Samudaripen, le génocide des Tsiganes

Jean-Claude Leroy

paru dans lundimatin#371, le 20 février 2023

Historienne, Claire Auzias a consacré une série d’ouvrages au sort des Tsiganes, ceux-là même qui furent fichés par toutes les polices, traqués de tout temps, et exterminés en nombre par les Nazis. Plusieurs centaines de milliers (peut-être 500 000 ? les chiffres évoluent sans cesse) sont morts dans les camps durant la période la plus funeste. Pour cette troisième édition de Samudaripen, elle a reconsidéré l’ensemble de ce panorama des atrocités, y faisant entrer pêle-mêle les découvertes les plus récentes en ce domaine, passant en revue les pays d’Europe et leurs politiques racistes et anti-roms au temps de la seconde guerre mondiale. Ci-après quelques paragraphes en guise de survol de cet essai documentaire, pour un aperçu d’une tragédie encore trop peu entrée dans les consciences.

Mudaripen, c’est le mot « meurtre » en langue romani, et sa, c’est le pronom indéfini qui signifie « tout ». Samudaripen n’a pas «  le sens grec d’holocauste, ni le sens hébreu de Shoah. Mais il indique, dans la langue spécifique du peuple qui a subi ce meurtre de masse, tous ces sens à la fois. C’est le génocide des Tsiganes, mais aussi le génocide de Tsiganes et des autres. »  [1]

Dans Mein Kampf Hitler insiste sur le fait que le peuple juif n’est pas un peuple nomade, le nomadisme correspondant en fait à une inscription dans le territoire, « territoire mouvant » en l’occurrence, où l’on se déplace en fonction de possibilités de survivre à tel ou tel endroit, et donc évoluant selon la fertilité des sols et ce qu’ils offrent de pacage, de moyen de subsistance, tandis que, selon le délire antisémite, le peuple juif ne peut se résumer qu’à son parasitisme.

Même si aucune référence à eux n’apparaît dans l’ouvrage propagandiste du futur dictateur, pour l’idéologie hitlérienne, ou même pré-hitlérienne, pas plus que les Juifs, les Tsiganes n’étaient considérés comme dignes de l’Allemagne et de sa jolie race arienne. Et assurément les Tsiganes étaient tout aussi réfractaires au « travail », à la technique, à tout ce qui permet la maîtrise d’un territoire.

Ce qui est sûr, c’est que, sous le régime nazi, le sort des Tsiganes ne fut pas meilleur que ceux des Juifs. Pour autant, Shoah ou Samudaripen sont-ils exactement des équivalents, faut-il les inscrire dans un même génocide ou les distinguer l’un de l’autre ? Le débat a lieu entre historiens. Et en Roumanie, par exemple, c’est une même commémoration qui vaut pour l’holocauste des Juifs et des Tsiganes.

Une Roumanie fasciste où les Nazis ne furent pas attendus pour qu’on y persécute les Juifs et les Roms. Sous le régime d’Antonescu (1940-1944) des milliers de Roms furent déportés en Transnistrie (région frontalière, aujourd’hui indépendante). Plus largement, le mouvement dit « La Garde de fer » avait imprégné une bonne partie de la société roumaine depuis les années 1920, notamment les jeunes intellectuels tels que Mircea Eliade et Emil Cioran  [2]. En l’occurrence, ce furent les Roms nomades qui furent les premiers réprimés, leur « nomadisme » en étant le prétexte, puis vinrent les Roms sédentaires, c’était évidemment moins le mode de vie que l’origine qui posait problème aux idéologues racistes. Ici il est question de 36 000 morts de faim, de froid ou du typhus, là il est question de 25 000 déportés en tout. On voit bien que les décomptes ne peuvent être fiables ni encore bien établis. Toujours est-il que cette population fut la cible de ce régime féroce.

