Sainte Rita

« Je n’pensais pas devenir une femme. J’écris d’ailleurs pour ça aussi : ne pas l’devenir. »
Leïla Chaix

Leïla Chaix - paru dans lundimatin#355, le 17 octobre 2022

Je suis enceinte. Je n’trouve ni le temps ni l’espace pour écrire/noter quoi qu’ce soit, mais j’suis enceinte. Pour la toute première fois de ma vie, je suis enceinte. Y’a un putain d’polichinelle dans le tiroir, et dont moi je suis le tiroir.

J’habite dans un nouvel endroit, dans la vallée de la Roya. J’ai quitté le tissu d’secours et la grande maison de famille pour m’installer dans un autre lieu, et jouir de la position irresponsable de celle qu’on héberge gratuitement.

Je suis venue avec deux ami.e.s. La fille chez qui nous sommes ici – et dont les parents déménagent, temporairement – vivait en tente jusqu’à maintenant. Sur le terrain de ses parents, il y a une grande maison, moderne, mais elle ne vivait pas dedans. Sa tente j’habite dedans maintenant. C’est un tipi souple et solide, dit 4 saisons, d’une marque belge qui vend aussi les poêles à bois, et les imperméabilisants.

On a rejoint un collectif (certes, naissant) de 4 meufs, elles s’installent en ce moment aussi. Plusieurs des filles présentes ici sont d’anciennes premières de la classe, moi y compris. Des sortes d’Hermione déchues, hirsutes, et déclassées. On a tous.tes entre 20 et 30, sauf A. qui doit avoir 50.

Elle constate (on en parlait hier) que les gens d’sa génération étaient accrochés au travail comme à une bouée de sauvetage et aussi de réputation. On ne s’posait pas la question, on travaillait, un point c’est tout. Tandis que les jeunes d’aujourd’hui (elle me disait) non mais c’est dingue le nombre de jeunes qui me disent préférer la galère au simple fait d’avoir un patron. Vous êtes pas cons, c’est nous qui nous sommes fait rouler.

A. possède son diplôme d’éduc, elle a même été enseignante, mais pour les gosses dont on se fout : les jeunes fous, les difficiles, les anormaux. Elle me dit qu’c’est sans doute pour ça qu’on l’a laissée partir un peu, s’mettre en dispo, faire d’la radio. « Tout l’monde s’en fout de ces mômes-là ».

On a réfléchit quelques secondes, sur le pourquoi et le comment, de c’clivage de génération. On s’est rapidement mises d’accord sur le fait qu’avoir des privilèges, ça peut aider pour se passer d’un bullshit job. Et puis faut dire qu’aussi maintenant, travailler ça ne vaut plus l’coût. J’lui dis bah c’est clair qu’au final, se trouer l’cul, se péter l’dos, tout ça pour finir terrassé, malade, pauvre et endetté, on s’fait avoir. Non mais clairement vous êtes malins, plus malins qu’nous.

C’était la parenthèse contexte. Toujours est-il que j’suis enceinte. On est peut-être guère plus malins, finalement. Y’a des problèmes qui tombent toujours, et des patronats biologiques qui m’rappellent à mon emploi d’base : je suis une femme.

Je n’ai jamais eu l’impression d’être une femme. Jusqu’à maintenant j’étais une fille, tout simplement. Une femme non, ça a des nibards, et une stature et une dégaine… moi je suis comme Princesse Nokia, j’ai des petits seins et un peu d’bide. Je n’pensais pas devenir une femme. J’écris d’ailleurs pour ça aussi : ne pas l’devenir. Non pas qu’je n’sois pas féministe, je suis d’ailleurs même faibliniste, et depuis longtemps, flemministe.

