Scène de tourisme ordinaire

Valentine Fell

paru dans lundimatin#464, le 24 février 2025

Toutes les tables sont dressées dans la salle du restaurant de l’hôtel qui surplombe la ville de Mirleft. Il n’y a pourtant que 6 clients : quatre amis à peine arrivés et un couple d’habitués qui n’en sont pas à leur premier dîner. Entre deux banquettes, sur une petite table en céramique, est posée une lampe. Son pied est un minaret miniature en terre cuite en haut duquel est fixé un abat-jour en toile de lin claire. Une sorte de bobo-blasphème, me dis-je en m’asseyant auprès de mes trois compères. Le lieu est un ancien fort militaire qui a été totalement réaménagé par un Français installé depuis une vingtaine d’années au Maroc. À l’écart du tumulte de la ville, seuls les oiseaux y tourmentent les oreilles.

Larsen, le maître de maison, dépose devant nous des plats colorés : petits pois du jardin, poivrons marinés, écrasé de fèves, courgettes farcies aux tomates, aubergines rôties au ras el hanout. Nous versons l’huile trouble sur le batbout que la cuisinière a juste sorti du four. L’odeur de l’olive pressée sur le pain chaud nous réconforte après plusieurs jours de marche dans l’Anti-Atlas. L’ancien fort est un havre de paix. Toute son architecture nous enveloppe comme une couverture et nous suspend hors des petits désagréments propres à tout voyage. De l’autre côté de la salle, le couple de cinquantenaire réclame une seconde bouteille de rouge que Larsen s’empresse d’aller chercher. Cela fait 17 ans qu’il travaille ici, mais presque toute sa vie qu’il fréquente l’endroit. Avant d’être un hôtel, le fort était une école primaire et avant l’école, une prison. Larsen y avait appris à compter et son père, encore jeune homme, y avait été retenu. Lorsqu’il revient avec la bouteille d’alcool, le couple a engagé la conversation avec nous. « Ha c’est votre première fois ici ? Vous allez voir, tout est impeccable, le service, les chambres… Vous aimez le surf ? », nous demande l’homme légèrement ivre. Sans attendre de réponse il ajoute : « À part les sports de nature, deltaplane, rando à cheval, il n’y a pas grand-chose à faire dans le coin. Il y a la plage aux arches. C’est populaire. Y a des petits cafoutchs (je comprends qu’il veut dire « cafés ») pas cher sur le long de la plage. Et les gens du coin viennent y manger un poisson grillé assis sur des chaises en plastique. Ça doit être du poisson d’élevage mais ça reste sympathique. » Larsen remplit son verre sous le regard de sa femme qui, d’un geste discret de la main, l’arrête à la moitié. Elle a un très beau visage, des cheveux en bataille couleur jais et des lunettes a la monture épaisse qu’elle porte sur la pointe de son nez. Elle nous raconte que cela fait plus d’une trentaine d’années qu’ils viennent tous les deux en vacances au Maroc et qu’ils connaissent « très bien » le pays. Il reste bien entendu des villes qu’ils n’ont jamais traversées. « D’ailleurs nous sommes allés à Tiznit pour la première fois aujourd’hui. C’était sans aucun intérêt. Une amie nous avait dit qu’il y avait une super boutique de tapis, et que pour 20 euros on pouvait se les faire envoyer en France. Mais ils étaient tous vilains. » Heureusement que Larsen, qui est originaire de cette ville, est reparti en cuisine, me dis-je atterrée. « Nous ça nous a beaucoup plu », rétorque mon ami. « Même plus que les escales que nous avions faites précédemment », ajoute-t-il.
— Où étiez-vous ?
— À Taroudant.
— Mais c’est formidable Taroudant ! Ça n’a rien à voir avec Tiznit, s’extasie notre voisine.
