui permettent de s’affirmer : elle est bien quelque chose, elle se reconnaît dans l’attaque, elle est une noire attaquée par un blanc, et elle se bat. Dans l’autre viol au contraire, aucune identité ne lui est plus renvoyée par les autres, rien ne cristallise en elle. Elle n’est rien, et ne peut pas répondre.

Par suite, on voit que cette capacité à faire primer son propre vécu n’est pas immédiatement donnée, on peut la perdre, la désapprendre, ou n’avoir jamais appris à le faire – et au moment crucial elle est disponible ou ne l’est pas. C’est pas quelque chose qui se décide sur l’instant, mais quelque chose d’une solidarité qui a été incorporée. D’où son reproche aux mouvements féministes d’alors. Personne pour lui renvoyer sa propre image, la préparer à s’identifier dans cette attaque. Son identité de femme agressée par un homme n’est pas disponible, ou insuffisamment réelle.

Et en retour, dans le cas de la révolte, l’identification de l’agression renforce et révèle cette solidarité de manière nouvelle : elle produit, dans le retournement, une nouvelle forme de fusion et de confiance : fusion avec tous ceux qui sont attaqués de la même manière. On pourrait dire tout autant que dans la révolte, June Jordan se révèle et s’ancre dans son appartenance réelle à une communauté noire.

D’où la renaissance et l’inversion des valeurs, que Fanon décrit magnifiquement pour les guerres de libération coloniales : Fanon « Alors les souteneurs, les voyous, les chômeurs, les droit commun, sollicités, se jettent dans la lutte de libération comme de robustes travailleurs (…) Ils assument leur incapacité à entrer dans la cité autrement que par la force de la grenade ou du revolver. Ces chômeurs et ces sous-hommes se réhabilitent vis-à-vis d’eux-mêmes et vis-à-vis de l’histoire. Les prostituées elles aussi, les bonnes à 2000 francs, les désespérés, tous ceux et toutes celles qui évoluent entre la folie et le suicide vont se rééquilibrer, vont se remettre en marche et participer à la grande procession de la nation réveillée ». 126

Enfin, la préparation ultime, pour parler avec le philosophe et dissident tchèque Patočka, c’est de se « sacrifier » au sens propre de... se rendre sacré. Je ne sais pas si c’est le bon terme, mais enfin c’est celui de Patočka, même s’il a des échos christiques qui brouillent ce dont on parle ici, et qu’il faut essayer d’écarter, au moins dans un premier temps, pour comprendre ce dont il est question. C’est de cela que vous m’aviez demandé de parler au départ. Je vais terminer là-dessus.

Patočka ne parle pas du tout de stratégie, mais en revanche il analyse le lieu où le monde peut basculer. Selon lui, l’inversion du réel, le renversement du pouvoir, est aussi et surtout un retournement de soi. La révolution ne peut provenir que d’une révolte au sens, d’abord, d’un renversement de soi [5]. « Où l’histoire et le monde changent-ils ? Dans l’âme, dans l’intériorité » écrit-il. Il ne faut pas entendre là quelque chose de psychologisant ou d’intellectualiste. [6]

Il ne s’agit pas de changer de théorie, mais de se retourner soi-même : à savoir renverser l’orientation du mouvement d’existence. Retourner la vie  : sa direction, ce qui l’anime. Changer l’âme, c’est changer le monde de l’intérieur, en changer la direction, en s’arrimant à ce qui est au-delà des valeurs quotidiennes : au moteur du monde lui-même.

Se rendre sacré, pour Patocka, ça veut dire se retourner soi-même et devenir au sens propre inutile, impropre à l’usage utilitaire, mais voué à la terre, au ciel, au monde.

Ça paraît un peu décalé, et pourtant de nombreuses répressions et révoltes dans l’histoire ont eu partie liée à des pratiques magiques (procès de sorcellerie dans l’Europe moderne naissante, vaudou dans les révoltes haïtiennes, ... ). Pourquoi ? Parce que les pratiques sacrificielles subversives consistent à détourner celui qui est dominé, qui se met au service d’un plus haut que son maître – plus haut et plus puissant.

