SCOOP

(Le journal impossible)
Emmanuel Thomazo

paru dans lundimatin#324, le 31 janvier 2022

Alors ?

C’est toujours maintenant que nous vivons : pas hier ni demain.

Alors ?

« L’expérience du Royaume est donc l’expérience de la puissance de la parole. Ce que cette parole destitue est, avant tout, la langue. Il n’est pas possible, en effet, de déposer les pouvoirs qui dominent aujourd’hui la Terre sans déposer d’abord la langue qui les fonde et les soutient. La prophétie est la conscience de la nature essentiellement politique de l’idiome dans lequel nous parlons (de là, aussi, l’irrévocable pertinence de la poésie dans la sphère de la politique). »
Giorgio Agamben- (Quand la maison brûle)

L’irrévocable pertinence de la poésie dans la sphère de la politique : est-ce une affaire de croyance ou de pensée ? Croire exigerait-il de renoncer à la pensée ? Penser exigerait-il de renoncer à la croyance ? Ou les deux seraient-elles indissociablement liées, ne pouvant se déployer l’une sans l’autre ?

La fée électricité avait disparu de la planète, on ne saura jamais pourquoi. Rien ne l’avait remplacé, comme si elle n’avait jamais existé, comme dans une de ces dystopies produites à la chaîne et destinées à distraire les humains de l’abjection du présent en envisageant un devenir pire de l’histoire humaine. Plus rien ne fonctionnait, des milliards d’objets désormais inanimés encombraient l’espace : les gigots pourrissaient dans les frigos, les poupées n’appelaient plus maman, les robots étaient paralysés, et ainsi de suite, la liste était interminable. Même Internet sonnait aux abonnés absents : on ne pouvait plus rien faire, ni travailler, ni communiquer, ni se distraire, ni se branler, ni rien. Le chaos était un troupeau de bisons fonçant dans une roseraie, dévastant tout sur son passage…

Les premiers à mourir avaient été les malades dans les hôpitaux, branchés à des machines qui ne leur permettaient plus de respirer. Puis les habitants des grandes villes avaient suivi, crevant de faim, ou des violences exercées par leurs semblables. Et ainsi de suite, comme un jeu de dominos, la société s’était écroulée. Probablement, nos survivants nommeront cette période La Grande Hécatombe. Car, depuis toujours, survivre étant l’occupation essentielle de l’humanité, comme de toute espèce, nulle inquiétude à avoir, il y aura des survivants. Et pour survivre, sans la cohésion toute relative assurée par la fée électricité, il fallait se battre, tuer souvent, massacrer parfois. Seuls quelques communautés isolées, quelques ermites voyant plus loin que le bout de leur nez et les prédateurs nés et entraînés à la survie s’en tireront, c’est couru d’avance.

Mais foin d’anticipation ! L’histoire étant dans tous les journaux, tant qu’il y en eut encore et cela ne dura pas longtemps, ce n’est pas vraiment de cela que je voulais vous entretenir, mais du fait qu’ au moment où le courant sauta, j’étais en train d’écrire à la main, sur du vrai papier, avec un vrai crayon. C’est ainsi que je devins l’unique et ultime témoin de mes scoops les plus intimes. C’est ainsi que la certitude de ne jamais être lu me donna l’accès à la liberté inestimable de me servir de n’importe quoi pour ouvrir les portes d’un absolu que d’aucuns jugeront bien relatif. Ou tragiquement névrotique.
Et c’est ainsi aussi que je me mis à proposer mon journal impossible à la criée dans le désert.
Et c’est ainsi aussi que lorsque le désenchantement du monde aura intégralement viré au cauchemar, on se foutra royalement de mes propos, et ce sera une très bonne chose, à défaut d’être justice.

Imaginez-moi comme un perroquet imaginaire qui a entendu dire qu’à l’intérieur de certains cercles restreints le poème était considéré comme une parole d’idole en exil dans une galaxie parallèle, imaginez-moi comme un perroquet imaginaire qui n’a jamais rien répété sans le déformer.

La poésie n’est jamais vraiment de la poésie ; la théorie n’est jamais vraiment de la théorie, la fiction n’est jamais vraiment de la fiction.

Alors ?

Loin de l’infection générale des claustrations des masques des seringues des écouvillons,
Avec dans mes écouteurs des avions qui décollent et des camions qui fument noir sur les bords de route où campent des pauvres shootés à tout ce qui peut shooter et une marche funèbre sur laquelle se dandine ma voisine bourgeoise et un pic-vert qui tambourine sur la porte blindée de mon âme et bien d’autres décibels atroces,
La musique du monde,
Je tronçonne des arbres morts en lisière de mon paradis privé pour l’inonder de lumière,
(Il n’y a pas de paradis public,
Il n’y a que des paradis privés,
Sans oublier que nommer paradis un quelconque lieu régi par d’aussi quelconques règles est un abus de langage),
Putain c’est l’enfer dans ma tête,
Poésie & Politique,
Bien & Mal,
Liberté & Sécurité,
Et toutes ces théories de paires éculées jusqu’à la nausée,
Oui, non,
J’en peux plus,
J’échoue à tout,
J’arrive à rien,
Non, oui,
Putain c’est l’enfer dans ma tête,
Ça brule et ça gèle,
Ça gicle et ça explose,
Je convoque l’anosmie pour ne pas sentir cet affreux parfum de pharmacie qui se répand partout,
Stop, stop, stop,
C’est l’heure du casse-croûte,
Je m’affale dans les feuilles mortes et mords dans mon sandwich,
Pâté de chevreuil ail des ours roquette,
Subtile originale création,
Je mords dans mon sandwich et je sens une incisive locher dans son alvéole…

Alors ?