Allemagne

« Pour leur politique anti-Tsigane, les nationaux-socialistes trouvèrent en Allemagne un legs policier qu’ils s’appliquèrent à systématiser contre les Sinti [3]. Ainsi le « Service de la statistique raciale socioprofessionnelle de Göttingen, doté d’un fichier Tsigane depuis 1931 et que les Nazis n’eurent qu’à cueillir. »  [4]

Sintis de nationalité allemande et Roms de nationalités étrangères furent exclus de tous leurs droits civiques, définis comme asociaux et criminels, internés dans des camps de transits, puis déportés vers l’Est et exterminés à partir de 1938. On avait commencé par leur interdire de pratiquer leur musique, avant d’en stériliser un certain nombre ; les lois de Nurenberg de 1935 sur l’aryanisation de l’Allemagne les avaient définis comme des « criminels irrécupérables », en décembre 1938 Himmler ordonna la « répression du fléau Tsigane », indiquant ainsi la voie vers la « solution finale ».

Au XVIIIe siècle des linguistes allemands avait repéré les origines indo-européennes de la langue romani, au demeurant voisine du hindi actuel. Il fallut les contorsions des nationalistes pour les écarter de quelque « noblesse » originelle. La science anthropologique naquit au XIXe siècle et se chargea d’abord de classifier ce qu’on appelait alors des « races ». « À la fin du XIXe siècle, l’homme le plus redoutable pour les Tsiganes allemands se met au travail : Alfred Dillmann. Il catégorise tous ces gens pour introduire un ordre maîtrisable dans ces groupes.  »  [5]

Son ouvrage, Zigeunerbuch, est plus qu’un recensement systématique des Tsiganes du pays, il constitue un véritable monument de racisme dont l’introduction est destinée à lutter contre le « fléau Tsigane », déclinant une série de raisons des condamner le peuple rom dans son ensemble, arguant notamment du fait que les Roms sont musiciens et mendiants, voleurs et criminels. Les Nationaux-socialistes n’avaient plus qu’à renchérir et agir contre ceux-là qui étaient déjà tout désignés à leur vindicte. « Les Sintis et Roms étaient évalués à 20 000 en Allemagne avant guerre ; on estime qu’ils étaient 5000 après la guerre. »  [6]

France

Si le régime de Vichy ne fit pas des Roms sa cible principale, ceux-là n’étaient déjà pas reconnus comme de véritables citoyens, considérés comme vagabonds et donc contraints par les mêmes règles. Notamment cette loi de 1912 qui les obligent à détenir un carnet anthropométrique qu’ils ont obligation de faire viser à chaque déplacement  [7].

« Ce carnet est délivré par le préfet selon son bon plaisir et il ne protège pas les Roms étrangers de l’expulsion. C’est une politique volontaire de rejet des Tsiganes par les pouvoirs publics. En 1940, ce fichage systématique permit de franchir le pas vers les camps de concentration français. »  [8]

C’est en Alsace-Lorraine que furent installés les premiers camps de transit, ainsi qu’un camp de concentration. Beaucoup de Roms, de multiples nationalités, furent expulsés depuis ces camps. Celui de camp de Struthof-Natzweiler possédait un four crématoire et une chambre à gaz, construite en 1941. La police constate en 1943 que tous les Tsiganes ont disparu d’Alsace.

Strasbourg, à travers sa fameuse université de médecine, devint « la vitrine de l’excellence médicale nazie ». Des expériences concernant le typhus furent menées sur des Roms.

On sait par ailleurs que le régime de Vichy n’attendit pas les consignes de l’occupant pour réprimer les Juifs, parfois à partir de décrets anti-Tsiganes, pour tout d’abord les assigner à résidence. En novembre 1940, sous inspiration nazie, une nouvelle ordonnance concerne les professions ambulantes, qui mènera à l’arrestation massive des Tsiganes. Début 1941, une dizaine de camps d’internement sont ouverts et en état de fonctionner, on y compte 1700 Tsiganes en tout.