Toujours est-il que ce matin, 7h du zbeul : je me réveille. Avec R. nous nous étions dit qu’on se lèverait tôt dans notre tente où il fait froid, ce qu’on a fait. Le réveil sonne et je me lève. Je sors du grand sac de tissu qui nous sert de petit logement, tenant le test acheté la veille en pharmacie dans ma main droite. Je r’zip l’entrée pour pas que R. se gèle les couilles. J’me dis qu’ma porte est une fente et ça m’fait doucement rigoler.

Le petit matin est très frais, les couleurs sont désaturées, mauves pâles et vertes. On habite sur une oliveraie. Il faut savoir que 200 mètres séparent ma tente et la maison (bourgeoise conforme, suréquipée) qui se trouve au milieu du terrain. Mais n’allez pas imaginer que l’terrain est plat, étendu. J’habite à la montagne maintenant, les terrains c’est des escaliers.

Je marche deux secondes, le test en main (trouvant la scène ridicule et me demandant où me foutre) puis me décale du sentier. Je m’accroupis dans les fourrés, et finalement, une fois le maudit test placé, dégoupillé, j’y accroupisse. J’inonde la zone à inonder, ça gicle en p’tits jets d’urine chaude sur mes mollets. Je me re-hisse sur le sentier, puis drop le truc en bord de chemin. Ça va prendre plusieurs minutes, je repasserai voir sur le retour. Je monte bidouiller du café.

Le deal était qu’on se rejoigne dedans la tente avec R., ou bien qu’il me rejoigne là-haut. Je suis très clame, bizarrement. J’observe ce calme, ne sachant pas ce qu’il veut dire.

Je fais le café puis le thé, puis R. arrive. On small talk de trucs à la con, puis je finis par lui lâcher : tu sais j’ai pissé sur le truc. Il dit oui je sais je l’ai vu, tout souriant. Je lui dis AH BON TU L’AS VU ?? Il me dit oui. J’lui dis OK MAIS DONC ALORS Y’AVAIT UNE BARRE OU BIEN DEUX BARRES ??! Il me dit 2, y’en avait 2. Je lui tu t’fous d’ma gueule, il me dit non, ça veut dire quoi ? J’lui dis ça veut dire que j’suis enceinte.

* * *

Le lendemain on prend le TER à Breil, puisqu’on habite à Breil, maintenant. J’ai rendez-vous avec une doc, qui est sur Nice. La douce panique d’hier matin m’a amenée sur Doctolib où j’ai pris le rdv le + rapide possible avec une personne habilitée à faire les IVG médicamenteuses. Je suis à trois semaines de grossesse, c’qui n’est pas gros.

On prend le Kangoo, quitte le terrain, on se gare à la gare des trains. Je n’ai pas le permis de conduire. Une fois qu’on arrive à la gare, j’prends un ticket à la machine, je mytho sur mon abonnement, prétends avoir Zou Solidaire, un abonnement pour les chômeurs et les chômeuses, et les personnes au RSA. J’suis bel et bien au RSA, mais j’ai pas de carte d’abonnement. Plein tarif ça coûte 9 euros, avec la carte c’est 1 euro et 20 centimes.

10 balles pour faire une heure de train (et lentement) j’sais pas quel est l’projet d’la France. C’est l’inflation, tout l’monde fout son salaire entier dans son loyer, faut vendre un rein pour faire un plein et l’essence se met à manquer, mais les transports aussi maintenant, plus personne peut se les payer, comme ça le tableau est complet.