Je me l’arrache d’un coup d’aile brutal,
Ploc de bouteille débouchée à la santé de ma carcasse d’ange,
Coït interrompu,
Plume crevant l’œil du cyclone,
Silence Amour Hurlant,
Et soupir déracinant un cluster de neurones neutralisés...

Alors ?

Flou des mots pour dire ma photo du dedans,
La castration me traverse couteau aux dents,
(Suspicion généralisée, culpabilité de masse),
Comme les milices casquées masquées fendent les foules débonnaires,
La castration me traverse couteau aux dents,
Comme pontifie l’autre psy de mes deux bombinettes,
Oreille collée au vieux divan défoncé,
Uniquement préoccupé de convertir en cash la plainte des esclaves de la démocratie :
Têtes folles,
Cons desséchés,
Queues molles,
Cœurs brisés,
Par la peur…

Alors ?

La peur la peur la peur je suis le chroniqueur de la peur,
Cette torture à subir par tous…

Alors ?

N’ayant plus rien à perdre ni à gagner,
(Tel un économiste théorisant un machiavélique jeu à somme nulle)
Suspendant le temps tel un poulet de batterie à son crochet d’inox…

Alors ?

Non, non, ça ne va pas, ça ne va pas, ça ne peut jamais aller,
Tout se disloque se désagrège…

Alors ?

Avec pour fidèle alliée ma vieille langue racornie,
Je me suis mis à vivre comme un dément,
A écrire comme un fou,
Des vers sans harmonie dans le miroir au rouge à lèvres,
Des poèmes sans rimes lestés de clichés de secours,
A distiller le parfum de mon âme barrée en couilles,
A errer vagabond pétant d’absolu pourri,
A pleurnicher un chant haletant,
A m’écrouler à tout bout de comptoir,
A dégueuler des choux gras,
A guider cow-boy les vaches maigres à l’abattoir...

Alors ?

Non, non, ça ne va pas, ça ne va pas, ça ne peut jamais aller,
Tout se disloque se désagrège…

Alors ?

Toussant de l’arnaque empestant l’air du temps,
(N’en déplaise à ceux qui,
Ton bouffon politique trémolo militaire bémol toubib,
Bardés de références inamovibles,
Bite de fer et langue de bois),
Je…
Je vous livre l’orchidée de mon bagout :
J’avoue oui j’avoue,
Après avoir arraché cette incisive,
J’ai sombré,
C’est vrai,
J’ai sombré,
Dans le grand trou noir bouffeur de galaxies,
Crash,
Ni vu ni connu,
Et paf,
Moi,
Néant de bonhomme en un moignon de seconde...

Alors ?

Dans le grand trou noir bouffeur de galaxies,
Je n’étais pas seul.
Tout le monde était là,
Avec moi,
Tout le monde,
Tout le monde était là,
Tout le monde était là sans le savoir…

Alors ?

Mes esprits retrouvés,
Faisant corps autour de mon altération,
Rassemblés autour de ma disparition,
Vendeur de canard à la criée,
Je hurle les gros titres Impasse de l’Aller sans Retour,
Présent dans toutes les capitales du monde,
Je rameute les péquenots en manque de sensationnel,
Je me casse les cordes vocales,
De faits divers en déficits budgétaires,
De viols de stars en pandémies totalitaires,
De canicules planétaires en sauts de puce spatiaux...

Jusqu’à ce jour où,

Sous les regards de bienveillance des zombies solvables léchant les vitrines,
(Comme si c’était des eskimos à l’hydromel),
J’ai hurlé :
La guerre.
LA GUERRE,
C’EST LA GUERRE !

(Théâtre des opérations purement intérieur,
Microcosme, macrocosme).

Je hurlais,
Mais nul ne s’en souciait,
Tout le monde s’en lavait les mains,
Regardant ailleurs,
Vers là où il n’y a pas d’espoir,
Chacun pour soi occupé à branler sa goujate intimité en idéal d’éprouvette,
Chacun pour soi se rejouant de pine à con l’abject cinéma de toujours…

Alors, alors, alors ?

J’ai pensé,
Touchant enfin dans un simulacre d’extase l’impossible après lequel je griffonnais depuis des lustres :
Le fait que les marchands exploitent notre peur de la mort comme une marchandise,
Et nous transforment en marchandises qui désirent des marchandises,
Ne nous confère pas
L’immortalité.

Et maintenant,

Car c’est maintenant que nous vivons,
Pas hier ni demain,
Anonyme,
(Je),
Désire,
Que,
Nous,
Désirions.

Par-delà.

(L’irrévocable pertinence de la poésie dans la sphère du politique).

Par-delà.

(Cette histoire écrite dans tous les journaux, en filigrane, à l’encre sympathique, révélée par les larmes de ceux qui n’en peuvent plus).

Par-delà.

(Nous).

Janvier 2022.

Illustration : Sébastien Thomazo

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