Lyon : un herboriste en procès pour de multiples agressions sexuelles

Une plaignante décrit les rouages du silence

paru dans lundimatin#316, le 6 décembre 2021

Demain s’ouvrira le procès d’un herboriste lyonnais qui comparaît pour agressions sexuelles aggravées, commises dans le cadre de son activité professionnelle. Depuis 2017, plus de dix plaintes se sont accumulées pour des agressions commises au le prétexte de massages lymphatiques.

Nous avons interrogé l’un des plaignantes. Elle raconte avec précision et justesse les mécanismes qui produisent le silence et insiste sur la manière dont la justice peut s’en faire le relais voire y contribuer. Elle évoque aussi la façon dont la justice enferme les victimes dans un rôle passif, ce qu’elle considère comme allant à contre-courant d’un processus de réparation.

Au sujet des agressions sexuelles, on parle souvent de loi du silence, et du sentiment de honte que ressentent les victimes. Toi tu l’analyses comment ce sentiment-là ? Comment tu expliquerais à d’autres, qui n’ont pas vécu ce type de situations, ce que ça produit ?
Quand les gens ne comprennent pas pourquoi je n’ai pas interrompu la séance, ou encore pourquoi je n’ai pas « dit quelque chose » pour faire stopper l’agression, j’essaie de leur expliquer avec un exemple de la vie courante. Pour moi il se joue un peu la même chose que quand tu te retrouves à la caisse d’un magasin et qu’on t’annonce un prix plus élevé que ce à quoi tu t’attendais avec tes trois articles : t’as pas envie de l’acheter ce truc qui coûte cher, c’est pas ça que t’avais prévu, mais en fait t’oses pas dire non. Parce que t’es déjà à la caisse, et qu’il y a des gens derrière toi, et que le seul truc normal à faire dans ce moment-là c’est de payer. T’es déjà dans l’engrenage.

Et oui, moi tout au long de cette agression, il y a des choses qui me passent par la tête et qui devraient vraiment m’alerter, comme : « je vais pas ouvrir les yeux parce que j’ai peur de le voir en train de se toucher ». Alors que pour le coup ça aurait mis un terme à l’ambiguïté, ça aurait rendu la situation réelle. Je détestais chacun de ses gestes, chacune de ses paroles, je détestais son ton de voix mielleux, qui me disait « Détendez-vous, vous êtes trop tendue », et moi je me disais « Évidemment connard, t’as vu ce que t’es en train de me faire ? ». Donc je me disais des trucs très explicites quand même. Mais dans le même temps je me dis aussi « t’es en train de paranoïer, il fait son travail », ou « si je l’accuse à tort c’est quand même grave ». En fait à ce moment-là, mon activité cérébrale est extrêmement intense. Plein de choses tournent dans ma tête et ça abasourdit. Et évidemment je me disais aussi « Si je pense à autant de trucs, c’est que ça va pas », mais il y a toujours ce doute : est-ce que je suis pas en train de me tromper ? Et puis je me retrouve quasi nue, dans une arrière-boutique fermée, avec une lumière tamisée, recouverte d’huile. Pour dire quelque chose, il faut un minimum d’assurance. Et plus t’es engagée dans ce truc-là, plus le temps passe, plus c’est difficile de dire stop. T’as l’impression d’avoir déjà trop accepté pour dire non. Et c’est ce qui fait que les personnes qui subissent ça, même après coup, ont du mal à en parler : c’est que tu te sens coupable d’avoir rien dit. Et j’ai l’impression que, plus tu tardes à parler, plus tu tardes à agir, plus t’as du mal à te débarrasser du sentiment de culpabilité. Et plus le traumatisme est profond.

La honte est vraiment omniprésente dans cette histoire. La plupart des femmes qui me contactaient, grâce à un message que j’avais laissé sur Facebook, voulaient entendre la confirmation d’un ressenti qu’elles avaient du mal à identifier, qu’elles ne se formulaient pas encore à elles-mêmes. Le réflexe c’est de dire « mais de quoi t’as honte ? c’est toi la victime, c’est lui qui devrait avoir honte ». Mais il faut bien comprendre qu’à ce moment là, ce qui se joue c’est que toi-même t’as l’impression de t’être mise en danger, t’as honte de ne pas avoir réagi, de t’être laissée faire, d’avoir été faible. Et la défense du type ça va être ça d’ailleurs : « Il fallait le dire si quelque chose se passait mal ! ». Et c’est précisément de ça dont t’as honte.