À partir de novembre de cette même année 1941, inspiré du modèle autrichien, on choisit de créer des camps spécifiques qui leur sont destinés. C’est ainsi le camp de Saliers, commune choisie pour sa proximité avec Les Saintes-Marie-de-la-mer, haut-lieu de pèlerinage des Tsiganes, ou, au sud d’Angers, celui de Montreuil-Bellay, lequel renferma jusqu’à 1000 prisonniers à son plus fort taux de remplissage. S’ils furent parmi les plus importants, ils sont loin d’être les seuls. Le camp de Rennes fut un des rares, peut-être le seul à se situer en plein cœur d’une ville.

On estime qu’un quart des Tsiganes français furent internés, tandis que les autres étaient assignés à résidence, ou circulaient discrètement. Il est à noter que les Tsiganes « les plus menacés furent ceux qui possédaient un carnet anthropométrique ».  [9]

L’internement de ces « nomades » fut pratiqué dans 57 départements.

« Le chef de camp est nommé par arrêté préfectoral ; il est placé sous les ordres des préfets et se conduit en véritable chez d’entreprise. Il reçoit ses missions nomitativement ; il est exhorté à être un guide, un chef, un soutien. Mais il ne contrôle pas les gendarmes. Les chefs de camp sont choisis parmi les officiers de l’armée en retraite ; par exemple, le chef du camp de Moisdon-la-Rivière sortait de la légion des volontaires français (LVF) créée par Doriot et Déat  [10] : un triste portrait qui confirme la continuité idéologique du national-pétainisme.

Les gardiens s’adonnent à toute sorte de malversations et ils entretiennent les plus mauvaises relations avec les déportés. Les consignes qu’ils ont reçues à leur entrée en fonction sont précises : si un « nomade » tente de s’évader, il faut tirer.  »  [11]

Claire Auzias n’oublie pas de consacrer un chapitre de son livre aux origines françaises du fascisme. Arthur de Gobineau, Gustave Le Bon, Maurice Barrès, Charles Mauras, Alexis Carrel, et aussi un certain Louis Destouche, alias Louis-Ferdinand Céline ; on connaît ces noms et le conditionnement des opinions auxquels ils participèrent de beaucoup.

« Dans tous les cas, c’est l’idéologie universelle qui est visée : qu’il s’agisse de Gobineau ou de quelque anti-universaliste conservateur ou insurrectionnel, il s’agit toujours d’exclure des bienfaits de l’apogée de la civilisation telle ou telle catégorie humaine, au prétexte qu’elle n’accéderait point à la culture par nature.  »  [12]

On se souvient, par exemple, qu’au sein de la « Fondation française pour l’étude des problèmes humains », qu’il dirigeait, le célèbre docteur Carrel, prix Nobel en 1912, admirateur de Mussolini, proposa « la suppression des institutions démocratiques, l’application de la sélection aux malades physiques et mentaux, l’eugénisme, la stérilisation volontaire, le dressage de la population…  » Faut-il préciser que ces recommandations furent émises vers 1941, en plein essor collaborationniste.

Bulgarie

Il apparaît que deux pays européens se refusèrent à livrer les Juifs à l’envahisseur nazi, le Danemark et la Bulgarie. Claire Auzias prend le cas de la Bulgarie. Pas plus les Tsiganes que les Juifs n’allaient y être livrés. Pour autant, la vie de ceux-là ne fut évidemment pas facilitée, loin s’en faut. C’est simplement à l’intérieur des frontières de la Bulgarie étendue aux zones fraîchement annexées  [13] que les camps furent créés et les juifs internés dedans, ainsi que les Tsiganes. Du moins ne furent-ils pas expédiés vers les camps nazis, ni exterminés.