C’est ça, quand je parle d’arrimage, le sacré, ça veut dire qu’on arrime notre monde ailleurs, et que cette perspective nouvelle échappe aux hommes et au pouvoir.

Quand Patočka utilise le terme de sacrifice, le contexte au départ, c’est le commentaire d’un phénomène de « transe » ou transfiguration des soldats pendant la première guerre mondiale, qui consiste en le fait qu’au milieu de la destruction générale des tranchées, de la mort, de la décomposition du paysage ou plus rien n’était reconnaissable, ont été créé des liens de solidarité inattendus : de solidarité avec l’ennemi. Notamment par des sauvetages, ou « prières pour l’ennemi », moment décrits par les soldats comme des moments d’extase mystique et de fusion universelle.

Avec les destructions environnantes en effet, ce qui est aussi détruit ce sont les valeurs sociales ou politiques, les frontières nationales, les drapeaux, ce au nom même de quoi on est censé se battre (que Patočka nomme « ordre du jour ») est lui-même disloqué – et ce qui surgit au milieu des décombres, c’est une appartenance à une solidarité universelle, où l’ennemi, ce n’est plus l’autre homme, mais les forces qui provoquent cette guerre au contraire.

Voilà ce que veut dire le sacrifice comme nouvelle manière d’exister : c’est le fait de refuser de soumettre sa vie à des buts utilitaires particuliers. Mais la vouer à ce à quoi elle appartient naturellement : à savoir pour Patočka au monde. Se sacrifier, au sens des anciens sacrifices, c’est rendre sa vie au monde plus profond dont elle provient, rendre sa vie à la vie universelle dont tout émane, pourrait-on dire, et de cette manière la remettre en mouvement.

J’en reviens à cela, parce que selon Patočka, il y a là un des moteurs de la lutte, quelque chose qui permet de tenir. L’ouverture à notre connexion universelle constitue une réserve de force inégalée. La force vient d’un arrimage cosmique : arrimage à la loi ou plutôt aux rythmes du vivant, de la terre, du monde. Se sacrifier, pour Patočka, c’est se tenir debout malgré les attaques, tenir pour les autres : et ce qui permet de tenir, c’est que ce à quoi on est arrimé, ce ne sont plus des soutiens relatifs (comme un drapeau, un statut social, etc.), mais des soutiens absolus : nous sommes arrimés à la terre et au ciel. La terre et le ciel, ça paraît très abstrait – mais ça peut s’incarner dans des pratiques très concrètes. Comme le fait par exemple d’enterrer ses morts dans sa terre (pratique de lutte contre la propriété privée en Afrique de l’Est). Et quelqu’un qui est arrimé à la terre et au ciel non seulement devient lui-même inébranlable, mais il devient aussi un soutien inébranlable pour les autres.

Je vais revenir à Sunzi, parce que le propre de son traité sur la guerre est justement le mélange entre stratégie militaire et cosmologie, entre études de terrain et ascèse de soi. Le traité est nourri de philosophie taoïste - et c’est un principe de la philosophie taoïste que gouverner le monde et se gouverner soi-même, fusionner avec le tao, c’est une seule et même chose.

Pour Sun Zi, le meilleur des stratèges a toutes les caractéristiques du Tao, le principe cosmique – il n’a pas de forme, est fluide, susceptible de se renouveler à chaque fois et d’être imprévisible précisément parce qu’il puise au cœur de ce dont tout tire sa loi et son existence. Le tao implique ce qu’on appelle communément non-agir, et qui en réalité ne tient pas à une absence d’action, mais d’abord à une action irradiante sur soi-même : par la manière de se vêtir, se nourrir, s’exercer, se rendre aussi souple et neuf qu’un nouveau-né, pour les taoïstes, ou encore, au contraire, se rentre absolument rigide, pour un confucéen. Dans les deux cas, l’action (ou non action) consiste à ne pas chercher à agir, mais à être soi-même le mouvement. Le parfait génie politique, ça consiste avant tout à se tenir arrimé au rythme de l’univers. On le voit dans une anecdote [7] : « A propos du génie politique de Shun, le Maître dit : Qui, mieux que Shun, sut gouverner par le non-agir (无为) ? Que lui était l’action ? Il lui suffisait, pour faire régner la paix, de siéger en toute dignité face au plein sud. »(Livre des Mutations 15.5)