Évidemment, si tu ne parles pas, c’est aussi qu’il y a un cadre général qui organise la vulnérabilité : t’es une femme face à un mec, plus vieux, qui est dans une position de soignant, donc avec une forme incarnée d’autorité. Et toi, éduquée en tant que femme, on t’a appris à analyser ton environnement, à éprouver de l’empathie pour les autres, mais pas à te faire confiance - à toi. Beaucoup de femmes passent leur temps à tout prendre en compte, notamment le ressenti des autres, mais pas ce qu’elles ressentent, elles. C’est quand même le résultat d’une opération politique, ce manque de confiance en soi.

Et puis il y a aussi le fait d’être en permanence objectivée, sexualisée, du coup à un moment elle est où la limite ? Comment tu traces une ligne vu que t’as été habituée à en recevoir plein des remarques, des gestes déplacés ? Je me rappelle d’être allée voir un kiné qui m’avait dit que j’étais très belle, mais je lui avais rien dit. Il s’était rien passé d’autre, mais en fait après tu te dis c’est craignos : on est dans un cadre de soin, professionnel, qu’est-ce qui lui prend ? Et tu passes au-dessus de trucs comme ça, et tu t’habitues à intégrer ça, à vivre avec. Puis quand même, là tu te présentes pour avoir des soins, donc t’es a priori dans une situation de vulnérabilité. Il y a un cumul, et la limite tu sais plus où t’es censée la placer.

#DOUBLEPEINE

Récemment, des personnes ont témoigné, via le hashtag #DoublePeine, de la violence que pouvait représenter le recours à la police et à la justice dans le cadre d’une agression sexiste ou sexuelle. Ça s’est joué comment pour toi le rapport à la justice dans cette affaire ?
Moi au départ je voulais pas porter plainte, même avant le #DoublePeine, je savais bien que les plaignantes étaient mal reçues dans les commissariats, que il y avait souvent là aussi une forme de violence. Mais le seul intérêt que je voyais dans le fait de déposer plainte, c’était d’obtenir une fermeture administrative : ce type utilisait son cadre professionnel pour commettre des agressions. J’avais rencontré une victime qui avait porté plainte, et ça avait été classé sans suite ; ça m’a poussée à porter plainte, parce que je trouvais ça fou. J’aurais pu ne pas me faire agresser en fait si cette plainte précédente avait été prise en compte. Je suis donc allée porter plainte dans un service spécialisé du commissariat du 3e arrondissement de Lyon. [1].

Quand j’ai porté plainte, j’ai dit clairement que je ne voulais pas avoir de confrontation avec lui. La policière m’avait rassurée en me précisant que ce n’était pas obligatoire. Mais quand ils l’ont arrêté, un flic m’a appelée pour me dire de venir immédiatement, que je n’avais pas le choix. Je me suis donc retrouvée face à lui qui était assisté d’une avocate, et pas mois. Quand il s’est fait arrêter et que son cabinet a été perquisitionné, j’ai d’abord eu l’impression d’une certaine efficacité. Mais en fait c’est une procédure qui commence à peine et qui va être très longue. Pendant ce temps là, son cabinet reste ouvert, son herboristerie a toujours pignon sur rue, et il y reçoit tous les jours des clientes. Dans un premier temps on lui interdit de faire des massages, mais j’apprends qu’il continue ses agressions. Je le sais car, grâce à un commentaire que j’ai laissé sur sa page Facebook, alertant des agissements de ce type, d’autres femmes me contactaient. Une fois, c’était une femme à qui il avait donné rendez-vous un dimanche, tout en lui précisant qu’il n’avait pas le droit d’exercer. Elle a trouvé ça étrange et m’a écrit, j’ai pu lui dire de ne surtout pas y aller, lui expliquer ses « méthodes ». Moi je répondais aux victimes, je leur confirmais que ce n’était pas normal ce qui s’était passé, que j’étais là pour les écouter si elles voulaient. Chaque nouveau message que je recevais me rendait folle.