Tiznit et Taroudant sont deux villes de la région Souss-Massa, leur population est principalement berbère et s’élève à 85 mille habitants environ. Toutes deux ont le cœur protégé par une muraille d’architecture mauresque dont la couleur varie au fil de la journée : du jaune à l’orange sanguine. À Taroudant, un charmeur de serpent, un joueur de lotar et un contorsionniste officient sur la place principale. À Tiznit une source d’eau verte, appelée « source bleue » et une coopérative d’argent où sont fabriqués des bijoux constituent les visites touristiques incontournables. Dans l’une comme l’autre de ces villes, nos gueules occidentales intéressent les rabatteurs qui nous entrainent volontiers voir telle ou telle boutique, manger dans tel ou tel resto, afin d’égrener quelques sous sur notre passage. Only fair.
— En même temps on était mal luné ce matin, reprend le type. Je m’étais garé n’importe comment sur la place et dès qu’on est sorti de la voiture on nous est tombé dessus pour nous traîner dans un cafoutch sans charme. À Taroudant c’est autre chose !
— Taroudant c’est la première ville que nous avons visité lors de notre tout premier voyage dans le pays chéri, nuance sa femme. Et comme en aparté : On venait de se rencontrer. Nous étions jeunes, l’air était doux, les arbres luxuriants…
Elle se resserre un verre dans un soupire de nostalgie, à côté d’elle son mari avachi sur la banquette a l’air fatigué. Il est 20H40, au loin le muezzin appelle à la dernière prière de la journée. « Ici le chant est plus agréable qu’à Taroudant en tout cas ! Sans doute parce qu’on est un peu loin ! », rit-elle comme pour prendre de la hauteur avec ses souvenirs avant de poursuivre :
— Mais c’est peut-être la seule chose détestable dont je me souvienne de cette ville. Celui qui appelait à coté de notre riad, criait plus qu’il ne chantait. Et avec une telle véhémence ! J’avais l’impression de me faire gronder du matin au soir. 
— Alors qu’il y en a qu’on prendrait pour des hirondelles, concède son compagnon.
— Eh bien pas celui à côté de chez nous, rappelle-toi ! Je me demande comment il est possible de vivre dans un pays où tous les jours que Dieu fait, on vous somme d’aller prier, conclut-elle.
Debout à l’entrée de la pièce, Larsen se tient silencieux, un œil sur le feu qu’il avait de temps à autre ravivé en y jetant quelques écorces sèches de palmiers. Je cherche son regard mais l’homme d’une quarantaine d’années reste impassible. La lumière des flammes lèche son visage creusé par le temps et la fatigue. Ses mains sont croisées dans son dos. Quand il se retourne, j’aperçois qu’il porte trois bagues à chaque main. « Qu’est-ce qui émane de nous pour que ce couple étale allègrement sa condescendance », me demandais-je. « Notre seule présence dans cet hôtel isolé de la ville, atteste-t-elle d’une complicité certaine entre nous ? D’un mépris commun pour ce qui nous environne ? Où sommes-nous simplement dans un repère à cons ? » Je rassemble nos assiettes et les tend à Ayoub, un jeune homme de mon âge qui aide au service du soir.

Quelques minutes plus tard Larsen revient, les bras chargés d’un immense tajine qu’il dépose devant nos voisins de table. « Cette semaine, leur explique-t-il, nous sommes rentrés dans le mois précédant le Ramadan. Nous les musulmans, devons être d’autant plus généreux et avenants. Soyez donc les bienvenus, sentez-vous comme à la maison et faites-moi signe si vous avez besoin de quoique ce soit », dit-il en soulevant le dôme de terre cuite. Avec la fumée, s’élèvent les odeurs de raisins secs et d’oignons confits. Une fois dissipée, je surprends son regard planté dans le mien et sur ses lèvres un discret sourire. De l’autre côté de la table la femme dit : « hummm ça a l’air DI VIN. » Et dans un flash je m’imagine l’assommer avec la lampe minaret.

Valentine Fell

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