En matière d’écologie, la parole scientifique occupe aujourd’hui une place considérable, en particulier en ce qui concerne les sciences de la nature [1]. Tout nouveau rapport du GIEC [2] ou de l’IPBES [3] est commenté par la presse. Les analyses scientifiques du réchauffement climatique et de l’érosion de la biodiversité se retrouvent tant sur les pancartes des manifestant·es que dans la bouche des responsables politiques [4]. Les scientifiques de la nature en sont plus que conscient·es et considèrent que leur statut leur confère un devoir particulier de diffusion de leurs connaissances. Pour plusieurs raisons, certain·es prônent ou se voient imposer la neutralité, tant en terme de discours que de position. Si cette quête peut paraître légitime, elle semble néanmoins reposer sur des méconnaissances et des confusions entre méthode scientifique et neutralité, entre écologie au sens scientifique et au sens politique.
Discours neutre ou discours vide ?
Lorsqu’il s’agit de décrire les océans, les nuages, les espèces animales et végétales, les forêts, les sols, ou lorsqu’il s’agit de rendre compte des ravages [5] écologiques actuels, la seule façon d’être neutre est de se taire, ce qui n’est de toute évidence pas satisfaisant en termes de communication scientifique.
En effet, le choix des mots reflète les valeurs, la culture et la vision du monde de celle ou celui qui parle. Si les mots employés pour décrire les destructions écologiques actuelles font l’objet d’une bataille des idées, c’est qu’ils sont d’une importance politique fondamentale. Le terme « anthropocène » [6] en est un exemple frappant. Bien qu’il soit utilisé très fréquemment dans les médias et par des scientifiques de la nature [7], il a été fortement critiqué, et de nombreuses alternatives ont été envisagées pour pallier à ses défauts. En effet, en identifiant une hypothétique humanité indivisible comme auteure des ravages écologiques actuels, le terme popularisé à la fin du XXe siècle par le météorologue et chimiste Paul Josef Crutzen ne permet pas de rendre compte de la répartition inégale des responsabilités parmi l’espèce humaine. Par exemple, ce terme amalgame les sociétés industrielles [8] et les peuples dits autochtones, primitifs ou sauvages [9]. Or ces-derniers ne sont pour rien dans l’avènement de ce que l’on nomme, à tort donc, « anthropocène ». Certaines sociétés industrielles semblent même apporter la preuve que l’humain peut vivre en équilibre avec son environnement [10], et représentent une source d’inspiration parmi d’autres pour imaginer les transformations profondes de nos sociétés que les ravages écologiques appellent. C’est pourquoi certain·es préfèrent parler d’ « industrialocène », ou encore d’ « occidentalocène ». D’autres, qui identifient le capitalisme comme principal responsable du désastre, parlent de « capitalocène ». Ce-dernier concept a l’avantage de pointer du doigt que, même à l’intérieur des sociétés industrielles [11], la responsabilité n’est pas partagée équitablement entre les individu·es [12]. Ce sont les administrateur·ices du capitalisme [13], et les promoteur·ices de l’idéologie correspondante [14] qui sont alors mis en cause.
On le voit ici, le choix du terme « anthropocène » pour désigner l’époque géologique actuelle, bien que consensuel dans certains milieux scientifiques et journalistiques, n’a rien de neutre. Comme beaucoup de termes issus du corpus des sciences de la nature, il a acquis une portée hautement politique. Son utilisation renforce certains préjugés qui nous empêchent d’imaginer un « monde d’après » désirable, et alimente une vision misanthrope de l’humanité selon laquelle les humains seraient « le virus » qui détruit la planète. S’il est certain que l’usage du mot « capitalocène » vaudrait à un·e scientifique d’être qualifié·e par ses pairs et par la presse d’engagé·e, voir accusé·e de non-neutralité, il n’en est paradoxalement rien du terme « anthropocène ». Vouloir décrire le monde de manière prétendument neutre amène finalement à calquer son discours sur l’idéologie dominante, favorisant ainsi le statu quo.
Neutralité et statu quo
Prenons le cas d’une présentation sur des projections climatiques de température de la surface terrestre, où l’intervenant·e est amené·e à mettre en perspective ses recherches, à donner un contexte qui motive ses travaux. On invoquera par exemple la « la transition écologique » [15], ou encore les « Objectifs de développement durable » [16]. On tiendra en général pour acquis la nécessité des activités industrielles, la disponibilité des technologies actuelles, et un niveau de consommation d’énergie et de matériaux élevé [17] (bien que la sobriété soit souvent prônée, sans préciser où se situe la limite entre sobriété et gaspillage). L’institution étatique sera prise pour norme et considérée comme une forme démocratique de gouvernance. On déplorera les dégradations environnementales uniquement pour les conséquences qu’elles ont sur l’humanité [18]. Par exemple, la disparition d’espèces végétales à cause du réchauffement climatique sera mise en avant pour les éventuelles propriétés médicinales que renferment ces plantes, pas pour leur valeur intrinsèque. Une vision comptable, anthropocentrée, ethnocentrée [19] et sociocentrée du monde viendra agrémenter le propos scientifique de l’intervenant·e. Le même phénomène est susceptible d’advenir lors d’une présentation sur l’acidification des océans, la fonte des glaces ou la circulation atmosphérique. Cette position ne sera pas jugée comme « engagée », bien qu’elle le soit.