C’est une image frappante, parce qu’on y voit à la fois la tenue que donne l’inscription cosmique, et à la fois la contagion de cette force qui est censée provoquer un retournement des autres et pouvoir les faire tenir eux-mêmes. Celui qui tient, tient aussi pour les autres. Il devient lui-même le repère. C’est à dire que c’est le monde qui tourne autour de l’empereur.

C’est ce que j’essaie de montrer, que l’isolement et l’enfermement dans l’être individuel est lui-même un des symptômes de l’attaque, de la coupure et de la sidération qu’elle opère en nous. Se défendre en se révoltant, çà ne veut pas dire récupérer ses forces anciennes privées, celles d’avant l’attaque, mais ça veut toujours dire activer des forces plus profondes, découvrir en soi un sol et une puissance insoupçonnée.

Si la révolte est possible, elle veut dire redéployer le monde à partir de soi. Et le redéployer en soi-même : c’est-à-dire puiser dans des forces qui nous dépassent mais sont aussi nous-mêmes en un sens plus profond.

Un peu de Sunzi pour terminer : un passage où précisément le chef de guerre parfait se confond avec le principe même de l’univers, le Tao qui n’a pas de forme mais dont sont issues toutes les formes.

« Infiniment mystérieux, il occulte toute forme, suprêmement divin, il ne laisse échapper aucun bruit : c’est ainsi que le parfait chef de guerre se rend maître du destin de l’adversaire. Il s’avance sans que l’autre puisse le contrer, car il s’insinue dans ses vides ».

« Une formation militaire atteint au faîte ultime quand elle cesse d’avoir forme. (…) La forme d’une armée est identique à l’eau. L’eau fuit le haut pour se précipiter vers le bas, une armée évite les points forts pour attaquer les points faibles ; l’eau forme son cours en épousant les accidents du terrain, une armée construit sa victoire en s’appuyant sur les mouvements de l’adversaire. Une armée n’a pas de dispositif rigide, pas plus que l’eau n’a de forme fixe. Celui là qui remporte la victoire en sachant profiter des manœuvres adverses possède un art réellement divin ».

[1Tentative de traduction : « La première fois, l’homme qui m’a violée était blanc. Je pensais que c’était un ami, en quelque sorte. Pas un proche, mais quelqu’un de mon environnement habituel, assuré, familier. Sous le choc, j’avais basculé dans la nausée, un sentiment de dégoût de moi-même, une conviction d’impuissance absolue, jusqu’au moment où il essaya de me frapper dans la douche ; il avait allumé l’eau, le savon est tombé sur le sol et il a crié, « Ramasse ! ». Il me donnait l’ordre de le ramasser ! C’est ça qui m’a arraché au dégoût de moi-même qui me paralysait, parce que j’ai pensé deux choses : J’ai pensé (a) C’est un homme blanc qui essaie de me faire faire quelque chose et (b) C’est un monstre qui veut que je me penche vers un morceau de savon pour pouvoir me sodomiser ici et maintenant, après tout ce qu’il m’a déjà fait subir depuis 45 minutes. Et j’ai dit à cet homme, j’ai dit : « Ramasse le toi-même ! » Je n’arrivais pas à croire que j’avais retrouvé ma voix, mais je l’avais retrouvée, et voilà ce que je lui ai dit. Il a été encore plus surpris que moi. Et à partir de ce moment, j’étais décidée ; à partir de ce moment, la peur a disparu : la seule chose qu’il aurait pu encore me faire, ça aurait été de me tuer, et je m’en moquais ; Tout ce que je savais, c’est que c’était ça : ma limite était là ! Je ne me pencherai pas pour ramasser ce morceau de savon pour cet homme blanc. (...)
Il m’a fallu un certain temps, je veux dire, pour remarquer que finalement, la seule chose qui avait été susceptible de me faire parvenir au niveau de rage du « agir ou mourir », ça avait été le fait que je me concentrer sur le fait qu’il s’agisse d’un homme blanc donnant des ordres à une femme noire. Je n’avais pas pu atteindre ma rage autoprotectrice sur d’autres bases ».