On composte nos billets de train, misérables petits bouts de papier qui valent un putain de billet de 10, et on cherche un spot où s’asseoir. On s’pose par terre, en bout de quai. Une meuf arrive, elle pousse une énorme poussette avec plein d’sacs de courses dessus. Elle a l’air jeune et épuisée. Elle semble arriver vite, cherchant quelque chose, et dès qu’elle nous voit, fonce vers nous. Elle nous dit (haletante) bonjour excusez-moi vous restez 5 minutes ici ? On dit euh oui (je vois notre train qui arrive, mais qui n’part que dans 10 minutes), oui oui on a bien 5 minutes ! Je pose mes yeux impudiquement sur le bébé, fort minuscule et endormi, remonte vers l’visage de la mère. Elle a le visage tout rond, les cheveux courts et les joues roses. Elle dit OK, j’suis désolée mais c’est qu’il faut absolument qu’j’aille aux toilettes, je vous la laisse 5 minutes, j’suis désolée, merci beaucoup ! J’fais oui d’la tête mais le stress monte, j’lui dis d’accord mais vous revenez, sincèrement, faut revenir, moi je n’saurais pas quoi en faire !

Elle me regarde (zéro jugement), la candeur putain d’incarnée, me dit non non mais moi t’façon je pourrais pas moi la laisser. J’aime qu’elle ne soit pas offusquée, mais ça ressemble à une scène de film, genre un film de Coline Serreau. Elle file aux chiottes. Je regarde R., resté au sol durant tout l’temps, fort détendu, il me regarde avec des yeux ronds, et amusés. Je suis tendu comme un tambour, mon dos se raidit, je suis debout, je m’étais levée à la seconde où la jeune fille est arrivée. Je me retourne vers le bébé, encore plus minuscule qu’avant, je regarde ses doigts, si minuscules et tout ridés. Je dis à R. de se lever, de regarder.

Cet embryon développé (c’est insupportable) est mignon, et pourtant si extra-terrestre, si effrayant. J’me retourne vers R., lui dis putain mais imagine qu’elle revienne pas, elle a intérêt à revenir. J’regarde notre train, toujours à quai, et commence à sentir l’angoisse. Hallucinant. Ça ne m’est jamais arrivé, qu’on vienne me prêter un bébé, et c’est pile poil quand j’suis enceinte (d’un grain de riz) que ça m’arrive. L’univers a l’sens de l’humour. Je dois dégager des hormones… la peur me r’prend, je guette vers le couloir sombre où s’est engouffrée la maman, soit disant pour aller pisser, mais en fait c’est super fréquent, ça arrive souvent ces histoires : les parents les jettent les enfants, ça coûte trop cher et ça rend fou ! Comment pourrais-je la juger, moi qui suis en route pour l’enlever, ce putain d’potentiel bébé ! J’comprends très bien qu’on ait la flemme, qu’on dise bah non finalement très peu pour moi, et elle le sait que je comprends, ça doit être marqué sur ma gueule que je comprends, y’en a des tas d’histoires sordides, comme celle-là, je pense déjà au fais divers : elle a abandonné l’enfant, et l’a filé à deux zonard.e.s sur un quai de gare, iels l’ont gardé, l’ont élevé en communauté, et la DDASS l’a jamais trouvé. J’pourrais pas l’amener à la DDASS, c’est impossible, c’est dégueulasse, alors j’fais quoi, qu’est-ce que j’fais si elle revient pas ?? On le garderait ? Jamais d’la vie. J’vais pas à c’putain d’rendez-vous pour finalement faire la récup’ d’une Moïse de TER, ça commence à putain d’bien faire… et pourtant les institutions, je n’lui souhaite pas, c’est cornélien, que faut-il faire… je me retourne et elle revient, je la vois qui réapparaît, la moins pire des institutions : une maman de chair et de sang ! Ma machine mentale refroidit à mesure que les spéculatives responsabilités qui m’assaillent, se transfèrent à nouveau sur l’innocente coupable : la mère.

Elle dit MERCI HEIN, DÉSOLÉE ! J’lui dis pas d’quoi et, commençant à m’en aller, je lui demande : tu prends ce train aussi ? Elle dit non non non pas du tout, OH désolée j’ai du vous mettre super en retard, on lui dit non non pas d’soucis t’inquiète pas on doit y aller, et on commence à trottiner vers notre train qui va partir, j’lui dis au revoir, elle dit vous êtes de la vallée ? On cri qu’on vient de s’installer, qu’on est à Breil ! Elle dit moi aussi j’arrive juste, je suis à la Brigue ! Je m’appelle Rita ! Et vous ??? R. dit R*****, je cris Leïla, ENCHANTÉE !. On se fait des grands signes d’au revoir et on se cri peut-être à bientôt ! La fête de La Brigue par exemple, c’est dimanche prochain ! Carrément ! On monte dans le TER, il part.

