J’ai passé la journée à zoner dans l’espace réel où je suis confiné et le cyberespace où j’ai l’illusion d’avoir un peu plus de liberté. Presque quinze ans d’une vie dictée par une administration dans des lieux et avec des conditions encore plus délétères, ont écorché ma pugnacité et ma joie de vivre. Ce texte a été écrit avec ma compagne.
Carmaux, dimanche 26 juin 2022, 16h21
Tranquillement assise sur ma chaise de jardin, je contemple 5 stères de chêne mises en vrac sur mon terrain que je dois ranger convenablement sous mon préau. Nous sommes le 26 juin et j’anticipe déjà le froid de l’hiver. Ce tableau semble résumer assez bien ma vie.
Un amas de toutes les « choses » que j’ai le devoir de mettre en place pour survivre à la rigueur de l’assignation à résidence de mon conjoint. Cela fait deux semaines que je me suis fait livrer ce trésor, et le courage me manque. D’habitude, j’exécutais la tâche dans l’heure qui suivait. Aujourd’hui triste réalité de constater que mon envie et ma force se sont mués en procrastination et en faiblesse. Immobilisme forcé, il me semble être à bout de souffle, en bout de de course.
Je ne supporte plus la situation et en fin de compte, je ne me supporte plus tout court. Plus rien n’a de sens, si ce n’est de m’occuper de mes enfants. Je finirai bien par le ranger ce bois de chauffage, il le faut bien. Ou bien vais-je le laisser tel quel. Après tout... Ce n’est qu’une question d’esthétisme !
Chaque action demande un effort considérable.
Je ne suis chez moi que pour emmener les enfants à l’école ou pour me rendre au collège dans lequel j’exerce. Le week-end et les vacances, je suis à Aurillac. Je ne construis que très peu de relations sociales. Je vais voir ma famille en Creuse aussi souvent que je le peux, et les trois membres encore accessibles de cette famille viennent parfois me visiter. Je me suis longtemps satisfaite de cette organisation sans me plaindre mais aujourd’hui, je suis fatiguée de suivre à la lettre les instructions du ministère de l’intérieur.
Un camionneur, certes travaille cinq jours par semaine, loin de sa famille mais il peut se reposer auprès de ses proches, chez lui et donner un sens à sa vie. Mon cheminement intérieur est tout autre. Je vis dans ma maison cinq jours par semaine et le week-end je dois prendre la route pour passer mes congés dans un lieu que je n’ai pas choisi avec un couvre-feu imposé à mon compagnon et de fait, à moi aussi et à nos enfants, si nous voulons passer du temps ensemble.
Quel est le sens de tout cela ? Presque quinze ans d’une vie dictée par une administration dans des lieux et avec des conditions encore plus délétères, ont écorché ma pugnacité et ma joie de vivre. Mes enfants ne peuvent que subir ma lente désintégration et sont inévitablement éclaboussés par toute cette morosité au quotidien.
Aurillac, dimanche 26 juin 2022, 22h47
J’ai passé la journée à zoner dans l’espace réel où je suis confiné et le cyberespace où j’ai l’illusion d’avoir un peu plus de liberté. Ces quelques lignes, je finis enfin par les taper au clavier après avoir lu celles de ma femme, aussitôt le mail reçu. Cette immédiateté de la correspondance me donne le vertige. Je me sens proche d’elle lorsque nous nous parlons au téléphone, lorsque je lis ses textos, ses mails et lorsque nous échangeons par chat. Mais ce n’est pas vraiment elle, juste des extensions numériques d’elle : des signaux modulés et démodulés de sa vraie voix, des caractères affichés sur l’écran de mon smartphone idoines de ceux qu’elle a tapoté avec ses vrais doigts.
Je tente de me souvenir des impressions que je lui ai délivrées à chaud...
Je lui disais que ce qu’elle ne ressentait que maintenant, je le ressentais déjà il y a quatorze ans.
Je lui disais que peut-être maintenant comprend-elle ce que je signifiais par : « Tout cela est le fruit de la Situation. ». La Situation, c’était une manière euphémique de présenter tout ce que le Ministère nous fait subir depuis si longtemps. Lorsque je répétais : « la Situation », cela avait parfois le don de l’énerver. Elle pensait que je me défaussais sur cette personnification du contrôle et de la surveillance que le Ministère infligeait à toute une famille. Elle pensait que je divaguais, que c’était ma manière de prendre la fuite, du réel et de me réfugier dans un univers fantasmagorique où je n’étais plus ce gorille alpha patibulaire fantasmé par mes calomniateurs mais où je retrouvais ma figure humaine.
C’est seulement après quatorze années qu’elle invoquait à son tour, « la Situation ».
Lorsqu’elle était en train de me parler pour échanger avec moi sur son écrit, j’entendais au loin les cris d’exaspération de mon fils âgé de huit ans. Je lui proposai de lui parler un peu pour le raisonner mais elle refusa de me le passer. On ne peut pas exercer son autorité de père par téléphone. Que lui dire, par ailleurs ? Cela fait six ans que je lui raconte que le chef de la police va finir par me laisser revenir à la maison : six ans, les trois quarts de sa vie... Autant dire une éternité à l’échelle d’une vie d’enfant.