[2Sur ce plan, la différence entre révolte non-violente et révolte violente n’est pas tant dans les moyens d’actions utilisés que dans la limite qu’on donne à la réponse : ou bien on s’en tient à rétablir les frontières propres, à restaurer son intégrité territoriale, pourrait-on dire. Ou bien on va jusqu’à envahir celui qui nous avait envahi, l’envahir ou le détruire. Par exemple : le fantasme de castrer le violeur, de l’atteindre en son corps, ou de le tuer, est une réponse violente, puisqu’il ne s’agit pas simplement de restaurer ses anciennes limites, mais d’affirmer sa suprématie sur l’autre.

[3Un des aspects les plus frappants chez Sunzi, c’est une revalorisation des coups « non virils », du travestissement et de la ruse dans le combat. Voir notamment l’anecdote biographique rapportée dans l’édition de J. Lévi, qui rapporte que Sunzi se serait ironiquement vanté de pouvoir amener à la victoire une armée de femmes, et aurait tenté l’expérience d’un entraînement militaire sur 180 femmes du gynécée du roi de Wou (Sun Tzu, L’art de la guerre, p.158).

[4Pouget, Le père Peinard, 1897, « J’ai déjà eu l’occase d’expliquer aux bons bougres ce qu’est le sabotage : c’est le tirage a cul conscient, c’est le ratage d’un boulot, c’est le coulage du patron… Tout ça pratiqué en douce, sans faire de magnes, ni d’épates. (...)

Supposons que ce [patron] galeux ait tellement bien tiré ses plans que son serrage de vis coïncide avec une situation tellement emberlificotée que ses prolos ne puissent tenter la grève. Qu’arrivera-t-il ?

En France, les pauvres exploités groumeront salement, maudiront le vampire. Quelques-uns – les plus marioles – feront du chahut et plaqueront le bagne ; quant aux autres, ils subiront leur mauvais sort.

En Angleterre, ça se passera autrement, foutre ! Et ça, grâce au sabotage. En douce, les prolos de l’usine se glisseront le mot d’ordre dans le tuyau de l’oreille : « Hé, les copains, on sabote…, faut aller, piano ! » Et, sans plus de magnes, la production se trouvera ralentie. (...)

Pour en revenir au sabotage, les Anglais l’ont pigé chez les Écossais – car les Écossais sont cossards – et ils leur ont même emprunté son nom de baptême : le Go canny.

Dernièrement l’Union internationale des chargeurs de navires a lancé un manifeste prônant le sabottage, afin que les dockers se fichent à la pratiquer, car jusqu’ici, c’est surtout dans les mines et les tissages que les prolos anglais ont sabotté.

Voici le manifeste en question :
« Qu’est-ce que Go canny ?
« C’est un mot court et commode pour désigner une nouvelle tactique, employée par les ouvriers au lieu de la grève. Si deux Écossais marchent ensemble et que l’un court trop vite, l’autre dit : ‘Go canny’, ce qui veut dire : ‘Marche doucement, à ton aise.’ » (…)

[5On oppose classiquement, la révolution qui serait un grand changement politique effectifs : avec prise de pouvoir, aux révoltes : soulèvements populaires momentanés. Mais cela masque le problème de penser le lien entre renversement des institutions et renversement de soi.

[6Au sens de la critique célèbre que Marx adresse aux jeunes hégéliens en introduction de l’idéologie allemande.

[7Cité par Anne Cheng, Histoire de la pensée chinoise. [Merci à Jing Xie qui a rapporté cette anecdote lors d’une conférence donnée à l’EHESS].

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