On trouve deux sièges libres, je laisse la place à la fenêtre à R., méritocratie intérieure : il a été tellement sympa ces derniers temps. J’me dis qu’c’est bas d’penser ainsi, et je m’assois à côté d’lui. Plus tard R. me fera remarquer qu’Rita est la première personne avec qui l’on s’est lié.e.s, en dehors du terrain là haut. J’sors mes carottes râpées indus’, et je commence à les manger. Je m’rappelle quand j’étais ado, on me disait mange des carottes, ça rend aimable, et je répondais : non justement, j’préfère faire gaffe, et éviter. Ma grand-mère trouvait ça très drôle. Je vais en ville pour avorter, et c’est la première fois de ma vie.

Je pense à plusieurs choses dans le train. Divers pensées bullent dans ma tête… Je me rappelle de ce bouquin que j’avais vu sur Internet, et que Macron a préfacé : je vois encore la couverture, avec une sorte de corps de femme, républicaine, bonnet phrygien, mais faite en code informatique, du bleu partout et puis le titre : L’ÉTAT EN MODE START-UP. Un truc horrible, mais peu importe : je suis cliente de la start-up dont ce connard est président.

J’pense à l’info que j’ai entendue quelques jours avant, comme quoi l’Espagne aurait mis des trains gratuits, c’est pourtant pas trop des gauchistes, le gouvernement espagnol, et pourtant d’ici, ça semble dingue, hypersocial. Je constate silencieusement que mon propre esprit est juste shooté à l’ambiance merdique et violente qui règne en France, et à sa fièvre réactionnaire, néo-fasciste. Plus tard, à Nice, je verrai des affiches Zemmour, placardées devant un lycée, et je n’aurai le courage de rien, ni de les taguer, ni de les regarder, j’aurai juste envie de rentrer.

Le train me berce. R. lit son livre sur les cultures populaires et la culture des élites dans la France du quinzième siècle, je sais même pas comment il fait pour s’envoyer des trucs pareils, à l’âge qu’il a. Je tourne mes yeux, regarde ailleurs, j’vois les velours cheap et usés des sièges de train… et laisse divaguer ma pensée. Elle me ramène à un moment, dans l’ancienne maison, cet été. Je parlais à Marie dehors, et lui disais qu’j’étais contente, qu’j’avais eu une proposition, et qu’un journal m’a proposé de faire un livre… et j’lui disais c’est cool, tu vois, je pars, mais enceinte d’un projet. J’ai dis ça, mot pour mot. Je ne pensais pas que l’univers prendrait ma phrase au pied de la lettre.

* * *

Une heure plus tard, on est à Nice. La ville est tiède et pas très belle, cette lumière appelle d’autres formes et d’autres matières que ces palissades dégueulasses et ce bitume gris anthracite.

L’aller s’est plutôt bien passé, j’me félicite : pas de contrôleurs. J’pense que j’ferai la même magouille sur le retour, et j’suis confiante ; ne sachant pas encore, qu’alors, à mi-parcours, j’prendrai une prune de 50 balles.

Il est 14h environ. On va s’poser à un café. L’allongé coûte 2 euros 30. R. se souvient qu’à une époque (il y a un an) il a fait une licence de Bio et qu’il faut qu’il choppe son diplôme. On est à côté de la Fac, donc il y ira. Moi j’irai à mon rendez-vous pré-IVG, et il ira cherché son truc, chacun son Graal.