Les scientifiques de la nature qui partagent cette vision du monde pourront l’exprimer sans rougir, ne se rendant parfois même pas compte que leurs affirmations ne vont pas de soi [20]. Les autres scientifiques de la nature, qui pensent qu’il est nécessaire de changer radicalement de perspective, de remettre en cause les valeurs et les modèles sociaux actuels, n’oseront pas défendre leurs idées de peur d’être mal vu·es par leurs collègues, ou même de voir leur intégrité scientifique disqualifiée. Pourtant, la documentation scientifique des ravages écologiques devrait nous amener à sortir du statu quo, à bousculer notre imaginaire pour trouver des voies dans lesquelles les humains, les autres espèces animales et leurs milieux de vie seront préservés.
L’illusion de la position neutre
Il est impossible d’avoir une position neutre dans un environnement politique. Ce-dernier est fait d’oppositions, de rapports de force, de luttes, de victoires pour les un·es et de défaites pour les autres. S’abstenir de choisir un camp, c’est agir en faveur du statu quo [21], c’est cautionner les oppressions faute de les combattre. Croire en la possibilité d’une position neutre relève d’une conception idéalisée du débat politique, qui ne serait qu’un simple échange d’idées, d’où résulterait une prise de décision commune organisée démocratiquement par nos institutions politiques. Il n’en est rien. Les formes de gouvernance actuelles sont autoritaires, des aristocraties électives que sont les États [22] aux grandes entreprises hiérarchiques elles mêmes gouvernées par le marché [23]. Dans ce contexte, ne pas prendre position, c’est laisser le pouvoir décisionnel aux « responsables » politiques et à la « rationalité » économique qui ont amené à la situation actuelle de mise en péril des conditions de vie humaine et de destruction du vivant sur Terre.
L’expert·e est le problème
La quête de neutralité de la part des scientifiques de la nature vient de la position d’expert·e qu’on leur donne, dans la société et dans le débat public. Les modes de gouvernance autoritaires que l’on connaît sont fondés en partie sur la primauté du savoir technique sur toute autre forme de savoir. Le scientisme [24] considère que seule la méthode scientifique permet d’accéder à la vérité, et que par conséquent toute décision doit être prise à partir de l’examen de faits établis scientifiquement. Ce postulat confère un statut d’autorité à l’expert·e. En tant que scientifique, il est alors légitime de ne pas vouloir prendre position au nom de la science dans un débat d’idées politique, pour ne pas user ainsi de son statut d’autorité dans la défense de positions personnelles. Une telle entreprise relèverait en effet d’une tromperie, car l’expertise scientifique seule ne permet jamais d’affirmer que telle ou telle décision politique est bonne. Un tel abus risquerait par ailleurs de décrédibiliser la parole scientifique. Malgré cela, un·e scientifique ne doit pas se priver d’exprimer sa position en tant qu’individu·e, car iel ne peut pas faire autrement que de prendre position, comme on l’a vu précédemment.
Par ailleurs, si un·e scientifique se doit de montrer clairement qu’iel exprime son opinion en tant qu’individu·e et pas au nom de la science, cela ne doit pas donner l’impression que son travail scientifique est, lui, neutre. Il me semble que cet article se trompe en disant que les scientifiques « devraient explicitement communiquer sur les moments où ils militent en tant que citoyens et ceux où ils se positionnent en tant que chercheurs » (je souligne). D’une part, individu·e et chercheur·se sont indissociables, et d’autre part, méthode scientifique ne signifie pas neutralité mais plutôt fiabilité (car les résultats sont vérifiables et reproductibles). Ce sont ces faits qu’il faut expliciter dès le début lorsqu’un·e scientifique intervient dans le débat public.
Le scientisme inhibe également la capacité des scientifiques de la nature à s’exprimer sur des questions de société qui ne sont pas l’objet direct de leurs propres travaux recherche. En effet, si seuls les experts ont raison, alors la parole d’un·e non-expert·e n’est jamais légitime. Si bien qu’un·e océanographe ne devrait pas s’exprimer sur les questions d’agriculture, un·e biologiste ne devrait pas s’exprimer sur des questions de production d’énergie...etc.
Pourtant, ce fonctionnement technocratique a prouvé qu’il n’était pas capable de résoudre les problèmes qu’il engendre, en particulier en matière de défense de la nature. La spécialisation à outrance des compétences techniques empêche les individu·es de comprendre le monde dans sa globalité [25], et la délégation des prises de décisions à une aristocratie (même élue) mène à l’accaparement de la nature par une minorité. Par ailleurs, malgré la succession de nouvelles solutions techniques aux problèmes environnementaux causés par les activités industrielles, les nuisances se perpétuent [26].