Et puis aussi, une des grosses désillusions, ça a été quand la justice a décidé - enfin quand une juge de la cour d’appel a décidé - de lever cette interdiction d’exercer (dont on voit bien par ailleurs à quel point elle avait été efficace). Là, je me suis dit « Mais pourquoi j’ai porté plainte ? j’aurais mieux fait de défoncer sa boutique ! ».

Cette dame avait eu la bonne idée de lui demander de faire signer à ses clientes des sortes de « décharges de consentement » pour les moments où il les massait. Évidemment, les agressions ont continué. Mais le comble ça a été l’année suivante. J’ai reçu une convocation à un procès pour diffamation à cause de mes messages sur Facebook. Alors que c’est précisément ces messages qui avaient permis aux victimes de se rencontrer, et à plusieurs femmes de ne pas se faire agresser.

La justice elle t’individualise, elle ne favorise pas, voire rend intentionnellement difficile, le fait de se contacter entre plaignantes, de s’entraider, de se sortir du sentiment de honte et de culpabilité. On a toutes vécu la même chose et il y a une force là-dedans, dans le fait d’en parler, ça aide à nous réparer - de le faire ensemble, justement. Et en fait on est plus efficaces que la justice ou les flics pour chercher les autres victimes, et éviter que d’autres femmes n’aillent voir ce type, en utilisant les réseaux sociaux ou les commentaires, en rendant compte publiquement de ce qu’il fait. Les flics ont saisi son carnet d’adresses, et ce qu’ils ont fait c’est : rappeler quelques femmes au hasard dans la liste. Ils ne se posent même pas la question de savoir combien il y a réellement de victimes, ça ne les intéresse pas. Ou de ce que peut signifier pour celles qui ont été ses clientes d’apprendre ce qu’il a fait, ou de pouvoir interroger ce qu’elles ont vécu dans ce cabinet . Ce qui compte pour eux c’est d’avoir des éléments, le reste c’est pas leur problème.

On est plein de femmes à avoir vu nos vies être bouleversées par ce qu’il nous a fait, et si on devait se contenter de ce que la justice nous propose, ce serait encore pire. Au procès, on va se retrouver en sa présence, on va se retrouver à devoir l’écouter, à devoir être spectatrices, quelque part. Le seul truc qu’on va te demander c’est de raconter une énième fois les faits, et donc revivre cette agression, avec lui dans la même pièce, qui te regarde. Puis la défense va venir essayer de te fragiliser. Et la seule chose que tu vas devoir jouer c’est ton rôle de victime. Moi, j’attends pas grand-chose de cette justice, j’ai eu de la chance de pas être seule là dedans, d’avoir une reconnaissance de la part de mon entourage, de la compassion, du soutien. Mais chez pas mal de personnes j’imagine que c’est précisément ça qu’elles attendent de la justice.

Et quand on voit qu’une des parties civiles n’était même pas au courant il y a deux semaines que ce procès arrivait, on se demande s’il faut pas tout faire à leur place. Enquêtrice, psychologue, auxiliaire de justice, avocate, journaliste, lanceuse d’alerte… Je pourrais presque demander un salaire ! Moi paradoxalement, faire tout ça, ça m’a fait beaucoup de bien, même si c’était dur, ça m’a fait reprendre prise sur cette histoire. Et c’est en te dépossédant de tout ça que la justice te fait devenir victime. Ce qu’elle attend de toi, c’est un rôle passif : pour moi c’est pas réparateur du tout. Agir ça m’a fait aller mieux, contacter d’autres victimes, et puis maintenant ce qui se crée avec le comité de soutien, ça me fait sortir de ce pur rôle de victime.

La tribune dont il est question dans le texte et qui appelle à un rassemblement ce mardi 7 au tribunal de Lyone est accessible ici

[1Petite précision utile : un dépôt de plainte ne nécessite pas de se rendre dans un commissariat entendre les flics demander si on l’a pas un peu cherché, voir : https://payetapolice.tumblr.com. Il est tout à fait possible et même conseillé de porter plainte par courrier avec accusé de réception directement auprès du procureur de la république du tribunal le plus proche de notre domicile

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