Une fois les cafés terminés, et l’appel à un pote passé, on se dit à toute. J’me mets en route vers le cabinet d’une dame que je n’ai jamais vue, mais dont j’ai lu les Nom, Prénom et description, et vue la photo de profil, sur Doctolib. C’est long ça m’saoule, j’ai mal partout, au dos surtout, ça monte en plus. Je n’quitte quasiment pas des yeux le GPS de mon portable.

J’arrive dans un quartier riche, sur un boulevard interminable. Les trottoirs et la route sont exagérément larges, je vois des méga grandes villas avec des portails super hauts et des demeures d’aristocrates devenues des salles de massages ou des salons de coiffure cheap. Il y a aussi des HLM, mais globalement ça sent la thune.

Des panneaux tech-publicitaires irriguent parfois mes pensées, ou m’interrompent dans ma rêverie, selon si la pub est abjecte, grave dégueulasse ou vaguement drôle. En voilà une pour une pommade, enfin une crème. Le pot a l’air de coûter cher, un pot de luxe. On voit une meuf super fraîche s’frôler la joue avec la main d’un air profond. Elle a la peau beige sur fond beige, à côté d’elle sur l’image : une grappe de raisin et le pot d’crème, avec des ombres portées subtiles. Elle a une belle peau en effet, Macron aussi a une belle peau. En dessous en grand on peut lire : LE MEILLEUR COLLAGÈNE ? LE VOTRE. BOOSTEZ-LE. Le mot BOOST m’a presque choquée. Ça m’a rappelé un article sur Médiapart à propos du pseudo-vaccin contre le Covid. Ça disait que c’était un Boost pour nos défenses immunitaires. Et puis dans plein d’autres contextes, j’entends ce mot. Une chanson d’Amel Bent aussi ? Ca me fait penser à la came, et aux médocs, légaux ou pas, ça m’fait penser à plein de choses, mais rien de précis. J’me suis dit qu’on en était là, tout simplement, que c’était ça la pirouette écofasciste capitaliste, en ce moment : on va booster ce que vous avez. On fait avec ce qu’il y a. J’suis fatiguée, j’généralise, j’me dis oui en fait c’est bien ça, on vit dans une culture du boost. Ça n’veut rien dire, mais je le dis. Et non seulement je me le dis, mais je l’écris.

Après ça je suis arrivée, finalement et bien fatiguée, devant la plaque. Je vois écrit SANDRA MANÈRE, ECHOGRAPHE. Sur Doctolib y’avait écrit médecin généraliste, ok bon ça semble quand même mieux pour pratiquer une IVG. Je vois écrit ACCUEIL ICI, je suis le truc. Une gamine marche devant moi, semble très bien connaître le lieu. J’entre avec elle. Elle rentre sûrement du collège. Je me demande si c’est la fille de l’echographe. J’ai super envie de pisser. Aucun chiotte à l’horizon, personne à l’accueil, je vais m’asseoir comme une grande dans la salle d’attente. Je vois un panneau qui me rappelle que le masque est obligatoire dans les lieux médicaux. Je sors un masque, me félicite de l’avoir mis à la machine, l’odeur va sûrement me détendre.

Je suis en avance de 20 minutes. Je sors mon tél, vais sur Insta. Je click toujours sur l’appli avec une amertume coupable, et en même temps le sentiment d’appartenir à un grand groupe, d’amers coupables.

Premier truc sur lequel je tombe : j’vois des syndicats féministes manifester pour l’IVG, en soutien aux étasuniennes, aux polonaises et aux hongroises. Je vois une sage-femme réclamer + de moyens pour faire son taff et arrêter d’avoir pas l’temps et pas l’espace de faire les trucs convenablement. Elle dit qu’il y a plein d’avortements tardifs qui pourraient être faits autrement que par voie basse, mais qu’en fait des fois y’a pas l’choix, parce que pas d’thune. Putain l’enfer. J’ai de la chance. Voilà la docteure justement. J’me lève comme au garde à vous, je dis bonjour. Elle dit Madame Ibrahima ? Je dis ah non, ça n’est pas moi, j’suis en avance. Elle dit Madame Chaix ? Je dis oui. Elle dit Venez.