Enfin, gardons en tête que la perspective d’un pouvoir autoritaire « écologique », où la gestion des ressources naturelles serait assurée par un contrôle extrême de la population, n’a rien de réjouissant. Le spectre de l’écofascisme est présent, redouté depuis le rapport Meadows [27], et se rapproche à mesure que les projets de « smart cities » fleurissent [28]. Il existe de nombreuses possibilités de société prenant en compte les limites planétaires, et ce ne sont pas des experts qui pourront décider du « meilleur » projet politique écologique. La distinction entre environnementalisme et écologie politique [29] permet notamment de comprendre que les préoccupations écologiques ne dictent pas de trajectoire prédéfinie (par la science, les expert·es...).
Le choix de l’auditoire
Les rapports scientifiques du GIEC ou de l’IPBS n’existent pas ex nihilo : conformément à l’organisation technocratique de nos sociétés, ils sont initialement destinés aux -et commandé par les- responsables politiques, pour leur permettre de prendre les meilleures décisions. Mais ces rapports ont également pris une place considérable dans le débat public. Ils permettent aux non-experts que sont les citoyen·nes de s’informer sur les ravages écologiques, de mieux comprendre le fonctionnement du monde naturel dans lequel nous vivons. Ils sont aussi un moyen pour elleux de faire pression sur leurs gouvernants. Les scientifiques alimentent ainsi paradoxalement, à travers cet outil technocratique que sont les rapports scientifiques destinés aux décideur·ses, un transfert de connaissance et de pouvoir vers les citoyen·nes.
Nombre de scientifiques de la nature sont par ailleurs persuadé·es que les rapports ne suffisent pas, et qu’il leur faut aller à la rencontre du public pour transmettre leurs connaissances. Iels fournissent d’importants efforts de vulgarisation et de communication que l’on ne peut que saluer. Le choix du public auquel iels s’adressent alors est, lui aussi, d’ordre politique. Ainsi, le fait que l’ex vice-président du GIEC et ancien directeur de l’Institut Pierre Simon Laplace, Jean Jouzel, donne des conférences sur le climat lors de croisières de luxe, a été vivement critiqué par des militant·es écologistes. On ne peut pas considérer comme neutre non plus, le fait qu’Hervé Le Treut, nouveau directeur de ce même institut, ait donné une conférence à un meeting du parti majoritaire En Marche !. En France, Valérie Masson-Delmotte est probablement la chercheuse la plus active dans la diffusion de l’information scientifique sur le climat. En plus d’intervenir dans les universités et dans la presse, elle fait le choix d’aller à la rencontre des militant·es des marches pour le climat, et même d’échanger avec Assa Traoré (qui milite avec acharnement pour réclamer justice et vérité après le meurtre par la police de son frère, Adama Traoré). Cette démarche apparaît particulièrement importante alors que la partie de la population qui se considère « écologiste » est majoritairement blanche et issue de classes sociales favorisées. On voit ici, par la diversité des pratiques, que le choix de l’auditoire n’est jamais neutre, tout comme la nature du discours et la position d’un·e scientifique.
Le scientifique comme sujet politique
Si la méthode scientifique permet de vérifier objectivement la véracité d’une affirmation, l’objet d’étude est toujours défini par des valeurs et des priorités qui sont, elles, politiques. Les institutions, les modes de financement et de fonctionnement de la science ne sont ni objectifs, ni rationnels. Il est impératif que les scientifiques de la nature s’emparent de la dimension politique de leur disciplines, pour celleux qui ne le font pas déjà. En effet, beaucoup sont engagé·es dans une démarche de réflexion politique profonde, et puisent souvent des informations précieuses du champ des sciences humaines et sociales. Iels prennent position dans des tribunes et lors de présentations scientifiques, s’engagent dans l’action syndicale, participent activement aux mouvements sociaux, ou encore créent des collectifs d’écologie politique. Ce texte est un appel à amplifier ce mouvement de politisation des sciences de la nature.
Vers des sciences de la nature politisées
Afin de passer de sciences réduites à des analyses techniques à des sciences capables d’appréhender leur fonction politique, il apparaît nécessaire de décloisonner les univers de recherche. En effet, les sciences de la nature gagnent à se mêler à des disciplines telles que l’anthropologie, l’économie, la philosophie, la sociologie, ou l’histoire. Celles-ci sont essentielles pour comprendre ce qui mène aux ravages écologiques. Des collectifs de chercheur·se tels que l’Atécopol de Toulouse opèrent déjà ces échanges entre domaines scientifiques. Cette démarche permet de faire sens de notre monde dans sa globalité pour prendre position politiquement, plutôt que s’aligner par défaut sur un statu quo potentiellement dévastateur. Ce décloisonnement et cette prise de position impliquent de sortir du rôle de l’expert·e, et de condamner la technocratie, comme ont pu le faire des collectifs de chercheur·ses engagé·es tels que Survivre et Vivre dans les années 1970 [30]. Le prolongement naturel de cette démarche est l’ouverture à l’ensemble des non-expert·es, citoyen·nes, habitant·es, militant·es, qui luttent pour l’avènement d’une nouvelle société où l’écologie est centrale et ne se réduit pas à un ajustement marginal de pratiques fondamentalement destructrices.
Un·e doctorant·e
Merci aux relecteur·ices