Claire Auzias rappelle la culture anarchiste qui imprègne la société bulgare, au moins depuis la fin du XIXe siècle, filtrant de nombreux terreaux anarcho-syndicalistes. Sans y voir là une explication, elle souligne combien cette tradition libertaire, qui était là-bas commune aux intellectuels de droite et de gauche, ainsi qu’aux paysans pauvres, a pu avoir de quoi limiter l’envergure de la répression contre les Juifs, mais plus encore la répression contre les Roms, bénéficiant de si peu de soutiens par ailleurs…

Au sortir de la guerre

Même au sortir de la guerre, alors que les camps de la mort ont été découverts aux yeux de tous, le sort de Roms ne suscite pas tant d’émotion. Dans de nombreux pays ils furent traités différemment des autres victimes. Il fallut attendre mai 1946 pour qu’en France ils fussent tous libérés des camps d’internement. « En Allemagne, ils se heurtèrent pendant une génération au moins à leurs anciens bourreaux reconvertis en experts des tribunaux pour la validation des titres de victimes du nazisme et les compensations leur furent généralement refusées jusque dans les années 60. »  [14]

Il semble que beaucoup d’Allemands considéraient que la répression des Roms avait été une des bonnes choses que les Nazis avaient menées. Il fallut attendre dans certaines régions jusqu’à 1957 pour que fussent abolies certaines de ces lois les visant.

L’historienne Julie von dem Knesebeck a constaté par ses travaux que les divers groupes de pressions qui agissaient après guerre en vue de réparations avaient tendance à rejeter les Roms, tout simplement parce qu’ils partageaient les préjugés selon lesquels ces populations avaient été persécutées à juste titre.  [15]

Désarmé face à un monde majoritairement reconnu par ses cultures en phases les unes avec les autres, le peuple rom n’a pas pu s’appuyer sur ce qui lui était propre, tellement il était dénié par les autres. Et cette culture du silence qui lui appartenait a été brisée par les exactions nazies et par l’indifférence à leur sort qui s’est ensuivie. Toutefois, il semble que certains parmi eux aient décidé d’adopter le comportement majoritaire, et ainsi se battre pour obtenir un statut de citoyen à part entière. « Une nouvelle formulation de la culture romani est en cours, en prise avec le temps présent. »  [16]

Jean-Claude Leroy

Claire Auzias, Samudaripen, le génocide des Tsiganes, L’Esprit frappeur, 296 p., 2022, 18 €

[1Claire Auzias, Samudaripen, L’Esprit frappeur, 2022, p. 23.

[2Mais pas Eugène Ionesco, comme l’écrit trop hâtivement Claire Auzias. Si le père d’Eugène Ionesco fut adhérent de la Garde de fer, le futur auteur du Rhinocéros à aucun moment, et il se montra même hostile à ce mouvement. Cf. notamment le livre de Florin Turcanu, Mircea Eliade, le prisonnier de l’histoire, La Découverte, 2003.

[3« Groupe ethnique rom des pays de l’Ouest de l’Europe ayant été déportés et en grande partie exterminés par les nazis, à l’instar d’autres groupes de Roms dont ils partagent l’origine indienne. » Wikipédia.

[4Claire Auzias, Samudaripen, L’esprit frappeur, 2022, p. 44.

[5Ibid. p. 53.

[6Ibid. p. 55.

[7Ce carnet évolua en 1969 pour devenir un carnet de circulation non moins discriminatoire. Ce n’est qu’en 2016, sous présidence de François Hollande, que ce carnet fut définitivement aboli.

[8Ibid. p. 157.

[9Ibid. p.166.

[10Jacques Doriot (1998-1945), ancien communiste, exclu du parti en 1936, il fonde un parti d’opposition au front populaire, et sera quelques années plus tard une des principales figures de la collaboration avec l’occupant nazi. Autre figure de la collaboration, Marcel Déat (1894-1955), intellectuel passé du socialisme au fascisme au fil des ans, sera ministre du Travail dans le gouvernement de Vichy.

[11Ibid. p. 171.

[12Ibid. p. 182.

[13Alliée des forces de l’Axe, la Bulgarie allait être un temps grossie de régions yougoslaves et de régions grecques.

[14Ibid. p. 211.

[15Cf. Julia von dem Knesebeck, The Roma struggle for compensation in post war Germany, University of Hertfordshire Press, 2011.

[16Ibid. p. 214.

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