* * *

Dans ma nouvelle vie radicale, semi bobo semi rudesse, je confonds encore très souvent les sons d’animaux et d’insectes avec des bruits de la ville. Quand le cerf brame je crois que c’est un moteur de moto, quand un grillon fait d’la chanson je suis certaine d’entendre un vélo arriver, avec la chaîne qui tourne vite. On s’y fait pas de suite, au tumulte de la campagne. D’ailleurs je redécouvre l’ennui, ce qui n’est peut-être pas inutile.

* * *

Je suis la docteure dans le couloir – la posture verticale implique que je force + sur le périnée afin de n’pas m’uriner dessus. Je vois la gamine qui lui parle et fond en larmes dès qu’elle arrive vers elle. Sans aucun doute, elle est sa mère. Voyant que la docteure s’arrête pour prendre la gamine dans ses bras, je trace sans trop les observer. La docteure me rejoint, gênée, me dit bonjour installez vous. J’lui demande où sont les toilettes. Elle a l’air propre sur elle, gentille, indifférente. Elle s’avérera être une connasse. Elle me dit ah oui c’est en haut. Elle retourne voir sa fille du coup. Je monte donc les escaliers, constate qu’ils sont transparents. Je n’comprends pas ce choix, étrange. J’arrive donc à l’étage du dessus où une standardiste téléphone sans me voir passer. Elle semble déplorer l’ouverture intempestive au cabinet d’un gros portail dont personne ne possède les clés. C’est mystérieux. Je fonce aux chiottes, baisse mon froc, m’assois et pisse, enfin, merveille. Mon urine me paraît plus chaude, plus dense depuis qu’je suis enceinte. Mais c’est sûrement parce que je sais qu’elle super chargée d’hormones. Je redescends. La transparence des escaliers me foutent le vertige, c’est chelou, qui est le con qui a eu l’idée de faire ça, encore un obsédé du cul qui voulait mater sous les jupes. Ça doit être fun de venir ici à 6 mois de grossesse et de nausées et d’te fader les 2 étages de transparence alors que toi tout c’que tu veux c’est un sol qui tient sous tes pieds. Décidément les architectes me sortent vraiment par le trou de balle. Je redescend vers le bureau de la docteure. Elle y entre avec moi après avoir dit au revoir à sa gamine.

On entre, donc, et je m’assois. La doctoresse s’assoit aussi et me regarde, puis regarde son écran d’ordi. Je me demande si elle sait pourquoi j’suis là. Mais je suppose que oui puisque c’est un rendez-vous pré-IVG que j’ai demandé sur Doctolib. Elle me dit alors donc oui c’est pour une IVG c’est ça ? Je lui dis oui. Elle me dit vous le savez depuis quand qu’vous êtes enceinte ? Je lui dis depuis hier. Elle me dit et vos dernière règles ? Je dis bah je ne sais plus trop, je crois qu’j’ai un retard de 10 jours. Elle dit OK on va voir ça. Elle me questionne sur les moyens de contraception que j’utilise. Je lui explique tout un bordel avec une opération y’a plusieurs années qui m’interdit de reprendre la pilule, les douleurs dues au stérilet… elle me dit et le préservatif ? Je lui baragouine quelque chose, je ne sais plus quoi, histoire d’lui dire qu’on n’en met pas. Elle semble s’en battre les ovaires, ce qui m’arrange, parce qu’une leçon de morale de suite, ça m’aurait vraiment irrité.

Elle ne me demande ni comment je compte m’organiser pour contrôler ma fertilité durant mes ébats dans le futur, ni pourquoi je n’veux pas de cet enfant. Ce qui me met, en l’occurrence, bien aise. Elle m’explique simplement ce qui va se passer.