Notre vie n’a plus aucun sens surtout après les paroles abruptes de la procureure qui ne sait plus comment justifier cette peine complémentaire d’interdiction définitive du territoire français. Délestés de plusieurs centaines d’euros de billets de trains, fatigués de près d’une journée entière de trajet aller/retour pour rejoindre la capitale, séparés dès notre arrivés car le ministère exigeait que je sois hébergé chez mes parents en étant soumis à deux pointages (au commissariat situé à une demi-heure à pieds) et à un couvre-feu entre 21 heures et 7 heures du matin, la veille de l’audience ; nous étions revenus épuisés à minuit et quart, à Aurillac. Tellement épuisés que le dernier trajet en train express régional nous l’avions effectués affalés sur les sièges, dormant assis. Il fallait après cela récupérer la voiture de ma femme, charger les bagages et conduire jusqu’à mon antre excentré du centre-ville. Ce seul dernier trajet en disait long sur comment nous étions perçus : des rebuts de la société.
Pour ma femme et mes enfants il fallait ensuite reprendre le lendemain la voiture après avoir fait un court passage chez le garagiste qui nous avait assuré que le bruit provenant du capot n’était dû qu’à l’usure de la poulie de l’alternateur et que la voiture vieillissante pouvait accomplir les deux heures et demie de trajet qui la séparait de Carmaux.
J’avais passé la journée à essayer de me débarrasser de ce spleen qui trottait dans ma tête depuis le départ de ma famille. Le seul titre qui me consolait un peu c’est le dernier morceau de la Rumeur : « Saturés ». Le groupe de rap avait parfaitement résumé « la Situation ».
« Même un béret sur la tronche, une tradition sous l’bras
J’aurais ni la gueule, ni l’emploi
J’pourrais développer
C’est ni l’heure, ni l’endroit
En parler d’une seule voix
Quelque part dans des sales draps
Mes dièses sous le matelas
Mes braises à l’abri du froid
Enchaîné au franc CFA
À l’origine du feu
Étincelle après étincelle
Fin d’la lune de miel
Ce sera nous contre eux
Tu glisses, tu suis, tu pousses, tu tiеns
T’y crois, tu tires sur la laisse à chien
Saturé
Tu glissеs, tu suis, tu pousses, tu tiens
T’y crois, tu tires sur la laisse à chien
Et puis croule sous le poids du quotidien
Bouffe tes miettes de pain
C’est fou c’que l’bout du rouleau t’va bien
Foutu comme l’écume des jours qui s’échoue sur les rotules
La merde est un virus qui s’inocule
La charge du CRS, la charge du procureur
La charge de la détresse, la banque ne fait jamais d’erreur
Vie raturée, dos courbaturé
La peur n’évitera pas l’danger de s’faire fracturer
Au bord du brasier, le crâne écrasé
Rien dans l’gésier, lourd comme un casier
Plus rien à recracher d’autre que des œdèmes
Je crains qu’on n’en ressorte pas indemne
Tu glisses, tu suis, tu pousses, tu tiens
T’y crois, tu tires sur la laisse à chien
Saturé
Tu glisses, tu suis, tu pousses, tu tiens
T’y crois, tu tires sur la laisse à chien
Ma chanson pèse une tonne, c’est ma peine et mon trône
Il s’peut qu’un jour tu la fredonnes et qu’j’te pardonne
Avant qu’la bile me laisse aphone
Je n’dors que d’un œil rougi au feu d’une bougie
La nuit m’affranchit et l’jour surgit
Comme un quadrillage de flics suivi du Fisc
La vie est une trique, un fouet électrique
Mes blessures se lèchent, ma chanson est une flèche
Un jet, un souffle, une mèche dans une forêt trop sèche
J’pose ma croix, cette fois, pour la couronne
Profitez du soleil, j’suis un cyclone
Tu glisses, tu suis, tu pousses, tu tiens
T’y crois, tu tires sur la laisse à chien
Saturé
Tu glisses, tu suis, tu pousses, tu tiens
T’y crois, tu tires sur la laisse à chien
Saturé »
Nous étions saturés ; ça tuerait n’importe qui de vivre ce que nous vivons depuis trop longtemps.
J’étais tantôt le chien du clip tirant sur sa laisse, tantôt le chien du Glock 17 me susurrant : « qu’on en finisse de cette vie d’humiliation », tantôt le chien d’une partie de tarot contre le Ministère. Les images de l’audience me revenaient par flashes. Je revoyais la morgue de classe, les ors du théâtre d’ombres, les vociférations de l’avocate générale pour me faire taire. Tout cela trottait dans ma tête et se confondait avec les pleurs et les cris de mes enfants jouant derrière le talus de billots de bois enchevêtrés sur la pelouse, attendant d’être rangés sous le porche. Pour couronner le tout, mon compte et celui de ma femme étaient en cours de clôturation sans aucune raison rationnelle. Nos conseillers respectifs ne comprenaient pas que l’on puisse clôturer des comptes ouverts il y a des années sans aucune explication valable. Ma femme et moi avions déjà compris que les mêmes étaient à la manœuvre, les responsables de « la Situation ». Nous en étions sûrs comme deux et deux font quatre. N’importe qui ne connaissant pas notre longue odyssée dirait que nous étions paranos ou paros comme on dit de nos jours. Nous ne le sommes pourtant pas.
Tranquillement assis sur ma chaise de bureau, je contemple ces quelques mots mis en vrac sur mon écran que je dois ranger convenablement sur mon blog. Nous sommes le 26 juin et j’anticipe déjà la décision de la Cour d’Appel de Paris du 21 septembre prochain. Ce tableau semble résumer assez bien ma vie.