Pour en savoir un petit peu plus, et parce que je n’attends plus rien du corps médical dans ce pays, j’ai téléphoné à une pote, dès que j’ai su que j’étais enceinte. Elle avait avorté deux fois, et m’a expliqué tous les bails. Je savais donc à quoi m’attendre.

La doctoresse m’explique quand même : il va y avoir deux moments clés : le premier médicament, qui arrête la grossesse, puis le second, qui provoque les saignements, puis l’expulsion. Je comprends ce qu’elle me dit, c’était peu ou prou les mots qu’ma pote avait employés. Je n’ai envie de lui poser aucune question, mais je veux qu’elle me file le cachet.

Elle me dit donc aujourd’hui, on va faire une échographie, histoire de dater la grossesse. Ensuite dans 48h on pourra procéder à la première prise, et puis ensuite, tranquille chez vous (image de moi, me vidant d’mon sang, dans une tente sale) vous pourrez prendre le deuxième médicament. Attention, ce jour-là, il ne faut pas que vous soyez seule, il faut que vous restiez tranquille (image de moi avec R., s’entretuant), et que vous soyez à moins de 30 minutes d’un hôpital (alors là, faudra voir, je crois qu’y’en a un à une heure). Mais voilà le premier cachet j’peux pas vous l’donner aujourd’hui, c’est interdit. Avant c’était une semaine de réflexion obligatoire, maintenant le seul truc qu’on nous demande, c’est de ne pas donner le cachet le jour du premier rdv. Je dis même si j’signe un papier ? Elle me dit non, c’est impossible. Je dis OK.

Je vous en prie, enlevez le bas, et installez vous sur le siège. Je vais dans le fond de son bureau, où tout le matériel obstétrique semblait m’attendre depuis longtemps. J’enlève le bas, garde le haut, quitte mes savates. Je m’installe sur le truc, les pieds sur les bouts de métal froid, la chatte en l’air.

La doc me rejoint. Prend le godemichet glacé avec du lubrifiant dessus qui sert à faire l’échographie. Ça je connais. Comme j’ai déjà eu un gros kyste à l’ovaire gauche, il a fallu qu’on aille le voir. Je me rappelle la taille du truc, 9 centimètres un truc comme ça. L’a fallu faire une quasi-césarienne pour me l’enlever, un truc que j’ai jamais pu voir, alors même que je l’avais demandé.

La doc regarde son écran, je sens la sonde toute ronde et douce dans mon vagin, ça ne me provoque aucune gène, bizarrement, et strictement aucun plaisir, évidement.

Pendant que la doc cherche le machin, j’ai le temps d’mieux examiner son cabinet. Y’a des photos d’ses gosses partout. C’est indescent. Des dessins, des collages, des instax, des pola, des photos imprimées sur l’imprimante, des cartes cadeaux, des post-it, tous liés à ses deux enfants, et à tous les âges de leur vie jusqu’à maintenant. Ça m’emmerde profondément, je trouve ça trop. Je n’comprends pas. Pourquoi sur son lieu de travail faire étalage de ses trophées de cette manière. Des enfants n’sont pas des diplômes, encore que…

Elle me dit oui c’est tout petit, vous n’auriez en effet pas pu vous y prendre + tôt. Ça n’est même pas un embryon hein en effet. À la bonne heure, pensai-je tout haut.

Elle glisse en arrière via son tabouret à roulettes, et agrafe quelque chose sur un papier. Elle me dit OK c’est tout bon, rhabillez-vous. Bon j’allais pas rester à poil ça c’est certain, et je m’demande ce qui m’agace dans le fait que je n’ai pas pu voir l’image de mon vagin squatté.

Elle retourne s’asseoir sur le fauteuil de son bureau et tapote sur l’clavier d’ordi. Je remets mon fut’ et réfléchis, avais-je envie de voir le machin ? Mes orteils retrouvent mes savates et je retourne vers le bureau. Je me rassois et là j’vois posé sur la table, la photo de ma progéniture (qui n’est ni projet ni futur) et ça m’fait me sentir bizarre. L’échographie laisse apparaître ce qui toujours me désarçonne, c’est à dire une matière bizarre, et fort spongieuse, qui est mon corps en négatif. Sauf que là dans ce corps dégueu, il y a une graine, comme un trou noir. On voit très bien le début d’œuf. Je ne sais pas ce que je ressens, et je n’sais pas si je l’ressens parce que j’identifie l’moment comme un moment où j’suis sensée ressentir quelque chose. Je suis perdue, mais j’suis contente, je vais pouvoir montrer à R., et puis aux potes, l’image du mini commandant*. Et puis j’repars propriétaire de quelque chose, merde j’méritais bien une image, après tout ça, toutes ces dépenses, et puis après cette conception, qui m’fait passer de l’âge débile à l’âge de faire, faut bien qu’j’ai d’quoi m’enorgueillir, dans cette histoire ! Donc ça fera 54 euros, ça c’est donc pour l’échographie. Maintenant il va falloir aussi, avant lundi, puisque c’est lundi qu’on va se voir, faire une prise de sang, ou au moins savoir de quel groupe sanguin vous êtes. Le savez-vous ? Non, je sais pas. Et vous avez une Mutuelle ? Non, j’en n’ai plus, faut qu’je redemande la CMU. Et un carnet de santé peut-être (image des cartons dans la tente, du déménagement chaotique) ? Non je n’crois pas. OK pas grave, vous allez faire une prise de sang. Donc nous on peut s’revoir lundi, si ça vous va. Oui ça me va. Et donc c’qu’il faut c’est que mercredi vous soyez disponible pour rester chez vous et prendre le deuxième cachet. Je dis OK. OK donc on s’dit à lundi, j’ai 14h40 si vous voulez. Je dis OK. Bon eh bien, allez, à lundi ! La dame se lève, m’accompagne jusque vers sa porte, et moi je pars, courbant l’échine. Vous oubliez votre ordonnance pour la prise de sang, me dit-elle, je dis ah oui ! Merci, au revoir.

*

Quand, quelques jours avant de savoir que j’étais enceinte, je m’demandais si je l’étais, j’ai calculé, pour rigoler, à partir d’une date supposée de conception, l’anniversaire du petit machin. On savait très bien avec R. quel soir on avait déconné. Donc j’ai pris la date de ce soir là, et j’ai ajouté 9 mois. Ce qui me permet d’affirmer que si jamais j’amenais ce bébé (futur et potentiel bébé) jusqu’à son terme, il naîtrait l’jour de l’anniversaire de mon père. C’est énervant. Bref mon père s’appelle Marc mais ses potes l’appellent Marco, alors mon grain d’riz je l’ai appelé le mini commandant Marcos.

*

Je repars, donc. J’suis fatiguée. J’ai de + en + mal au dos. J’monte dans un bus, me trompe d’arrêt, marche le même temps qu’si j’avais juste choisi d’marcher. Je tombe comme promis nez-à-nez avec des affiches de Zemmour, et trace ma route. Je trouve le tram, je prends le tram, jusqu’à la gare.

Je retrouve R. et nous allons à Monoprix. En chemin je lui montre la photo de sa frugale descendance.

Le magasin est trop immense, trop débordant de marchandises pour qu’nos creux d’cœur puissent résister. On veut s’remplir. On en profite. Ça nous changera de nos nouvelles habitudes biodynamiques et sans plastique, là-haut à Breil. J’ai envie de sale et lui aussi. On était venu.e.s à la base pour acheter d’quoi faire la lessive, comme des écolos décroissants. On repart en mangeant des Kinder, à la santé de l’avortement.

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